« Il semble que plus les entreprises se démènent pour gagner de l’argent, plus les conditions de travail se dégradent. » Ben Wray est journaliste. Il observe, dans une newsletter hebdomadaire et un média, The Gig Economy Project, les évolutions et les actualités des travailleurs des plateformes en Europe. L’année dernière, il a rencontré des travailleurs de Getir à Berlin, une société turque qui promettait de livrer vos courses « en 10 minutes », alors qu’elle venait juste de s’y installer.
« Lorsque Getir est arrivée à Berlin, elle offrait des primes aux travailleurs pour qu’ils viennent travailler pour eux, avec souvent un salaire bien au-dessus du taux normal du marché », nous dit-il. Mais, lorsque surviennent les premières difficultés, l’ambiance change radicalement : « Quand les choses commencent à se compliquer, Getir les pousse à la porte ou rend les conditions si mauvaises que les travailleurs ne veulent plus continuer. »
Les choses commencent en effet à se compliquer pour le secteur. En décembre 2022, l’entreprise de livraisons de courses Flink quitte l’Autriche après une procédure de redressement judiciaire. La société états-unienne GoPuff, également de livraison de courses, arrive en France en 2022 pour en repartir un an plus tard. Elle a aussi abandonné le marché espagnol, pour ne rester active qu’au Royaume-Uni.
Idem pour Zapp, qui a quitté le marché français en 2022 un an à peine après s’y être implantée. L’entreprise a aussi laissé tomber les Pays-Bas et ne reste qu’au Royaume-Uni. Même outre-Manche, le marché se réduit. « L’été dernier, l’entreprise a réduit ses activités au Royaume-Uni : elle s’est retirée de Bristol, Cambridge et Manchester et a licencié 10 % de son personnel », précise le média Sifted, une branche du Financial Times spécialisé dans l’entreprenariat en Europe.
« Cette industrie n’est pas économiquement viable »
Au moment où Getir et sa filiale Gorillas étaient liquidées en France, au milieu de l’été 2023, l’entreprise turque annonçait quitter également l’Italie, l’Espagne et le Portugal. « Parallèlement, Getir finalise un refinancement et poursuivra ses activités au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Turquie, qui génèrent 96 % de son chiffre d’affaires », affirmait la société au média anglophone TechCrunch.
Pourtant, même dans les pays où elle est restée, Getir ne semble pas en bonne santé. Le 22 août 2023, elle a annoncé supprimer 2500 postes dans les cinq pays où elle est encore présente. Le même mois, des travailleurs allemands de Getir et sa filiale Gorillas ont reçu un message de leur employeur : « Getir et Gorillas sont actuellement très étonnamment peu demandées en Allemagne. Vous avez pu le constater vous-même ces dernières semaines. Nous n’avons même pas reçu la moitié des commandes habituelles. Il en va de même dans tous les magasins, si bien qu’en Allemagne, le budget de tous les magasins a été réduit. (...) La réduction du budget signifie que certains ne bénéficieront plus de leurs heures de travail. »
#Whistleblowing :-
A #getir store franchice owner told the riders that they wont be giving shifts as getir and #gorillas are not in demand throuout germany. #Riders have not got shifts for the past 8 days. What is the #workscouncil doing about it. #SPDWhysupportStartupthatFail ? pic.twitter.com/ULw8HkAgAU— Getir Workers Collective (@GetirWorkers) August 13, 2023
« La réalité de cette industrie, qui n’est pas économiquement viable, commence à se faire sentir, analyse le journaliste Ben Wray. Ça ne fait qu’empirer. Au point où certaines personnes ne touchent même plus d’indemnités en cas d’arrêt maladie. Ils ne respectent pas le droit du travail, c’est totalement illégal. »
Les travailleurs s’organisent
Les start-up préfèrent en général donner des contrats à des personnes avec des statuts vulnérables. « À Berlin, ils m’ont expliqué que Getir et Gorillas recrutaient en priorité des personnes avec un visa d’études, raconte Ben Wray. Les entreprises savent que que leur statut dans le pays est lié à leur situation d’emploi. Ils ne peuvent pas se permettre d’être licenciés, et sont donc moins enclins à se plaindre de violations du droit du travail. » L’observation est partagée par Hichem Aktouche, syndicaliste à Sud commerce à Paris : « Ces entreprises prennent des jeunes, des personnes immigrées, à qui elles vont promettre une ascension par le travail. D’un coup, ils ont l’impression qu’on leur donne leur chance, et donc ils vont se donner à cœur perdu. »
Au vu de leur précarité, on pourrait attendre de ces travailleurs qu’ils soient très éloignés du syndicalisme ou de l’auto-organisation. Pourtant, partout en Europe, de nombreux collectifs de travailleurs des plateformes de livraison se sont créés. Il est plus facile pour des travailleurs dans des entrepôts de s’organiser que pour les livreurs de repas chauds par exemple, qui n’ont aucun endroit pour se réunir ni se rencontrer à part quelques minutes devant un restaurant.
Dans la capitale allemande, les collectifs de travailleurs de Getir et Gorillas tentent depuis des mois de peser dans la balance. Pour protester contre les abus et les licenciements qu’ils jugent abusifs, ils ont par exemple décidé d’appeler au boycott de l’application Getir. « Supprimez l’application. N’achetez pas chez Getir. Rejoignez-nous. Soutenez la grève », demandent-ils aux consommateurs du monde entier.
En France, la mobilisation des travailleurs Gorillas de l’entrepôt de Bastille en juin 2022, contre une vague de licenciements et la pression au travail, avait permis de faire plier en deux jours l’entreprise. Des employés de ces plateformes se sont syndiqués souvent pour la première fois de leur carrière. « Certains élus étaient arrivés en France il y a seulement quatre ans, indique Rémy Frey, de la CGT commerce à Paris. La fin de Gorillas, c’était assez frustrant, j’aurais bien aimé que cette expérience syndicale dure. Car ils étaient parvenus à construire un rapport de force dans une boîte où habituellement ce n’est pas possible », ajoute le représentant syndical.
Une crise existentielle
En parallèle de la dégringolade économique, la pression des pouvoirs publics s’accentue sur le modèle du « quick commerce », essentiellement basé sur des « dark stores », des entrepôts où sont préparées les commandes. « C’est surtout aux Pays-Bas et en France que les autorités locales sont assez mécontentes du bruit que font ces “dark stores” et des coursiers au coin des rues, explique Ben Wray, du Gig Economy Project. Sans “dark stores” au cœur des villes, le modèle économique des plateformes ne fonctionne plus. « Parce que leur modèle est basé sur des livraisons rapides », précise le journaliste.
Le modèle de la livraison ultrarapide de courses semblait prometteur pendant l’ère des confinements et couvre-feux successifs pour lutter contre l’épidémie de Covid. Ensuite, la demande a rapidement baissé. D’autant plus que l’inflation a rendu les quelques consommateurs de ces services plus frileux.
Les services proposés par ces plateformes ne sont pas basés sur la demande des consommateurs, mais sur la création d’un nouveau besoin. Des investisseurs ont alors donné des millions pour financer une idée, un pari, celui d’une société où les personnes ne voudraient plus se déplacer pour faire leurs courses et exigeraient de les avoir à leur porte en moins d’une heure.
« Il faudrait faire quelque chose au sujet de cette forme de capitalisme financier, qui permet de jeter de l’argent par les fenêtres avant de reprendre soudainement la main sur l’investissement et d’exiger “maintenant, vous devez commencer à faire des bénéfices”, même si le modèle d’entreprise n’est pas rentable, s’insurge Ben Wray. C’est totalement chaotique. Et ce n’est pas bon pour l’économie, ni pour les travailleurs. »
Fin septembre, Getir et Uber Eats – qui fait travailler des coursiers au statut d’indépendants – ont annoncé un partenariat à l’échelle européenne [1]. Les livreurs payés à la course d’Uber Eats pourraient se retrouver à transporter des courses stockées dans les « dark stores » de Getir et Gorillas. C’est pour la start-up turque un moyen d’espérer amortir sa chute, pas forcément celle de ses travailleurs.
Emma Bougerol
Lire les deux autres volets de notre série :
– Vie et mort du quick commerce en France : des années de non-respect de la loi
– « Si un sans-papiers est soulagé de quitter une boîte, imaginez ce qu’il a subi »
Photo de une : Au forum international pour des alternatives à l’ubérisation, en octobre 2021, organisé par le groupe de La Gauche au Parlement européen et les organisations de travailleurs ubérisés dans différents pays européens.CC BY-NC-SA 2.0 Deed The Left via flickr.