Faut-il se prénommer Bernadette Chirac, Florence Woerth ou Nicole Dassault pour siéger au conseil d’administration d’une grande entreprise ? La première a été nommée au conseil du groupe de luxe LVMH. La deuxième, épouse du ministre du Travail Eric Woerth (dont la société gère la fortune de Liliane Bettencourt, héritière de L’Oréal, estimée à dix milliards d’euros) sera présentée à l’assemblée générale des actionnaires d’Hermès début juin. La troisième est tout simplement l’épouse de Serge Dassault, propriétaire du groupe du même nom. Les grandes entreprises sont montrées du doigt pour la très faible présence féminine au sein de leurs conseils d’administration : à peine 10% d’administratrices pour les 500 plus grandes sociétés hexagonales. Les mâles dirigeants ont donc lancé leurs chasseurs de tête traquer la femme, « épouse de » ou issue de l’establishment bien évidemment. Histoire de donner l’image d’une apparente diversité des genres.
D’autres femmes siègent déjà au sein de quelques grandes entreprises. Elles sont invisibles médiatiquement et ne viennent pas de l’oligarchie dirigeante. Elles ne sont ni directrice d’un fonds d’investissement quelconque, ni haut fonctionnaire, encore moins épouse d’un PDG ou d’un ministre. Aucun chasseur de tête ne leur court après pour féminiser des « boards » patriarcaux et grisonnants. Et pour cause : elles sont syndiquées.
Quand la CGT et Sud siègent au Conseil d’administration
C’est une loi de 1993, votée sous le gouvernement Balladur, qui oblige les entreprises publiques privatisées, ou en voie de l’être, à intégrer au moins deux administrateurs représentants des salariés (et pas seulement les actionnaires salariés). Les conseils d’administration d’Air France, de France Télécom, d’EDF ou de La Poste accueillent ainsi des salariés élus par le personnel. Et ce sont assez régulièrement des femmes. Exemple le plus révélateur : La Poste compte sept femmes sur vingt administrateurs (soit 35%), trois sont des représentantes des salariés. Si France Télécom - Orange peut se targuer de figurer parmi les moins mauvais élèves du CAC 40 en matière de féminisation de son conseil d’administration, c’est grâce, là encore, à ses élues salariées. Le CA de l’opérateur historique des télécoms compte trois femmes sur quinze membres, soit 20% d’administratrices : Claudie Haigneré, ancienne astronaute, présidente de la Cité des Sciences et de l’Industrie, y côtoie deux syndicalistes, Ghislaine Coinaud, de la CGT, et Verveine Angeli, de Sud.
La présence des femmes « partout », Verveine Angeli y est favorable, y compris dans les instances de direction des grandes entreprises. Mais elle ne pense pas que « leur présence changera des instances dont la fonction est très discutable et qui ne sont pas un espace de démocratie ». A 52 ans, elle a intégré le conseil de France Télécom - Orange en février dernier, lors du renouvellement des trois représentants des salariés (CGT et Sud pour les non cadres, CFDT pour les cadres). Les élus ont dû suivre deux jours de formation sur les comtes annuels, le rôle et la fonction des administrateurs indépendants.
Mesures sociales ou dividendes pour les actionnaires ?
Au-delà de la question de la féminisation de ce cercle très fermé des dirigeants, que change la présence de représentants des salariés, hommes ou femmes, au sommet de la pyramide ? « Nous disposons des informations sans attendre qu’elles soient publiées. Cela donne une compréhension beaucoup plus fine des problèmes stratégiques auxquels sont confrontés les dirigeants. C’est une bonne indication de l’état d’esprit patronal », explique la syndicaliste, tout en relativisant : « Lors de la présentation des comptes, c’est beaucoup de langue de bois. Et quand ils ne veulent pas répondre à une question précise, c’est quasiment peine perdue. » Exemple : à l’occasion de la fusion, au printemps, entre la filiale d’Orange en Grande-Bretagne et T-Mobile (filiale de Deutsche Telekom), les documents fournis au CA indiquent que les synergies vont produire plusieurs centaines de millions d’euros d’économie, « sans que l’on sache par quoi cela passe exactement ». Les organisations syndicales apprendront plus tard par la presse les premières conséquences sociales de ces « synergies » : plus de 200 emplois supprimés outre-Manche, alors que le Times prévoit au total la suppression de 2.000 postes.
Le conseil d’administration est également le lieu où se manifestent les tensions entre les politiques sociales et les stratégies financières. La situation à France Télécom, qui a connu à l’automne une crise sociale et morale sans précédent, révélée par la multiplication des suicides, est emblématique. Son chiffre d’affaires a baissé en 2009 et devrait poursuivre son déclin en 2010 vu le contexte européen. Parallèlement, des investissements doivent être réalisés, notamment pour mettre en œuvre les mesures sociales annoncées par le nouveau directeur général, Stéphane Richard. En même temps, la direction veut à tout prix maintenir le versement aux actionnaires des dividendes annoncées, soit 1,4 euro par action (ce qui constitue en 2008 près de 50% des bénéfices). Si cette contradiction est mise en évidence au sein du « board », elle n’a pas été clairement tranchée.
Que faire des jetons de présence ?
Pour les organisations syndicales, le CA est donc davantage un espace d’information qu’un lieu d’influence. « La participation de représentants de salariés oblige les dirigeants à une certaine transparence sur les questions stratégiques et financières. C’est particulièrement important dans les multinationales où les comités d’entreprises ont des responsabilités limitées à une branche ou une filiale, et où les comités de groupes ne sont pas des instances assez réglementées pour que la contrainte en matière d’information au personnel soit réellement efficace », positive Verveine Angeli. Tout dépend également du président. « Michel Bon passait peu par le CA au prétexte que les représentants des salariés risquaient de divulguer des secrets. Thierry Breton était très autoritaire. Didier Lombard accordait toujours la parole quand les syndicats la demandaient et leur laissait développer leur point de vue », se souvient Hélène Adam, ancienne élue Sud.
D’ici 2016, les conseils d’administration des entreprises du CAC 40 devront, selon la nouvelle réglementation, compter 40% de femmes. Il est peu probable qu’ils aillent les chercher parmi les salariées. « La course actuelle à la féminisation est liée aux déclarations gouvernementales, mais plus généralement à la façon dont le système souhaite intégrer à son profit la revendication égalitaire », analyse Verveine Angeli. « Elle accompagne des avancées réelles sur l’égalité professionnelle dans les entreprises, mais laisse de côté d’autres éléments fondamentaux : très fortes inégalités maintenues dans le travail en général et dans la sphère privée, intégration d’évolutions dérisoires au plan général… Cela dit, cette course ne va pas être simple, car le milieu des administrateurs étant un cercle assez fermé, le peu de femmes dans les CA est à l’image du peu de femmes à tous les postes de responsabilité dans les grandes entreprises. »
Autre question, celle des jetons de présence que perçoivent également les administrateurs salariés. Sud a ainsi touché 33.312 euros au titre de sa présence au CA de France Télécom en 2009. La somme est placée sur un compte spécifique et reversée à des associations de chômeurs, de lutte contre l’exclusion ou contre la spéculation financière.
Ivan du Roy