Au numéro 20 de l’avenue Édouard Vaillant, à l’orée du quartier Quatre-Chemins à Pantin, se trouve le LEØ – prononcez « Léo » – pour Laboratoire écologique zéro déchet. Derrière un portail, quatre arcs métalliques rouillés partent d’un bâtiment vitré et se plantent dans le sol comme les pattes d’une araignée géante. Lierre, fleurs et herbes tenaces taquinent le béton d’une petite cour. « Plus notre environnement sera brutal, plus nous serons délicats voire précieux », avertit un mur à l’encre noire. Promesse tenue dans cet ancien faubourg industriel parfois en mal de poésie. Les habitants du LEØ ont fait de ce vieil entrepôt une enclave accueillante pour tous : des mères en galère, des animaux en errance, des associations en manque d’espace, des militants et leurs rêves.

Cette parenthèse ouverte il y a deux ans menace de se refermer. Le 20 mai, les juges de la Cour d’appel de Paris devront décider de l’avenir de cette occupation, à la demande de son propriétaire l’Etablissement public foncier d’Île-de-France (EPFIF). Un premier jugement du tribunal d’instance de Pantin rendu le 19 novembre 2019 avait autorisé l’occupation de l’entrepôt pour trois ans et demi, jusqu’au printemps 2023. Pourquoi à tout prix écourter cette période ? Contacté, l’EPFIF ne répond à aucune de nos questions. « Ils n’ont pas besoin de ce bâtiment dans l’immédiat, ils le veulent par principe », tranche Michel, habitant du LEØ (et cofondateur). Le bâtiment se situe sur la ZAC du futur écoquartier de la gare de Pantin, entre le périphérique et les chemins de fer de l’est parisien. Un « écoquartier pour tous », promet un panneau à proximité. 1500 logements dont un tiers de social et 100 000 m2 de bureau devraient sortir de terre d’ici 2030.


« Ce lieu est une bénédiction, ces personnes sont des étoiles »
Comme à son habitude, Amélie traverse le LEØ, partout, tout le temps. Elle habite le lieu et inversement. Un tour à l’arrière pour réceptionner des palettes de nourritures ou de produits pour bébé. Un passage à l’espace de tri pour les vêtements, du plus jeune âge au pré-ado. Là, elle attend des mamans pour distribuer des colis dans la pièce de vie – une cuisine-salon-atelier ou un grand bazar ordonné, au choix. Une femme avec une poussette passe la porte. « Il n’y a plus d’aide alimentaire vers chez vous ? », lui demande Amélie. « Non », fait Aïchatou de la tête. Elle est venue d’Alfortville, au sud-est de Paris. La maman de 33 ans prend également le temps de choisir des vêtements à la « gratuiterie » pour ses deux enfants. « Ce lieu est une bénédiction, ces personnes sont des étoiles », souffle cette mère, la mine fatiguée mais avec un sourire de soulagement. Une fois seule, Amélie décroche son téléphone, toujours à la manœuvre. À l’autre bout du fil, c’est souvent Chiraz, l’équipière d’Amélie.
« Ici, les femmes ressortent plus apaisées. Elles peuvent s’asseoir, prendre leur temps, boire un thé chaud. Ça ne se limite pas à un expéditif : " Voilà votre colis, au revoir et au suivant " », témoigne cette sage-femme de profession, ajoutant : « Ce lieu a porté à bout de bras les débuts de cette crise. » Lors du premier confinement, « tout le monde était largué, la majorité des associations conventionnées du secteur avaient fermé », explique-t-elle. Le LEØ a pris le relais. « Même le SAMU Social continue d’envoyer des famille ici pour récupérer des colis. Sans le savoir, l’État repose sur le LEØ. » Les restrictions sanitaires ont réservé le même sort à Un petit bagage d’amour, une association d’aide aux mères en grande précarité cofondée par Chiraz. Leur local à l’Église Saint-Sulpice doit baisser le rideau. Heureusement, les distributions de produits de première nécessités sont alors assurées par le LEØ. « Amélie et moi nous passions des heures au téléphone », se souvient la quadragénaire. Le tandem revendique pas moins de 500 colis de produits pour bébé en deux mois lors du premier confinement.

« Je n’ai jamais autant bossé depuis que j’ai arrêté de travailler ! »
Entre deux colis, Amélie prend une pause. « Je n’ai jamais autant bossé depuis que j’ai arrêté de travailler ! » soupire l’ancienne éducatrice spécialisée, partagée entre ses activités habituelles et la préparation du procès à venir. Elle sort un agenda aux allures de grimoires, aux pages griffonnées de partout. L’habitante note scrupuleusement les denrées alimentaires distribuées pour rendre des comptes à l’un de ses partenaires, Action contre la faim. Son inventaire l’atteste, les demandes grimpent. « Avant janvier, je faisais 50 colis par mois, maintenant j’en fait plus de 70 et ça n’arrête pas d’augmenter », rapporte-t-elle. Le LEØ ne se contente pas de donner et nourrir, il accueille aussi.


Le LEØ a ouvert ses bras à Yédré pendant une année. Avant d’y être hébergée, cette femme venue de Côte-d’Ivoire, alors enceinte, dormait dans les halls d’hôpitaux ou de gares, parfois dehors. Demandeuse d’asile, elle dépend de la Coordination de l’accueil des familles demandeuses d’asile (CAFDA) pour trouver un hébergement. Malgré sa situation, aucune place ne se libère, et le 115 refuse de l’aider. En octobre 2019, peu de temps avant son accouchement, Chiraz la repère et la redirige vers le LEØ. « Pour la première fois depuis mon arrivée en France, j’avais trouvé de l’aide », raconte Yédré, avec un sourire sincère.

Ici, elle a retrouvé un peu de sécurité et de confort et – elle n’hésite pas à le dire – « une famille ». Même si aujourd’hui elle bénéficie d’un hébergement provisoire à l’hôtel, dans une commune collée à l’aéroport Charles-de-Gaulle, elle revient au LEØ de temps en temps. « L’hébergement à l’hôtel, seule, me stresse. Ça me rappelle de mauvais moments », confie la femme au long parcours migratoire. Yédré craint aussi une future menace d’expulsion : « Si je pouvais me battre, je le ferais. Ce lieu est trop important pour d’autres mamans, il ne doit pas disparaître. » Depuis l’ouverture du LEØ, près d’une trentaine de femmes et une vingtaine de mineurs isolés ont pu y trouver refuge.

« Ce lieu rend concret une forme d’utopie. Les choses ne sont pas dites, elles sont faites »
Il faut passer la porte de la cuisine-salon-atelier pour arriver dans un gigantesque hangar. Un faux plafond plongeait la grande pièce dans l’obscurité à l’arrivée de Michel et Amélie. Désormais, une lumière généreuse éclaire des stocks qui débordent. Le LEØ accueillent aussi des collectifs militants. Extinction Rebellion (XR) est d’ailleurs en train d’y faire son ménage de printemps. Simadilu fait l’inventaire des cadenas, serflex, vieux drapeaux et coupures de presse. « Ce lieu est unique ! » s’exclame le jeune militant, bras et yeux levés, au milieu du bazar dont ils n’arriveront pas à bout avant trois jours. Engagé depuis un an et demi chez XR, il estime le mouvement redevable au LEØ : « Toutes nos actions à plus de 50 personnes ont pu se faire grâce à ce lieu. »

Voisin de stock, les Brigades de solidarité populaire (BSP) dépendent aussi du LEØ. Ce collectif anticapitaliste est né du premier confinement. Distribution de masques, récup’ aux marchés pour une cinquantaine de familles du quartier, maraudes et atelier d’éducation populaire pour les exilés, soutien aux luttes locales… Grâce au LEØ, « nous pouvons mener des actions variées, faire plus et mieux », résume Camille*, « brigadiste » habitué du lieu. « Nous n’avons pas à courir partout récupérer du matériel éparpillé chez les uns et chez les autres. » « Ici, nous croisons des gens, il y a des discussions, des échanges informels, des débats », ajoute-t-il. « Ce lieu rend concret une forme d’utopie. Les choses ne sont pas dites, elles sont faites. »
Les bénévoles de l’association Entraides citoyennes préparent des repas en vue d’une distribution lors de maraude aux sans-abris de l’Est parisien. Sans subventions, l’association a besoin de lieu comme le LEØ pour agir. « Nous avons vécu quatre expulsions en trois ans », raconte Ourdia, tout juste accueilli ici après l’expulsion du Landy Sauvage, un ancien lieu désaffecté et occupé à Saint-Denis. « Nous faisons le taff de l’État mais il nous met des bâtons dans les roues. D’une certaine manière, c’est grâce à nous si la cocotte n’explose pas. Ces lieux devraient nous revenir ! »


« Loin des pressions extérieures, de l’argent et des menaces. C’est une façon de résister à l’agressivité de ce monde et de sa folie »
« Une eutopie », corrige Igor Babou, tatillon sur les termes. « L’eutopie, c’est quitter l’attraction et le dogmatisme de l’utopie. C’est un lieu du bon et du bonheur, pas celui de l’idéal absolu, mais d’un pragmatisme du quotidien », détaille le professeur à l’Université de Paris. Ancien photographe de profession, il a observé et participé à la construction du LEØ et en a tiré un livre autoéditée, Viv(r)e la friche. « Oui c’est le début d’un autre monde », abonde Mohammed, un habitant de Noisy-le-Sec et visiteur régulier du LEØ. « C’est une réponse à mes besoins. Je cherche le dialogue, la communication, l’amour, la paix et l’empathie », décrit-t-il un brin rêveur.


Sous le regard des animaux du lieu, les habitants du LEØ font le bilan à quelques jours de l’audience du 20 mai. « Nous, les habitants, nous ne perdrions rien personnellement. Ce qui sera perdu, c’est l’énergie et un réseau, alors même qu’une forme de cohérence et d’équilibre s’installe », déplore Michel. Le regard bleu d’Amélie se voile. Son pessimisme lui laisse craindre un « monde d’après » hostile, mais sa ténacité prend le dessus : « Si nous ne voulons pas sombrer, il faut dès aujourd’hui créer ses îlots de bienveillance et de respiration. Loin des pressions extérieures, de l’argent et des menaces. C’est une façon de résister à l’agressivité de ce monde et de sa folie. »
Texte : Romain Haillard
Photos : © Anne Paq