De fausses plantes et une dizaine de mangues factices colorent la lumière blanche des néons de la pièce. Ce n’est pas pour la déco qu’on vient au centre d’animation du quartier prioritaire des Aubiers, au nord de Bordeaux. Mais pour trouver une oreille attentive auprès d’Iris Messemanne, écrivain public juriste à l’association bordelaise Atelier Graphite.
Elle y tient une permanence. Eli Eye Taleb, originaire de Cadiz en Espagne, est son dernier rendez-vous du matin. L’homme évoque une « demande de retraite » et un travail dans l’agriculture en France. En moins d’une minute, la salariée de l’association a compris la situation. Il n’y a pas de temps à perdre : les rendez-vous durent une demi-heure.
« Vous avez un compte Ameli ? » Il fait non de la tête. « La MSA ? » « Si ! » réagit-il. « Je peux faire le dossier sur internet alors, parfait », reprend la conseillère. L’homme de 67 ans est arrivé en France il y a trois ans pour travailler dans les vignes bordelaises. Il voudrait aujourd’hui demander le minimum vieillesse.
Après quelques minutes, l’écrivain public tique : « Vous avez fait une demande Aspa [allocation de solidarité aux personnes âgées, ndlr] ou une demande de retraite unique ? » « J’ai rien compris à ça », admet Eli Eye Taleb. Sauf que sans demande de retraite générale au préalable, la demande d’Aspa ne débouchera sur rien.
« On a trente demandes de rendez-vous tous les jours »
Iris Messemanne veut vérifier. « Ça ne vous embête pas si j’appelle la MSA pour savoir s’ils ont un dossier de retraite à votre nom ? » La mélodie d’attente de la MSA retentit dans le haut-parleur du téléphone. Après vérification, le verdict tombe : il n’y a pas de demande de retraite à son nom.
Il faut tout recommencer sur le site info-retraite. La démarche prendra a minima quatre mois. Nouvel obstacle : « Je ne peux pas rentrer votre adresse postale. » Iris essaye avec un autre navigateur. Dix minutes s’écoulent. Sans succès. Elle décide finalement d’imprimer le dossier pour envoyer la demande de retraite par courrier.
Le rendez-vous est terminé. Il faudra revenir pour « refaire une demande de RSA », suggère l’écrivain public au sexagénaire. Ce droit lui a été suspendu la semaine passée. En attendant, pour survivre, Eli Eye Taleb est retourné travailler dans les vignes. « Il ne faut plus travailler à partir du 1er novembre », lui répète plusieurs fois Iris Messemanne, qui boucle tout juste l’enveloppe. Sous peine de compliquer encore la procédure.
Cette expertise des cas administratifs les plus complexes est prisée. L’Atelier Graphite croule sous les sollicitations. « On a trente demandes de rendez-vous tous les jours », dit Gaëlle Laruelle, qui a fondé l’association en 2006. Elle faisait déjà « ça depuis toujours » auprès de son entourage, dit-elle. « J’étais la seule à faire des études dans un milieu d’ouvriers déscolarisés. J’ai toujours pris en charge les obstacles administratifs des parents des copains et des copains des copains. » Un bilan de compétences l’a finalement décidée à se lancer professionnellement.
Sur les cinq salariées de l’association, quatre sont issues d’une formation de juriste. Elles tiennent 600 permanences par an dans 25 lieux de la métropole bordelaise, principalement dans les quartiers prioritaires. Elles dispensent aussi des formations sur l’illettrisme et l’administration en ligne aux professionnels du secteur.
Plus de démarches, plus de risque d’erreurs
Une grande partie du budget de l’association – 300 000 euros – repose sur une cinquantaine d’appels à projets auxquels il faut répondre tous les ans, et qui émanent des collectivités territoriales, de France Travail, ou encore des Caf. La structure est aussi associée au conseil départemental pour l’accès au droit et dispose d’un agrément pour intervenir dans les maisons de justice et du droit, des structures qui assurent un accueil juridique gratuit.
Face à Iris Messemanne ce matin-là, deux autres personnes dans des situations complexes viendront déballer leur paperasse. Sonia, 78 ans, handicapée motrice suite à un AVC, une hernie discale et un coma de trois mois il y a huit ans. « Je suis tout en miettes sauf ma langue », résume la femme. Elle veut changer de service d’aide à domicile, car l’actuel ne fait plus ses heures. Il faut écrire au département. « On est le bâton qui vient se bloquer entre le rouleau compresseur et la personne », décrit Julie Deloison, une autre salariée de l’association, ancienne juriste qui cherchait un métier avec plus de sens.
Dans leurs permanences, elles reçoivent aussi des mineurs non accompagnés, des personnes malentendantes… « Ce sont souvent les personnes défavorisées qui ont les cas administratifs les plus complexes, explique Iris Messemanne. Quand tu cumules le RSA et un logement social, tous les mois tu dois déclarer tes revenus, tous les ans tu fais une enquête pour ton bailleur social. Il y a plus de démarches, donc plus de risques de trop-perçu dus à des erreurs. »
Non-recours aux droits
Ces mêmes personnes sont également les plus représentées dans le non-recours aux droits. Conséquence d’un univers administratif cloisonné et dépendant du numérique, ce dernier est élevé. 50 % des personnes qui auraient droit au minium vieillesse ne le demandent pas. Le taux de non-recours est d’un tiers pour le RSA et 30 % pour l’assurance-chômage, d’après la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees).
En 2019, un tiers des personnes âgées de 70 ans n’avaient pas fait valoir tous leurs droits à la retraite. « La caisse de retraite principale ne donne pas les infos sur les complémentaires, et inversement, s’agace Gaëlle Laruelle. Il n’y a pas une semaine sans qu’on trouve entre 200 et 1200 euros par mois à ajouter », complète-t-elle.
Le programme de l’État « Action publique 2022 », voulait améliorer la qualité des services publics en passant « à la dématérialisation totale des 250 démarches “clés” pour les Français », expliquait à l’époque la Défenseure des droits dans un rapport sur le sujet. Cela pouvait difficilement fonctionner avec 13 millions de personnes en difficulté avec le numérique dans le pays. Le risque, pointait alors le Défenseur des droits, était d’éloigner « de nombreux usagers de leurs droits ».
L’Atelier Graphite nage à contre-courant. Il remet de l’humain là où la numérisation des démarches a tendance à en enlever. « Ces gens en grande fragilité ont besoin d’un regard, d’un café, d’un truc chaleureux. On oublie que ce sont dans les relations humaines que les nœuds se défont », affirme Gaëlle Laruelle.
Pour un accueil physique
Les professionnelles de l’Atelier Graphite observent en gros plan les conséquences de la déshumanisation des services publics. « La société dématérialisée demande à tout le monde d’être compétent », analyse Gaëlle Laruelle. « Les plus en difficulté avaient l’habitude d’aller chez le voisin pour remplir le formulaire papier. Aujourd’hui, forcément, il y en a qui renoncent en chemin, complète Julie Deloison. L’État pense que dans quelques années tout le monde sera autonome numériquement », constate-t-elle. Alors que ce n’est pas possible pour tout le monde.
Les membres de l’association rêvent d’un accès multicanal aux administrations : un accueil physique, un accès numérique et un accès par l’écrit. Faire en sorte « qu’aucune démarche administrative ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée » est l’une des recommandations également effectuées par Claire Hédon, la Défenseure des droits.
Afin de gagner en influence et se faire une place dans les politiques publiques nationales, L’Atelier Graphite a initié un regroupement de quarante écrivains publics socionumériques en mai 2024. L’objectif est de valoriser le métier et d’en définir les contours. À Grenoble, les services municipaux emploient dix écrivains publics à temps plein, depuis des années déjà, pour aider les habitants dans leurs démarches. Un vrai service public.
Nicolas Beublet
Photo de Une : Eli Eye Taleb est venu demander de l’aide à l’Atelier Graphite pour comprendre ses courriers administratifs/©Timothée Buisson