Autour du fort de la Butte-Pinson, à Montmagny, dans le Val-d’Oise, une équipe de travailleurs en chasubles s’active : deux trient une benne de déchets, deux autres terrassent le sol pour permettre le passage d’un camion, d’autres posent une clôture. « Il nous faudra huit ans de travail pour redonner forme aux cinq hectares qu’on nous a confiés », sourit Philippe Morel, chef du chantier d’insertion Les Brigades vertes, mené sur le site par l’association Les Fermes d’espoir. Cela fait encore plus longtemps que les municipalités de Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise, sur lesquelles se trouve la Butte-Pinson, ne savaient que faire de la décharge à ciel ouvert qu’elle abrite.
La volonté de réhabilitation remonte à plus d’une décennie : transformer le site d’une centaine d’hectares en lieu de promenades et de cultures agricoles ouvert au public. Le projet du syndicat intercommunal pour l’étude et l’aménagement de la Butte Pinson [1] et l’Agence des espaces verts de la région Île-de-France patinait, d’autant que des familles de voyageurs habitent aussi depuis longtemps sur la butte.
En 2016, à quelques centaines de mètres du fort, l’association Les Fermes d’espoir installe la ferme de la Butte-Pinson, un espace pédagogique et refuge animalier, aménagé par des jeunes condamnés à un travail d’intérêt général (TIG). En 2020, la communauté d’agglomération Plaine-Vallée lance également un programme de relogement des familles de voyageurs installées là : des appartements avec des terrains qui peuvent accueillir les caravanes. Jusqu’alors, les familles vivant autour de l’ancien fort subissaient au mieux l’indifférence, au pire le mépris des élus locaux [2].
Filières courtes de recyclage
Fin 2021, Fermes d’Espoir et son chantier d’insertion des Brigades vertes commencent à réhabiliter une partie du terrain, qui était devenue une décharge. « Des entrepreneurs du BTP avaient l’habitude de venir y jeter du matériel. Des particuliers faisaient de même, plutôt que de devoir trier en déchetterie », explique Philippe Morel.
La méthode singulière des Brigades vertes est de dé-mécaniser au maximum la dépollution. « Habituellement, des pelles de chantier écrasent et mélangent tous les déchets pour ensuite les enfouir, poursuit-il. Cela pollue les sols à long terme. » Eux trient manuellement, déchet par déchet. Pour se débarrasser de la végétation qui recouvre certains sites de débris, les brigadiers utilisent cinq chèvres. « C’est impressionnant combien l’écopâturage est efficace », reconnaît Lionel, l’un d’entre eux.
Tony, brigadier, s’est attaqué à un contenant dont il sépare méticuleusement les plastiques, du verre, du bois, des bouchons. Il les répartit dans l’une des 21 poubelles correspondant chacune à un type de déchet différent. « On trie deux tonnes de déchets chaque semaine et on compte faire deux fois plus à terme », détaille le chef de chantier.
Une partie s’en va en déchetterie. « Pour que les déchets fassent le moins de kilomètres possible, on met en place des filières de recyclage courtes, ajoute-t-il. Un professionnel qui a une broyeuse spéciale récolte nos plastiques durs pour en faire des objets. » La Brigade composte les déchets verts et s’en servira pour assainir le terrain. Elle débite les petites branches en copeaux de bois qu’elle vendra bientôt à des collectivités. Elle récupère aussi toutes les planches de bois pour en faire du mobilier ou des palissades. Le réemploi ne consomme pas d’énergie.
Le défi de l’amiante
Les déchetteries ne sont pas encore prêtes à assumer la précision de la Brigade. Aussi, certains déchets sont-ils de nouveau mélangés après leur tri méticuleux. « On en a conscience, mais pour nous, c’est un travail de sensibilisation, estime Philippe Morel. Il faut que les déchetteries aillent plus loin dans la finesse du recyclage et la mise en place de filières de revalorisation. »
Dans un coin de la parcelle s’entassent des tôles de fibrociment. La Brigade fait face à cet autre défi : l’amiante et les métaux lourds présents sur le site, abandonnés par des entrepreneurs ou des artisans peu scrupuleux. « La dangerosité des déchets ne m’inquiète pas, déclare Guillaume, brigadier, doté comme les autres d’un équipement de protection individuel complet. On a passé une formation pour apprendre à ensacher et déplacer l’amiante. » Philippe Morel renchérit : « Pour le moment, on n’y touche pas. La traiter coûte très cher et cela sera fait par des entreprises spécialisées. Mais avant, on fera des analyses de l’air. Tout le monde doit être protégé. »
« Faire de l’écologie concrètement »
Guillaume finit de débroussailler une parcelle : « J’étais maçon. Suite à un accident, je n’ai plus travaillé pendant trois ans. Ce qui m’intéresse ici, c’est de faire de l’écologie concrètement. » La Brigade est composée de douze équipiers en insertion, éloignés du marché du travail classique. Certains manquent de diplôme, viennent d’arriver en France ou sortent de problèmes d’addictions. Plusieurs brigadiers sont issus des familles de voyageurs habitant la Butte-Pinson. « Ils ont des CDD d’insertion de 26 heures par semaine, payées au Smic, détaille Cyrielle Diaz, conseillère en insertion professionnelle du chantier. Ils restent avec nous deux ans maximum. »
« Après le décès de mes deux parents, j’ai dû arrêter mes études d’anglais, raconte Tony, brigadier. Dépressif, je ne payais plus mon loyer. Ici, c’est compliqué, car le travail est physique. Mais j’ai appris à me servir d’outils, à travailler en équipe, à demander de l’aide. Franchement, j’étais pas écolo. Mais quand je tombe sur des déchets crades d’avant ma naissance et des vieilles canettes qui ont dix piges, je me dis qu’il y a un truc qui ne va pas. »
En avril 2022, le préfet d’Île-de-France a visité le chantier et demandé aux Fermes d’espoir de doubler l’effectif de brigadiers. Un soutien local bienvenu pour l’association. Mais recruter de nouveaux brigadiers n’est pas si simple. « Les déchets, c’est pas sexy. C’est en faisant des réunions de sensibilisation sur les bienfaits du recyclage, en montrant des reportages sur des endroits paradisiaques enfouis sous le plastique qu’on arrive à donner du sens et à recruter pour ce travail difficile », souligne Philippe Morel.
Les brigadiers suivent des formations chaque semaine : informatique, français, atelier CV, aisance à l’oral, gestion du budget. « On peut faire des stages en immersion dans des entreprises partenaires et on conserve notre place sur le chantier, explique Guillaume. J’aimerais tester paysagiste. » Parallèlement, Cyrielle Diaz accompagne les travailleurs pour remettre à jour les papiers, sécuriser leur logement, dénouer leurs éventuels problèmes familiaux.
« Redonner une envie de s’engager pour une société plus juste »
Lionel, brigadier, trie un tas de planches sous le regard de deux chèvres : « Dès que j’aurai des lunettes, je pourrai passer le permis et m’aménager un camion. C’est mon projet. » Il trouve que la Brigade avance de manière très visible sur les parcelles : « Ce travail dépasse mes espérances. L’équipe est super. Et moi, j’habite à 1 kilomètre. Je suis fier de faire ça pour ma ville. »
« Les brigadiers ont souvent subi des injustices sociales, a constaté Julien Boucher, directeur des Fermes d’espoir. Pour moi, les former au recyclage, c’est leur permettre d’avoir une réflexion plus large sur un modèle économique et une société qui ne nuiraient pas au vivant. C’est redonner une envie de s’engager dans un collectif pour une société plus juste, l’envie d’être citoyen, quoi. »
À partir de l’automne 2022 commencera le relogement de 120 familles de voyageurs établies à la Butte-Pinson, soit 420 personnes. « La plupart des gens sont contents de bouger, nous dit un jeune homme y habitant. Nous aurons des logements neufs qui ont été construits exprès pour accueillir des caravanes dans les jardins. » Au moins, la réhabilitation de ces îlots de verdure devrait améliorer les conditions de vie des familles qui, pour certaines, y vivent depuis deux décennies.
D’ici là, les Brigades vertes veulent sensibiliser les familles au tri sélectif des déchets. « On va former des ambassadeurs de tri. On installe un système de photos et de couleurs pour que même les personnes qui ne maîtrisent pas la lecture puissent se repérer », explique Philippe Morel, qui a convaincu l’opérateur d’enlèvement d’ordures de revenir desservir le campement actuel. Les Brigades vertes pensent déjà aux étapes d’après : dépolluer les sols grâce à des plantes (phytoremédiation), planter un verger de pommiers et de poiriers, installer des ruches.
Audrey Guiller
Photo de une : ©Anne Paq