Guerre en Ukraine

Ces entreprises françaises en Russie qui cherchent à maintenir leurs profits malgré les massacres

Guerre en Ukraine

par Maxime Combes

Le président ukrainien a exhorté les entreprises françaises à quitter la Russie. Rares sont celles qui sont véritablement parties. Comme Auchan ou Total, quelques-unes refusent absolument d’envisager suspendre leurs activités.

À la veille de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe de Vladimir Poutine, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire se voulait rassurant : le gouvernement apporterait son soutien à « toutes les entreprises françaises installées en Russie ». Pas moins de 1200 entreprises françaises, de toute taille, dont 35 cotées au CAC40, ont des activités en Russie. Pour un total de 160 000 salariés, ce qui fait d’elles le premier employeur étranger sur le sol russe.

Pour certains groupes du CAC40, la Russie est un marché de premier plan : 311 magasins et 41 000 salariés pour Auchan et respectivement 112 magasins et 36 000 pour Leroy Merlin ; 500 000 immatriculations russes en 2021 pour Renault, cinq millions de clients pour la Société Générale via sa filiale RosBank, ou encore 2200 et 3100 salariés pour L’Oréal et Yves Rocher. Selon Forbes, Leroy Merlin, Auchan et Renault étaient respectivement classées deuxième, cinquième et sixième au rang des entreprises étrangères réalisant les plus gros chiffres d’affaires en Russie en 2021. 

À peine une dizaine de jours après le début de l’invasion de l’Ukraine, les champions du luxe français tels Chanel, Hermès, LVMH et Kering ont suspendu leurs activités en Russie, suivant l’exemple de leurs concurrents anglo-saxons, anticipant la mise en œuvre des premières sanctions envers les oligarques russes. Plus largement, des multinationales de l’énergie (BP, Shell, etc), de l’automobile (Ford, BMW, Hyundai, Skoda, Volkswagen, Nissan, etc), de l’habillement (H&M, Zara, Nike, Adidas, Puma, etc.), de l’alimentation (McDonald’s, Coca Cola, etc.), et du meuble (Ikea) ont très rapidement annoncé se retirer de Russie ou y suspendre leurs activités. Mais pas nécessairement les multinationales équivalentes françaises.

Appels à « cesser de financer la guerre »

Un professeur d’économie de la prestigieuse Yale School of Management, aux États-Unis, Jeffrey Sonnenfeld, ainsi que plusieurs de ses collègues, réalisent un suivi systématique de la présence des entreprises étrangères en Russie. Au 12 avril, plus de 600 d’entre elles ont annoncé se retirer.

Parmi les entreprises internationales qui ont décidé de rester, il y a beaucoup de sociétés chinoises, telles qu’Alibaba, Huawei, Tencent ou Lenovo. Mais les multinationales françaises ne sont pas en reste : sur les 58 entreprises françaises répertoriées par les chercheurs états-uniens, près de la moitié (27) ont décidé de rester en Russie (Lactalis, Bonduelle, Saint-Gobain, Vinci, Lacoste, Société générale, EDF, Engie, Veolia, Boiron, Jean-Louis David, Jacques Dessange, Auchan, Leroy-Merlin, etc.), tandis qu’une dizaine cherchent à gagner du temps avec des annonces limitées. Seules cinq d’entre elles, loin d’être les plus grandes et les plus implantées en Russie (Atos, Deezer, Geodis, Publicis Group et Société Général), ont annoncé leur retrait total.

La pression ne cesse pourtant d’augmenter sur les entreprises qui maintiennent leurs activités. Accusées par le président ukrainien Volodymyr Zelensky de financer « la machine de guerre de la Russie » et « le meurtre d’enfants et de femmes », certaines de ces entreprises font désormais l’objet d’appels au boycott, telles Auchan et Leroy-Merlin, les deux géants de la galaxie Mulliez (la famille Mulliez possède la 7e plus grosse fortune française, 24 milliards d’euros). Ou font même l’objet de manifestations devant certains magasins pouvant conduire jusqu’à des tensions entre clients et salariés. Sur les réseaux sociaux, les interpellations et les hashtags se multiplient pour les appeler à quitter la Russie et « cesser de financer la guerre en Ukraine ». La plupart d’entre elles suivent désormais ces mouvements d’opinion comme le lait sur le feu, préoccupées par un « risque réputationnel » qu’elles prennent en restant en Russie.

« Aucune entreprise française n’est partie »

Après les avoir fermement soutenues, y compris via de nouvelles aides publiques dans le cadre d’un « plan de résilience » destiné aux entreprises suite au déclenchement de la guerre par la Russie, le gouvernement français leur demande désormais de « respecter rigoureusement les sanctions décidées » par l’Union européenne. Ainsi, l’interdiction d’importer des biens de consommation en Russie ont conduit Décathlon, l’autre distributeur de la famille Mulliez mis à l’index ces dernières semaines, à suspendre l’activité de ses 60 magasins russes, n’ayant pu trouver des fournisseurs alternatifs en Russie ni même en Chine. Mais Décathlon, tout comme les banques Crédit Agricole et BNP Paribas, les industriels Michelin, Dassault Aviation et Alstom, les champions du luxe Chanel, Hermès, LVMH et Kering n’ont pas pour autant vraiment quitté la Russie. Ces multinationales sont prêtes à y rouvrir leurs activités dès qu’elles en auront l’opportunité. Leur mot d’ordre : ne surtout pas se précipiter.

Ces vrais faux-départs font dire au directeur général de la chambre de commerce et d’industrie France-Russie, Pavel Chinsky, qu’en fait, « aucune entreprise française n’est partie » si l’on considère que « partir signifie mettre la clé sous la porte, renvoyer les effectifs, rendre les bureaux, fermer les hangars ». Pour la très grande majorité des entreprises françaises présentes, il semble surtout urgent d’attendre et de gagner du temps, afin de ne pas voir les investissements s’évaporer et pour conserver des positions, parfois avantageuses, en espérant que les semaines à venir permettent de relancer leurs activités.

Pour justifier cet entre-deux, ou même le fait de rester en Russie, ces groupes affirment n’avoir que des mauvaises options : être accusées de faire des profits et verser des impôts au régime de Poutine au moment où les bombes russes tuent des civils ukrainiens. Ou cesser leurs activités et prendre le risque d’être nationalisés par le pouvoir et voir les investissements de plusieurs années passer sous giron étatique. Peu connues pour leur empressement à satisfaire les exigences de leurs salariés, certaines, comme Auchan et Leroy-Merlin, évoquent aussi leur volonté de ne pas abandonner leurs salariés russes et vouloir éviter un « désastre social », comme si ces soudaines « responsabilités sociales » justifiaient leur décision de rester.

Renault suspend son usine moscovite mais reste en Russie

Côté ukrainien, ces justifications ne convainquent pas. Au point que des salariés de Leroy-Merlin Ukraine, dont un des sites a été détruit par les frappes russes, ont demandé aux enseignes de la familiale Mulliez de quitter la Russie. Sans succès : Adeo, la holding de Leroy-Merlin, a répondu qu’une fermeture serait considérée comme une « faillite préméditée »« ouvrant la voie à une expropriation qui renforcerait les moyens financiers de la Russie ». En coulisses, si l’on en croit une lettre que le quotidien britannique The Telegrah a révélée, la filiale russe de Leroy-Merlin semble surtout vouloir profiter du départ de certains de ses concurrents, comme Ikea, pour augmenter ses parts de marché en Russie.

La pression croissante de l’opinion publique fait néanmoins effet. La Société générale vient ainsi d’annoncer cesser ses activités de banque et d’assurance en cédant « la totalité de sa participation dans Rosbank ainsi que ses filiales d’assurance en Russie à Interros Capital, le précédent actionnaire de Rosbank ». Si la Société générale ne donne pas de date à laquelle cette transaction sera effective, ce départ est à ce jour l’un des plus massifs d’un groupe français : avec 550 agences, cinq millions de clients et 12 000 salariés, sa filiale Rosbank était valorisée 3,2 milliards d’euros dans les comptes de Société générale à la fin 2021, et représentait 2,7% du résultat net du groupe.

Le groupe Renault a également revu sa position. Quelques heures après un appel à un boycott mondial de Renault lancé publiquement par le chef de la diplomatie ukrainienne Dmytro Kuleba, la multinationale française, dont l’actionnaire principal reste l’État (15,01 % du capital) et le marché russe son deuxième à l’échelle mondiale derrière la France (10 % de son chiffre d’affaires mondial), a finalement suspendu l’activité de son usine moscovite. Mais Renault ne s’est pas retiré de Russie. Pour sa participation dans Avtovaz, le fabricant russe de la marque Lada dont Renault détient 68 % des parts aux côtés de l’État russe (qui en a 32 %) et qui lui ouvre un marché conséquent, le constructeur automobile a affirmé « évaluer les options possibles ».

Ce double discours n’est pas l’apanage des enseignes de la famille Mulliez ou de Renault. Si L’Oréal a annoncé la fermeture de ses 40 magasins et suspendu ses investissements, le groupe de luxe maintient la production de son usine de Vorsino, à 100 kilomètres au sud-ouest de Moscou. De son côté, le groupe Accor a certes suspendu sa collaboration avec trois entreprises russes frappées par les sanctions, mais n’a pas abandonné son portefeuille russe de 56 hôtels, ni même son ambition de devenir la première chaîne hôtelière de Russie d’ici 2025. Et ce alors que certains de ses associés russes sont des proches du Kremlin. Hors de question également à ce jour pour Danone (une dizaine d’usines), Lactalis (quatre sites de production) ou Bonduelle (5 % de son chiffre d’affaires) de quitter la Russie.

L’économie européenne dépend des hydrocarbures russes

Également sous pression, TotalEnergies, après avoir tenté de minimiser sa présence, a finalement consenti à mettre fin à l’achat de produits pétroliers. Effectif d’ici la fin de l’année 2022, cet engagement ne porte que sur les produits pétroliers russes, soit 5 % de ses approvisionnements mondiaux, mais pas sur le gaz qui représente 30 % de la totalité du gaz produit ou distribué par la multinationale française. Cette annonce ne remet aucunement en cause les participations capitalistiques de Total au sein de ses partenaires russes (comme Novatek) ni de ses champs gaziers, en Arctique notamment [1]. Ainsi, TotalEnergies conserve ses réserves de gaz et de pétrole russes qui représentent le cœur de l’avenir industriel de la compagnie (50 % de ses réserves mondiales de gaz non encore développées).

Pour se justifier, TotalEnergies affirme que son retrait pourrait enrichir les oligarques russes – Novatek est dirigé par des oligarques proches de Poutine dont certains sont visés par des sanctions – et qu’il lui faut fournir les consommateurs européens comme le lui demandent les dirigeants de l’Union européenne et de ses États membres. Est ainsi pointée la responsabilité des dirigeants politiques français, mais aussi européens, qui n’ont cessé d’encourager les énergéticiens européens à renforcer leurs approvisionnements en gaz russe. Aujourd’hui, l’économie européenne est enchâssée dans cette dépendance aux hydrocarbures russes, sans que les pouvoirs publics ne donnent l’impression de savoir comment s’en défaire, alors que cette dépendance apparaît aux yeux de toutes et tous comme une faiblesse géopolitique et économique.

Outre TotalEnergies, les autres groupes français de l’énergie entretiennent également des liens étroits avec Moscou. Ainsi, Engie est le partenaire historique de Gazprom, qui fournit par gazoduc 18 % du gaz consommé dans l’hexagone, tandis qu’EDF entretient des liens très étroits avec Rosatom, le géant du nucléaire russe, pour la construction et l’exploitation de centrales nucléaires, le traitement de l’uranium et des déchets. De son côté, l’ex-PDG d’EDF, Henri Proglio a assuré qu’il ne quitterait pas ses fonctions au sein de Rosatom, précisant que personne, pas même à l’Élysée ou Bercy, ne lui a demandé de le faire.

Des années d’initiatives diplomatiques

Les puissants liens entre les groupes énergétiques français et russes sont le fruit d’années d’initiatives diplomatiques visant à soutenir les intérêts des groupes hexagonaux en Russie. À l’occasion d’un déplacement à Moscou en 2018, Emmanuel Macron s’est assuré que TotalEnergies obtiendrait une participation directe entre 10 % et 15 % dans tous les futurs projets gaziers de Novatek situés sur les péninsules de Yamal et de Gydan, engagement qui pourrait aggraver notre dépendance au gaz russe.

Ces liens prennent aussi des dimensions institutionnelles : l’oligarque russe Guennadi Timtchenko, proche de Poutine, visé par les sanctions de l’Union européenne, et jusqu’à tout récemment deuxième actionnaire de Novatek aux côtés de TotalEnergies, copréside toujours le conseil économique de la Chambre de commerce et d’industrie France-Russie qui est un établissement public de l’État. Les sanctions économiques prises envers la Russie et ses oligarques vont-elles être accompagnées d’une action méthodique et organisée pour revoir également ces relations institutionnelles ?

Un mois et demi après le début de l’invasion de l’Ukraine, la majorité des grands groupes français tentent donc de gagner du temps. C’est un aveu d’échec pour la doctrine européenne en vigueur depuis des dizaines d’années, et qui l’est restée après l’invasion de la Crimée par la Russie en 2014 : intensifier les échanges économiques avec la Russie devait être le meilleur moyen de s’assurer de la sécurité et de la stabilité européennes. Au-delà même de la présence des entreprises françaises, sans doute est-ce cette doctrine qu’il faudrait aujourd’hui revoir. À court terme pour affaiblir le régime totalitaire, et à long terme pour que notre avenir ne soit plus si dépendant des agissements d’un chef d’État tel que Vladimir Poutine.

Maxime Combes

Photo : En Ukraine, en mars 2022. ©Louis Witter.

Notes

[1Parmi ces participations : Novatek (dont 19,4 % du capital appartient à Total), ni dans les champs gaziers Yamal LNG (29,7 %), Arctic LNG 2 (21,6 %) ou Termokarstovoye (58,9 %), ou encore dans le champ pétrolier de Kharyaga (20 %).