« Cela fait 150 ans que la gauche sait qu’il faut aller chercher des voix du côté des femmes »

par Nolwenn Weiler

Professeuse de littérature, Éliane Viennot rappelle l’urgence de l’égalité entre les femmes et les hommes et elle invite la gauche à en faire une priorité politique alors que l’extrême droite, anti-féministe, est aux portes du pouvoir. Entretien.

Basta! : Dans une tribune publiée par le journal Le Monde avant le premier tour des législatives, vous déplorez « l’absence de termes désignant les femmes dans le programme du Nouveau Front populaire », tout en appelant à voter pour cette alliance de gauche. Est-ce que vous pourriez décrire cette absence et préciser ce qu’elle signifie à vos yeux ?

Portrait d'Eliane Viennot
Eliane Viennot est professeuse émérite de littérature. Militante féministe depuis les années 1970, elle s’est notamment investie dans les campagnes pour le droit à l’avortement et pour la parité. Elle travaille également aux retrouvailles de la langue française avec l’usage du féminin.
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Éliane Viennot : Quand on parle au masculin, on pense au masculin. C’est cela que nous voulions rappeler avec la biologiste Joëlle Wiels, co-autrice de cette tribune. Ce qui est écrit dans ce programme du Nouveau Front populaire, et la manière dont c’est écrit, montre que les femmes ne sont pas là dans la tête des personnes qui l’ont rédigé.

L’absence de termes féminins est un symptôme. Il est question dans le programme des députés, des agriculteurs, des auteurs, des acteurs, des magistrats, des greffiers, des agents, des policiers, des salariés, des morts, des inspecteurs, des intermittents, des travailleurs, des étudiants, des professeurs, des exilés, des migrants, etc. Il n’y a que les assistantes d’élèves en situation de handicap, AESH, qui sont nommées au féminin !

Ce n’est ni un problème annexe, ni un problème de forme, c’est le reflet d’une absence de pensée. Il n’y a pas écrit « égalité des sexes » dans ce programme, ni « parité ». Le propos sur les femmes intervient vers la fin, juste avant la cause animale, et il est quasi vide. Concernant la lutte contre les violences, il y a deux lignes.

Dans vos travaux d’historienne, vous montrez que cette absence du féminin dans la langue, ou cette prévalence du « masculin qui l’emporte sur le féminin » n’a pas toujours existé. Il s’agit en fait d’un dogme élaboré au 17e siècle. Vous précisez aussi qu’il suffit d’utiliser l’intégralité de la langue pour que le féminin apparaisse. Pouvez-vous revenir sur cette richesse oubliée de la langue française ?

Concernant la politique, le travail ou la vie en société, on a beaucoup à inventer pour faire advenir l’égalité. Mais ce n’est pas le cas de la langue, où tout ce qui est nécessaire pour parler des femmes et des hommes égalitairement est déjà disponible. Tous les noms féminins sont là : autrice, professeuse, officière… On peut citer aussi les accords égalitaires qui nous ont été légués par le grec et le latin, avec par exemple l’accord de proximité, qui se fait avec le nom le plus proche : « Les fauteuils et les tables sont détruites ».

Ce procédé existe, il faut simplement en retrouver l’usage, et l’étendre aux humains, ce que nos ancêtres n’osaient pas trop faire : « Les hommes et les femmes sont intelligentes ». Le travail du temps présent, c’est de mener une réflexion sur des possibles que la langue nous propose. Mais ils sont là. Ils n’ont pas à être inventés.

En octobre 2023, à l’Assemblée nationale et au Sénat, le Rassemblement national et Les Républicains (LR) ont mené bataille pour faire passer des propositions de loi « contre l’écriture inclusive ».… Pourquoi est-ce qu’il y a tellement de résistance à ce que vous appelez des « retrouvailles » avec l’intégralité de la langue française ?

L’enjeu, derrière l’écriture inclusive, c’est l’égalité partout et pour toutes. Aujourd’hui, les féministes ne veulent plus se contenter de ce qui a déjà été gagné : le droit de vote, celui de faire des études ou de travailler sans l’autorisation du mari. Nous voulons être libres d’évoluer dans l’espace public sans que des hommes nous mettent des mains aux fesses.

Nous voulons avoir autant d’argent que les hommes, autant de capital, autant de temps libre, etc. Or, il y a en France et ailleurs, beaucoup de gens qui ne sont pas d’accord avec cette idée d’égalité réelle sur tous les plans. Qui pensent que ça suffit, qu’on ne doit pas aller plus loin.

L’autre raison de cette résistance, c’est que beaucoup de linguistes et autres intellectuels ont été surpris de découvrir que la langue française est potentiellement égalitaire depuis toujours. L’accord de proximité vient du latin, il y en a plein les anciens textes. Louis XIV avait des ambassadrices, Molière jouait des autrices, Voltaire parlait de professeuses… Le dictionnaire Littré cite de nombreux exemples du mot peintresse. Mme de Sévigné qui disait « je la suis » (malade), etc. Cette découverte a fâché pas mal de gens, qui pensaient que les féministes disaient n’importe quoi, qu’ils étaient plus savants que nous et qu’ils maîtrisaient la langue de Molière, eux.

Cette hostilité commence à se calmer parce que les preuves des usages égalitaires que nous propose la langue française sont innombrables, et évidentes. C’est imparable. Il suffit de se pencher sur les textes des siècles passés, les littéraires et les autres, et aussi d’étudier les grammaires, dont les auteurs promeuvent l’abandon de ces usages et l’adoption de plus masculinistes. Le public savant ne le savait pas, mais il est obligé de l’admettre.

D’ailleurs, les tribunes de linguistes hostiles à l’écriture inclusive ont cessé. Mais le public conservateur qui ne veut pas qu’on aille plus loin dans l’égalité existe toujours. Si l’alliance droite-extrême droite arrive au pouvoir le 8 juillet prochain, je suis prête à parier qu’une de leurs premières décisions serait d’interdire l’écriture inclusive. Ils ne savent toujours pas ce que c’est, mais ils vont l’interdire, tellement cela les démange.

Pensez-vous que, concernant l’écriture inclusive, le mouvement politique de gauche a une responsabilité particulière à assumer, et à afficher ?

C’est évident. Et c’est bien le problème du programme du Nouveau Front populaire. C’est la preuve que les responsables de cette coalition sont à cent lieues des préoccupations des femmes. Donc, beaucoup ne voteront pas pour le Nouveau front populaire, ou si elles le font, elles ne se mobiliseront pas pour un camp qui continue de les considérer comme la cinquième roue de la charrette.

Et la jeunesse aussi pourrait être galvanisée par un véritable programme de rupture avec le patriarcat. Beaucoup de jeunes aujourd’hui sont révulsées par l’inégalité des sexes, et notamment beaucoup de jeunes femmes. Cela fait 150 ans que la gauche sait qu’il faut aller chercher des voix du côté des femmes, et que cela implique d’adopter des mesures particulières pour l’égalité des sexes. Mais ils ne veulent pas le faire.

Vous évoquez les jeunes femmes mobilisées pour l’égalité. Est-ce que du côté de la résistance à cette égalité, vous identifiez ce qu’on appelle le « backlash », que l’on peut traduire par « retour de bâtons » ?

Je ne parle pas de « backlash », parce que pour l’instant, les statistiques continuent d’attester que, globalement, l’égalité progresse dans nos pays, même si, hélas, on a des domaines où cela régresse. Ce que l’on observe en ce moment, et qui a pu être observé à d’autres moments de l’Histoire, c’est plutôt un aiguisement des contradictions : quand les féministes avancent, les masculinistes montent le ton. Ils s’organisent, avec les moyens dont ils disposent, comme aujourd’hui les réseaux sociaux.

Que vous inspire la vigueur du mouvement féministe que l’on observe depuis le début des années 2010 ?

Ce mouvement m’enchante ! Je pense que nous le devons, au moins en partie, à la campagne pour la parité en politique que nous avons menée avant les élections législatives de 1997 et qui a mis en évidence à quel point l’égalité n’était pas encore là. L’idée qui dominait à ce moment-là, c’était que l’on avait tout gagné. Cette campagne a montré que l’on était très, très loin du compte : il n’y avait que 5% de femmes au Parlement, alors que cela faisait 50 ans que les femmes étaient électrices et éligibles.

Cette campagne pour la parité a donné ce que j’appelle « le virus du comptage ». Les gens se sont mis à regarder tel ou tel domaine et à compter ; et le compte n’était bon nulle part. Il y a aussi le temps qui passe et les projections que font les jeunes générations qui réalisent que si nous laissons les choses avancer tranquillement au rythme que l’on connaît aujourd’hui, on aura l’égalité dans 300 ans. Cette idée révulse les jeunes.

L’autre facteur qui intervient, c’est que les féministes ont montré que l’égalité des sexes, cela se joue partout. C’est un continuum. Tout comme la domination masculine. Il n’y a pas un problème des salaires, un autre du travail domestique, un autre de la représentation politique. C’est un tout. Quand on commence à voir cela, quand on commence à comprendre que c’est un continuum, on le voit partout. Et cela met en rage un certain nombre de jeunes qui n’ont pas envie d’être confrontées à ces discriminations perpétuelles, ni d’attendre que leurs petites filles aient – peut-être – la possibilité d’accéder à l’égalité.

On a aussi observé une mobilisation très forte autour de la lutte contre les violences sexuelles, un sujet « qui mobilise depuis des siècles », dîtes-vous ?

La question des violences sexuelles, c’est un énorme continent, dont on parle depuis toujours. La première autrice d’un traité féministe, Christine de Pisan, parle déjà des femmes battues dans sa Cité des dames, écrite en 1404. Le viol et l’inceste ont aussi été abordés par nombre de romancières ou d’autrices de contes.

Ce qu’on a en plus, aujourd’hui, ce sont des études, de très nombreuses études, qui ont permis de mettre au jour l’ampleur des violences, et leur réalité. On a longtemps pensé, par exemple, que le viol était une affaire d’inconnu que l’on croise la nuit dans une rue mal éclairée. Maintenant, nous savons que les violences sexuelles sont d’abord commises par des hommes proches, dans la famille notamment. Il y a eu sur ce sujet un progrès incontestable des connaissances et de la conscience. Cela explique la force de la mobilisation.

Ce progrès des connaissances, cette expertise sur les violences, on le doit au travail colossal des femmes et des féministes. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont s’est construite cette expertise ?

Les choses se sont améliorées au fur et à mesure que les femmes pouvaient aller à l’université, à partir de la fin du XIXe siècle. Les premières doctoresses en droit ou en médecine, par exemple, ont fait leur thèse sur les femmes. Et petit à petit, on a pu accumuler de l’expertise. Cela ne veut pas dire que 100% des diplômées sont féministes, il y en a encore beaucoup qui ont peur, ou qu’on a découragées de travailler sur les sujets concernant les femmes.

Mais d’autres s’autorisent à le faire, même si leurs enseignants leur disent que ce n’est pas porteur, ni intéressant : on peut citer les exemples de l’historienne Michelle Perrot ou de l’anthropologue Françoise Héritier, qui ont dû batailler pour imposer leurs thèmes de recherches (l’histoire des femmes pour la première, les inégalités femmes hommes pour la seconde, ndlr), et qui sont aujourd’hui reconnues comme de grandes expertes.

Dans vos travaux, vous évoquez les hommes alliés des femmes, qui ont toujours existé mais qui ont été oubliés, et bien souvent méprisés. Quel rôle pourraient-ils jouer aujourd’hui dans les luttes pour l’égalité ?

Le féminisme, ce n’est pas une affaire de gamète, c’est un projet politique, celui de l’égalité des sexes. Par conséquent, il y a toujours eu des hommes féministes, depuis l’Antiquité. Et c’est terrible que la mémoire de ces hommes-là ne soit pas parmi nous. Bien sûr, ils ont toujours été minoritaires puisque les hommes n’ont pas intérêt à ce que leurs privilèges fondent comme neige au soleil, contrairement aux femmes.

Aujourd’hui, il y a beaucoup de jeunes hommes qui affirment qu’ils veulent vivre de manière égalitaire, mais qui n’y arrivent pas forcément, parce que c’est compliqué et que la société ne les aide pas. Ceux qui veulent prendre un congé parental, par exemple, ne sont pas très encouragés. Mais on voit bien, dans la rue, à quel point les hommes s’occupent des petits enfants. On ne voyait pas cela avant, quand j’étais jeune. Donc, cela avance.

Ce qu’on attend d’eux, cela dit, ce n’est pas juste qu’ils soient féministes dans leur vie privée ou au travail. Il faudrait qu’ils s’engagent davantage, qu’ils se rassemblent pour agir. Comme le groupe Zéro Macho (« Des hommes contre la prostitution et pour l’égalité », ndlr) qui fait un travail formidable parce que ses militants ne se contentent pas de prendre position dans leur famille ou au travail, mais sur la place publique.

Dans vos écrits et conférences, vous rappelez que l’histoire de l’égalité, ce n’est pas quelque chose de linéaire. C’est, au contraire, un processus plein de soubresauts. Ce rappel peut être vu comme une invitation à la vigilance, et à la combattivité. Deux notions qui paraissent plus que jamais d’actualité, alors que l’extrême droite est aux portes du pouvoir…

C’est vrai, et il faut le redire régulièrement, puisqu’on a été nourries à une sorte de propagande politique depuis la Troisième République, avec le mythe du progrès, qui se serait mis en marche avec les Lumières et se serait poursuivi avec la République. On se demande d’ailleurs bien comment c’est arrivé aussi en Belgique ou en Angleterre ! Tout est fait pour qu’on s’imagine que les choses avancent toutes seules.

Or, les choses n’avancent jamais toutes seules ; il y a toujours des gens qui travaillent et qui s’engagent pour cela. Sinon, il ne se passe rien. Et, bien sûr, cela peut reculer, pour les droits des femmes notamment. Il suffit de regarder ce qui s’est passé en Algérie, ou au Maroc ou même en Afghanistan, où la situation des femmes a beaucoup régressé en 50 ans.

Je pense qu’on est relativement à l’abri de telles régressions, dans nos pays, parce que les femmes sont entrées dans ce que j’appelle « le cœur de la forteresse », d’abord l’université, qui a permis pendant sept siècles de réserver ensuite aux hommes les métiers supérieurs verrouillés par les diplômes, et qu’elles y sont maintenant bien installées. Quand on est 4 ou 5% d’élues, on ne peut pas s’opposer à la domination patriarcale. Quand on est 30%, ça commence à être plus facile. En France, les femmes sont très présentes à l’université, dans la fonction publique, y compris la haute fonction publique. Donc, s’il y avait des volontés de revenir en arrière, il y aurait des possibilités de résister, même si rien n’est jamais garanti.

Vous disiez en début d’entretien vouloir « des femmes partout, et pour tout partager ». Quel genre de monde promet cette égalité ? Comment l’imaginez-vous ?

Les discriminations sexistes obligent les femmes à se battre en permanence, et pendant ce temps on ne s’occupe pas du reste. C’est une perte de temps et d’énergie terrible. L’égalité, c’est juste le minimum du minimum ! Quand nous l’aurons enfin obtenue, et qu’il n’y aura plus besoin de se battre pour imposer une chose aussi normale, quand il y autant de femmes que d’hommes à tous les postes, autant de respect pour les unes que pour les autres, on pourra, tous et toutes, se mobiliser sur ce dont les sociétés ont besoin pour vivre dans l’abondance, la sécurité, la liberté…

Mais pour cela il faut mettre fin au patriarcat. Et cela représente un travail énorme. Cela exige de faire des plans, d’analyser ce qu’on fait, de rectifier, d’inventer… Cela dit, il y a des sujets pour lesquels on connait les solutions, il faut juste les mettre en pratique. La lutte contre les violences intrafamiliales, par exemple, qui sont omniprésentes dans notre société, comme le documentent de très nombreuses études.

Les plaintes des femmes devraient déclencher des mesures immédiates : enquête, sommations, interdiction d’approcher le domicile, soin obligatoire, et bien sûr interdiction, pour un homme violent, de se voir confier la garde de ses enfants en cas de séparation. Évidemment, cela implique d’avoir une justice bien dotée en moyens humains et financiers, ce qui n’est pas le cas actuellement.

S’il y avait plus de femmes au pouvoir, je pense que ces problèmes – la violence domestique, le viol, l’inceste – seraient pris en compte très rapidement. Pour l’instant, on n’écoute pas les femmes. Ce sont les hommes qui ont le pouvoir politique et qui font les lois. Certains sont eux-mêmes des prédateurs, mais ceux qui ne le sont pas trouvent que ce n’est pas si grave que ça, que des dizaines de milliers d’hommes en France violent leurs enfants. Je pense que les femmes seraient un peu plus sensibles au sujet.

Le partage du pouvoir entre les hommes et les femmes permettrait-il aussi d’améliorer la qualité de cette vie en société ?

J’ai cet espoir, oui. Parce que traditionnellement, et là encore ce n’est pas une question de gamètes mais d’expérience et de pratique, les femmes sont beaucoup moins dans l’opposition et dans la violence. Elles ont l’habitude de faire des compromis et de voir comment on peut s’y prendre concrètement pour s’organiser collectivement et faire les choses. Ce serait un vrai changement de la manière de concevoir et d’organiser la vie en société. Et c’est peut-être cela qui continue à paniquer les hommes qui s’accrochent au pouvoir.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Photo de une : À Paris, le 30 juin 2024. Des milliers de personnes réunies place de la République à Paris pour manifester leur opposition au Rassemblement national en tête du premier tour des élections législatives. ©Pascal Sonnet/Hans Lucas