Malgré les risques pour l’environnement, la France met le cap sur le saumon industriel

par Guy Pichard

Des entreprises cherchent à construire d’immenses usines à saumons en France pour produire chaque année 27 000 tonnes du lucratif poisson. Entre impacts environnementaux ici et surpêche à l’étranger, les projets suscitent des oppositions locales.

La France aime le saumon. C’est le poisson le plus consommé par la population hexagonale, avec une moyenne de 2,7 kilos par an par habitant. « L’or rose » s’est aujourd’hui pleinement démocratisé pour devenir peu à peu « le poulet des mers ». Le poisson n’est pourtant que très peu produit dans le pays. Il n’existe aujourd’hui que deux petites exploitations en Normandie (à Cherbourg et Isigny-sur-Mer). Le saumon mangé ici est donc massivement importé, à près de 99 %. Il vient essentiellement de Norvège, du Royaume-Uni, du Chili et du Canada.

Les aléas sanitaires et l’augmentation des coûts du transport ont fait remonter les prix du produit ces derniers mois, sans en ralentir sa consommation. Il n’en fallait pas davantage pour aiguiser l’appétit de groupes industriels qui comptent s’implanter en Gironde, au Verdon-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, à Boulogne-sur-Mer, et en Bretagne, à Plouisy, pour produire du saumon français à grande échelle.

« Ces projets ne vont pas se substituer à la production norvégienne, mais s’y ajouter, note Didier Gascuel, directeur du pôle halieutique, mer et littoral à l’Institut agro de Rennes (Ille-et-Vilaine), l’antenne bretonne de la grande école d’agronomie. Le saumon a acquis une très bonne image auprès du consommateur quand c’était un produit de luxe. Aujourd’hui, il est devenu beaucoup moins cher, mais à quel prix, notamment pour l’environnement ? » interroge le chercheur.

Une pétition contre les fermes à saumons

Les trois futurs élevages ont l’ambition de produire environ 27 000 tonnes de saumons par an à eux trois. L’un est mené sur une friche de 12 hectares au sein du premier port de pêche français, Boulogne-sur-Mer. L’usine devrait démarrer d’ici 2025. Au Verdon-sur-Mer, la ferme à saumon doit s’installer sur le site du terminal portuaire du Verdon, propriété du Grand port maritime de Bordeaux, d’ici trois ans. Dans les Côtes-d’Armor, près de Guingamp, la date de mise en route est encore floue.

Maladies, poux de mer, résidus chimiques, pollution plastique, évasion de nombreux poissons ou encore surabondance de matière fécale, les fermes à saumons ont de quoi faire lever les boucliers des écologistes à travers le monde. Une pétition en ligne s’oppose à ces projets de grandes fermes à saumon d’élevage. Début mai, elle dépassait les 43 000 signatures récoltées.

« Il y a une tendance, pas seulement française, mais à l’international, de développement de ce mode de production de saumons, détaille Gautier Riberolles, chargé d’études en bien-être animal à Welfarm, l’association à l’initiative de la pétition. Ces projets sont problématiques en termes de bien-être animal. Nous souhaitons mettre un coup d’arrêt à cette tendance avant que ces usines sortent de terre. »

L’eau d’élevage rejetée dans la mer

Des trois importants projets de fermes salmonicoles à venir, celui situé dans le Pas-de-Calais a un temps d’avance. « Nous sommes les premiers, les permis de construire ont été reçus et nous sommes actuellement dans la phase des recours », se réjouit Alain Treuer, président de Local Ocean, l’entreprise qui mène le projet. « Nos bacs d’élevage feront 19 mètres de large et 7,5 mètres de haut, avec une densité de poissons autour de 5 %. Nous prévoyons 9000 tonnes de production annuelle... » détaille-t-il. L’homme se défend de construire une « ferme-usine » : « Parler d’élevage intensif dans notre cas, ce n’est pas la vérité », dit-il.

Le dirigeant qualifie son projet de « vertueux », notamment sur le sujet de l’alimentation des saumons. « Même si les coûts sont plus élevés, nous allons utiliser de la protéine végétale pour les nourrir, en plus des déchets de poissons venant du port voisin », met en avant Alain Treuer. « Nous ne communiquons pas sur le pourcentage du végétal et de l’animal », précise-t-il. Mais l’industriel a indiqué dans la presse spécialisée que cette protéine végétale « privilégierait la betterave, le maïs ou le blé ».

D’autres aspects inquiètent les opposants sur place. « Le préfet a déjà signé pour, en s’asseyant sur toutes les réserves émises par des écologistes ou des scientifiques au sujet de l’impact sur l’eau, la mer, les animaux... » dénonce Ève Lagarde, de l’antenne d’Extinction Rebellion de Boulogne-sur-Mer. C’est surtout la quantité d’eau rejetée par la future usine qui a cristallisé les griefs ces derniers mois. Les saumons seront élevés dans des bacs, alimentés par de l’eau pompée en mer, à raison de 7500 mètres cubes d’eau par heure. L’eau sera ensuite rejetée dans la rade du port, « enrichie » par du phosphore et de l’azote.

Un fonds d’investissement singapourien

Seules quelques dizaines d’opposants ont exprimé leur désaccord le 6 avril dernier face à la future usine à saumons ; lors d’une protestation publique dans le centre-ville de Boulogne-sur-Mer. Mais Ève Lagarde ne se décourage pas. Ses craintes sont nombreuses. Il y a par exemple le possible impact de l’usine sur les animaux sur place, comme les phoques, qui verront leur habitat perturbé par la ferme à saumons. « Des phoques vivent sur la zone du futur élevage de saumons ! » réagit à son tour Alexis Dalembois, également membre de l’antenne locale d’Extinction Rebellion. Il y a aussi des goélands gris et cendrés ainsi que des mouettes tridactyles qui nichent là-bas. Ces espèces sont protégées. » Une mobilisation des opposants est annoncée dans les prochaines semaines.

Si Local Ocean va puiser son eau dans la rade du port de Boulogne-sur-Mer, ce n’est pas le cas des deux autres usines de saumons en projet en Gironde et en Bretagne. Les deux sont développées par des entreprises étrangères : Pure Salmon, propriété d’un fonds d’investissement singapourien, et Smart Salmon, une société norvégienne.

Des paquets de saumons emballés, en gros plan, dans les rayons d'un supermarché
©Guy Pichard

Pure Salmon envisage de produire 10 000 tonnes de saumons par an au Verdon-sur-Mer et Smart Salmon 8000 tonnes annuelles. « Le projet du Verdon-sur-Mer est en cours d’instruction par les services de l’État », fait savoir Esther Dufaure, porte-parole de l’association Eaux secours agissons, qui s’oppose à l’usine. « L’eau est un enjeu majeur dans la région et Pure Salmon va se servir en eau douce pour sa ferme, et la rejettera ensuite dans la mer. Initialement, la quantité d’eau pompée devait être de 3500 m³ par jour, mais aux dernières nouvelles, ce serait plutôt 6500 m³ », ajoute-t-elle.

Prévu pour démarrer en 2026, cet élevage a recueilli un avis défavorable de la commission locale de l’eau, en novembre 2023. Ce qui repousse pour l’instant son lancement à 2027. Il est toutefois difficile pour l’opposition au projet d’exister, car Pure Salmon n’hésite pas à engager des procédures judiciaires. « Nous avons créé des événements locaux médiatisés et notre pétition a été très signée par plus de 55 000 personnes. Ensuite, Pure Salmon nous a assigné devant les tribunaux », témoigne Esther Dufaure, qui a créé l’an dernier l’ONG Seastemik, dédiée à la protection des océans.

Attaque en justice contre les opposants

L’entreprise a porté plainte contre les opposants pour diffamation, en visant des commentaires publiés sous une vidéo de l’association Eaux secours agissons. Pour l’entreprise, « cela montrerait que nous incitons à la haine et cela nuirait à leur image », explique l’activiste, pour qui il s’agit d’un procès-bâillon, dont l’objectif est avant tout de faire taire l’opposition au projet. Pure Salmon, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, réclamait 25 000 euros à l’association et le retrait des propos qu’elle considère diffamatoires. Les deux fondatrices de l’association ont été relaxées le 7 décembre 2023 par le tribunal correctionnel de Bordeaux. L’entreprise a fait appel.

En Bretagne, à Plouisy, le projet de Smart Salmon soulève aussi des questions. Et le silence de l’entreprise norvégienne, qui dure depuis des mois, interroge. « Nous sommes sans nouvelle du dossier, il est entre les mains de la préfecture depuis l’automne dernier, il semble y avoir un blocage », note Jean Sarasin, du collectif Dourioù Gouez, en lutte contre cette implantation. « La mobilisation a freiné des élus locaux, comme certains de Guingamp-Paimpol Agglomération, qui ont pu soutenir le projet dans un premier temps, avant de faire volte-face », ajoute-t-il.

Malgré un premier accord en juin 2021, un nouveau vote des élus de la communauté d’agglomération Guingamp-Paimpol, le 2 février 2023, a été défavorable à l’implantation de l’élevage. Ici, le cœur des contestations porte sur l’utilisation prévue par le projet de l’eau du Trieux, la rivière locale, déjà impactée par la forte présence de l’agro-industrie dans le secteur, mais aussi sur la consommation d’eau et d’électricité. À ce sujet, ni la préfecture des Côtes-d’Armor ni l’entreprise n’ont donné suite à nos sollicitations.

Impacts sur la souveraineté alimentaire en Afrique

Un autre aspect inquiète les opposants à ces élevages : leur possible impact sur la pêche en Afrique de l’Ouest. La pétition Urgence saumon de l’association Welfarm alerte sur les densités d’animaux dans ces élevages, les risques de mortalités, les conditions de vie, mais aussi sur la question de leur alimentation. « Ce sont des prédateurs et il faut leur fournir des farines de poissons, précise le chercheur à l’Institut agro de Rennes Didier Gascuel. Il faut environ 4 à 5 kg de sardines pour faire un kilo de farine donnée aux saumons, qui est ensuite mélangé notamment à du soja et des additifs. »

Or, les sardines qui composent les farines fournies au saumon sont en général pêchées loin de la France et importées. « La pêche minotière (pêche industrielle intensive destinée à alimenter les filières agro-industrielles par des petits poissons peu onéreux, ndlr) en Afrique de l’Ouest menace la sécurité alimentaire de certains pays en développement », dénonce l’eurodéputée EELV Caroline Roose. Au Sénégal par exemple, ce phénomène est dénoncé notamment par Greenpeace depuis plusieurs années.

« Des centaines de milliers de tonnes de poissons sont transformées en farine ou en huile pour l’exportation – au détriment d’environ 40 millions d’Africaines et d’Africains , expliquait l’ONG en 2019. Le poisson est détourné de l’assiette des populations au profit de fermes piscicoles, porcines ou avicoles dans des marchés lointains. Les produits de la pêche, qui autrefois bénéficiaient aux pêcheurs artisans et aux femmes transformatrices, permettaient de nourrir les familles les plus démunies ; ils sont désormais exportés pour alimenter des exploitations d’animaux d’élevage », détaillait Greenpeace.

« Au fur et à mesure que l’aquaculture se développe, la demande en farine augmente, le marché mondial a du mal à suivre et les prix du saumon augmentent, confirme Didier Gascuel, depuis son bureau de Rennes. J’ai longtemps travaillé en Afrique de l’Ouest, et là c’est carrément dramatique. Il est devenu plus intéressant pour des petits pêcheurs sénégalais de vendre leur pêche à l’usine de poisson pour faire de la farine plutôt que de la mettre sur le marché alimentaire local. » Les grandes fermes de saumon français ont donc des chances de nuire à la souveraineté alimentaire en Afrique.

Guy Pichard

Photo de Une : ©Guy Pichard

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Correction du 22 mai 2024 : Les bacs de saumons du projet Boulogne-sur-Mer feront 19 mètres de large pour 7,5 mètres de hauteur, et non 17 mètres de large pour 9 mètres de hauteur comme nous l’avions écrit précédemment.