Le féminicide est probablement le crime le plus ancien, hors la guerre, de l’histoire de notre espèce. Il est associé à un système de domination polymorphe, qui a, depuis le Néolithique au moins, constitué les femmes non en individus à part entière, mais en extension d’autre chose : du couple, de la famille, de la communauté (d’âge, de caste ou classe, de race…), de la nation, etc.
Cet état de fait, extrêmement bien documenté aujourd’hui, a engendré des dispositifs de pouvoir qui se sont complexifiés avec le temps, notamment en Europe avec le développement des sociétés capitalistes qui reposent sur l’accaparement des ressources, y compris humaines. Ceci explique qu’on soit passé de la possession des femmes à la propriété.
En France, ceci est acté de manière très claire après la Révolution, dans le Code civil napoléonien promulgué en 1804 grâce à l’article 213 qui précise « que la femme doit obéissance à son mari ». Le Code civil n’inscrit pas dans le droit que « la femme est la propriété de l’homme », mais c’est pourtant bien l’esprit de la loi : Bonaparte devenu Napoléon, répète à l’envi que la femme et les enfants sont les propriétés de celui-ci.
C’est pour ça que l’on dit souvent que le féminicide est un crime de propriétaire. C’est aussi pour cela que j’appelle ces crimes des exécutions, parce qu’un féminicide est toujours longuement préparé. On ne tue jamais spontanément dans ce cadre. On ne tue ni par passion ni par amour. On tue parce qu’on perd le contrôle et le pouvoir sur sa chose. Ce faisant, le féminicidaire est tout à la fois le juge et le bourreau.
Étendre le comptage des féminicides
Par ailleurs, les féminicides ne sont pas non plus des actes isolés, il s’agit d’une pandémie nationale et mondiale. Malgré ce qui est fait, malgré les campagnes de sensibilisation, malgré le fait que les médias en parlent beaucoup, les féminicides ne reculent pas. Si on compte de manière différente – et il faut le faire –, on observe qu’il y a plus de catégories de femmes touchées.
On peut donc dire que ça s’aggrave du fait que le comptage est plus efficient. Tout ce qui est fait devrait, normalement, permettre d’en voir le nombre réduit. Or, ce n’est pas le cas. Ceci amène à questionner la réalité de la prise de conscience sociétale au regard de la gravité de la situation.
Jusqu’à récemment, en effet, on ne comptait que les meurtres par un partenaire intime. Aujourd’hui, par exemple, même si on reste dans la seule sphère intime, un certain nombre de personnes, dont moi, pensent qu’il faudrait aussi compter les suicides. Je suis en accord avec Yaël Mellul [1], sur le fait que, quand il y a un suicide suspect, il faudrait faire une expertise psychosociale poussée pour savoir de quoi il est question. Car la réalité est qu’il y a beaucoup plus de femmes qui se suicident au cours d’une relation coercitive ou juste après, que de féminicides directs.
Il y a aussi le problème des « suicides assistés », qui touchent notamment les femmes âgées. Ainsi des cas où l’on pense que l’homme a aidé sa femme ou sa compagne à en finir parce qu’elle était trop malade ou handicapée. Or, quand on creuse, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas de ça, mais plutôt que l’homme n’a pas envie de prendre en charge les activités du « care » normalement dévolues aux femmes.
Le mythe d’une société d’égalité
Bien sûr, il y a aussi tous les féminicides non intimes, ou intimes de manière différente. Par exemple, toutes les femmes qui sont exécutées par un homme de leur famille parce qu’elles ont dérogé aux règles de l’honneur familial, ou encore « sali » la réputation d’un frère, d’un père, d’un cousin, d’un oncle. Toutes ces femmes n’entrent pas dans le comptage, alors qu’elles le devraient. Il y a aussi les femmes qui meurent à la suite d’une mutilation génitale.
Et puis, on oublie toutes les catégories de femmes qui sont exécutées dans l’espace public, parce qu’elles incarnent un fantasme, une dangerosité, etc. Par exemple, les meurtres lesbophobes, transphobes, les meurtres qui touchent les travailleuses du sexe, en particulier quand elles sont transgenres, sans-papiers, les meurtres de femmes racisées, de femmes en situation de handicap… L’idée, c’est de prendre en compte des catégories beaucoup plus importantes de femmes. Parce que tout ça entre dans la définition du féminicide, en fait.
Ça montre que malgré la mythologie sur laquelle nous sommes fondés, qui consiste à dire que nous vivons dans des sociétés d’égalité, cette égalité est contestée partout et tout le temps. En ce qui concerne les femmes, qui constituent selon le dernier recensement de l’Insee presque 52 % de la population, on n’y est pas du tout.
On n’y est pas du tout à des niveaux extrêmement différents. On fait toujours face à la culture du viol et de l’inceste, aux féminicides. Les féminicides sont d’ailleurs la face la plus visible d’un système de violence systémique souterrain et ancien. Ce système prend aussi le visage des inégalités économiques.
Quand une femme a les moyens de partir, c’est déjà très difficile, alors quand elle ne les a pas, c’est encore pire. Quand on sait que depuis le 6 novembre, nous, les femmes de ce pays, travaillons gratuitement, alors même qu’il y a des lois d’égalité salariale, on voit l’énormité du problème.
Croire les femmes
Certaines inégalités, comme précisé plus haut, sont liées aux violences sexuelles. Au système d’agression sexuelle permanente, que les femmes subissent. D’autres sont économiques, culturelles et sociales. Je pense également à tout ce qui relève du symbolique. Par exemple, avoir entendu de la bouche du président de la République, il y a peu de temps, que le neutre dans la langue française était incarné par le masculin.
Ça peut paraître anecdotique, mais ça ne l’est pas du tout. D’ailleurs, ça ne l’est tellement pas qu’on a signé à l’initiative d’Éliane Viennot une tribune dans Le Monde, avec 130 intellectuelles, activistes, artistes, pour dire : « En français, le masculin fait l’homme, le dominant, il ne “fait pas le neutre” ».
Tout ce qui vient d’être dit éclaire que nous sommes dans une société d’égalité formelle, mais pas réelle. Qu’on nous exécute physiquement ou qu’on nous silencie symboliquement, dans notre langue et notre histoire, nous sommes dans une dynamique de violences qui prend racine dans un système de domination très ancien.
Ceci amène à se demander : comment en sortir ? Pour que les hommes arrêtent de tuer les femmes, à court terme, il faut croire les femmes et il faut les protéger. Il faut améliorer la prise en charge des violences : traiter correctement les femmes, leur parler correctement, les prendre au sérieux.
Cela, du point de vue policier comme judiciaire. Pour améliorer les choses, il faudrait aussi que la défense des féminicidaires ne repose pas sur l’attaque, sur le fait que, pour défendre un homme indéfendable, la stratégie de l’avocat
e se résume à salir la victime.D’un point de vue sociétal, on devrait être capable d’agir là-dessus, faire que le procès soit vraiment un procès de réparation et pas celui de l’inversion des responsabilités. La responsabilité doit reposer sur le féminicidaire, c’est lui qui doit assumer son crime. Ensuite seulement, il est possible de commencer un travail réel de déconstruction pour sortir de la masculinité hégémonique et de se reconstruire comme un être humain complet, plus comme un mâle alpha dominant. Ça, on peut le faire.
Agir à toutes les échelles
À long terme, il faudrait mettre en place des sociétés d’égalité réelle. Évidemment, ça ne peut pas se faire en cinq minutes. Il faut agir à toutes les échelles de la société. À l’échelle individuelle, ce qui veut dire que chacun d’entre nous – femmes comme hommes – peut faire quelque chose pour améliorer cette société. Il faut aussi agir au niveau de la famille. On parle de culture du viol, de l’inceste. Toutes les études montrent que la famille est un lieu extrêmement dangereux pour les petites filles, alors qu’elle est présentée comme un espace extrêmement sécure pour elles.
Ensuite, il y a toutes les instances de socialisation, à commencer par l’Éducation nationale. Il devrait y avoir une très grande œuvre de pédagogie en son sein. Mais qu’on ne peut pas placer sur les seules épaules de l’État, d’autant plus qu’il n’a pas d’intérêt à changer quoi que ce soit, puisque l’État est patriarcal. Tous les corps qui sont liés à l’État le sont aussi. Donc il y a une résistance extrêmement forte.
Ma réponse est quelque peu provocatrice, mais, pour que les hommes arrêtent de tuer les femmes, il faudrait qu’on sorte des systèmes patriarcaux. Nous stagnons depuis l’origine de notre espèce dans la préhistoire patriarcale de l’humanité, pour reprendre une expression de la grande chercheuse argentine Rita Laura Segato.
C’est un projet politique évidemment très ambitieux. Et imaginez bien que sortir du patriarcat ou des systèmes patriarcaux, ça ne va pas arriver demain. Sans doute nous ne le verrons pas arriver, mais il faut bien enclencher le processus à un moment et quelque part. Pour moi, ce moment est maintenant et ici…
Christelle Taraud, historienne, a dirigé l’ouvrage collectif Féminicides - une histoire mondiale
Propos recueillis par Emma Bougerol
Photo de une : Manifestation du 8 mars 2020 à Paris/CC BY 2.0 Deed Jeanne Menjoulet via Flickr