« Vous êtes obligé de passer par Internet pour obtenir les documents dont vous avez besoin », soupire Gilbert. Chaussant ses lunettes, le retraité fixe l’ordinateur. Objectif du jour : créer une adresse mail, se connecter sur le site de la Caf et à sa caisse de retraite. « Essayez avec une arobase », lui suggère calmement Younès Hassaine. Celui qui conseille Gilbert fait partie de la trentaine de bénévoles de Saint-Denis qui accompagnent les apprentis internautes tout en leur laissant prendre leurs marques.
L’autonomie, c’est le maître-mot des permanences proposées par l’association Emmaüs Connect. En ce jeudi après-midi, dans l’antenne de Saint-Denis, au nord de Paris, ils sont quatre à bénéficier de l’aide des bénévoles pour mieux apprivoiser les outils numériques, désormais indispensables pour rédiger et transmettre un CV, communiquer avec sa caisse d’allocation familiale, ou naviguer parmi les multiples onglets d’un site administratif.
Pour Elin Pyrame, 74 ans, ancien chauffeur routier, les démarches en ligne sont toujours aussi laborieuses. Il n’a déjà pas les moyens d’investir dans un ordinateur. « Ma caisse de retraite m’a envoyé à cette adresse car je ne connais rien à l’informatique », confie-t-il. Depuis deux ans, il se rend deux fois par mois à la permanence pour comprendre les rudiments du numérique. Lui qui veut vendre sa voiture ne peut obtenir de nouvelle carte grise auprès de la préfecture. Car depuis 2017, l’Agence nationale des titres sécurisés gère exclusivement les demandes en ligne. Un casse-tête pour le retraité et pour de nombreux usagers peu à l’aise avec l’outil numérique.
Aider les naufragés du numérique
Emmaüs Connect accompagne depuis maintenant dix ans des personnes qui ont besoin de soutien pour accomplir leurs démarches, parfois vitales, en ligne. L’extension du numérique dans tous les domaines de l’administration, de l’éducation, et du travail a laissé du monde sur le côté. Selon l’Insee, « ne pas avoir accès à Internet ou ne pas savoir utiliser les outils numériques représente un handicap pour près de 17 % de la population française ». Soit plus de onze millions de personnes.
« Pendant les confinements, le suivi de la scolarité s’avérait difficile pour de nombreux jeunes. Des choses ont alors progressivement été mises en place, avec la distribution d’ordinateurs notamment », constate Arthur de Carné, responsable de l’antenne dionysienne de l’association. Mais disposer d’un ordinateur n’est pas forcément synonyme de recul de l’« illectronisme », terme qui définit l’incapacité à recourir aux outils numériques au quotidien.
Christine dispose, elle, de son ordinateur fixe à son domicile. « Mais je suis un peu perdue avec le clavier, c’est plus facile sur un téléphone portable », plaisante-t-elle. Cette mère de famille tente de recopier sa lettre de motivation pour suivre une formation d’aide-soignante. « C’est pour pouvoir y accéder sur mon téléphone et corriger les fautes. »
Joëlle, bénévole, relit avec elle le premier jet et l’aide à se familiariser avec le clavier. Comme Christine, Elin ou Gilbert, les exclus de l’ère Internet ne cessent d’affluer. L’antenne Emmaüs Connect de Saint-Denis a reçu 3000 naufragés du numérique en 2022, mille de plus que l’année précédente. Au plan national, 135 000 personnes ont été accompagnées au sein des lieux d’accueil de l’association. L’association fournit également à des prix réduits des abonnements téléphoniques et du matériel informatique – donné ou récupéré – et reconditionné.
Les limites de la dématérialisation
« Les pouvoirs publics se sont rendu compte que la dématérialisation à marche forcée a ses limites », pense Arthur de Carné. Le rapport 2022 de la Défenseure des droits Claire Hédon pointe aussi un progrès dans l’accès aux outils numériques ces trois dernières années. « L’équipement en outils numériques et les usages digitaux ont connu une progression importante, indique le document. 85 % des foyers étant désormais équipés d’Internet à domicile », salue encore le rapport.
Mais avec la transformation numérique de l’administration, « on demande en réalité aux usagers de faire plus pour que l’administration fasse moins et économise des ressources », déplore le rapport de la Défenseure des droits. Car si Internet permet un accès permanent à ses démarches en ligne, poser des questions à un conseiller humain en cas de problème devient de plus en plus difficile. Gilbert, le retraité qui ne parvient pas à accéder à sa caisse d’allocation familiale, en fait concrètement l’expérience.
« Quand vous allez à la Caf, personne ne veut vous recevoir », déplore-t-il. Les bénévoles d’Emmaüs Connect ne peuvent pas aider les usagers sur ce point, pour d’évidentes raison de confidentialité et de sécurité. « Emmaüs Connect n’est pas habilité à effectuer les démarches en ligne de la Caf à la place des bénéficiaires », explique Assia Benni, membre de l’association. D’où l’importance d’être en mesure de maîtriser l’outil seul. La permanence connectée touche à sa fin. Gilbert s’inscrit pour la semaine prochaine. « Si on ne pratique pas, on oublie vite. »
Maÿlis Dudouet
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Photo en une : Elin écoute les conseils de Joëlle pour apprendre à utiliser une boîte mail/©Maÿlis Dudouet.