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« Nous ne sommes pas des rats de laboratoire », protestent 250 manifestants qui déambulent dans les petites rues de Saint-Denis sur Richelieu au Québec en avril dernier. À quelques dizaines de kilomètres de Montréal, cette commune abrite l’un des 31 puits existants pour l’exploitation de gaz de schiste, au Québec. Les habitants craignent que ce puits, à 9 kilomètres de l’entrée du village, soit prochainement utilisé pour des tests de fracturation hydraulique, comme 18 autres avant lui.
Les collectifs citoyens, associations et scientifiques engagés contre l’exploitation des gaz de schiste au Québec ont dans un premier temps obtenu un moratoire. Le temps que le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) rende son rapport. « Celui-ci restait très ouvert », rappelle Pierre Batelier, l’un des animateurs du collectif des scientifiques. « Nous étions plutôt satisfaits que les arguments des citoyens critiquant les gaz de schiste y figurent en bonne place. » Mais le gouvernement n’a finalement retenu que les possibilités de nouveaux forages, et de nouvelles fracturations « pour acquisition de connaissance ».
Le gouvernement québécois plie devant les lobbys
Le gouvernement du Québec a créé pour deux ans un comité qui doit mener « une évaluation environnementale stratégique pour les puits qui seront forés au cours de la période ». Objectif : évaluer les impacts des opérations de fracturation. Faisant la part belle aux lobbys favorables à l’exploitation des gaz de schiste, ce comité autoriserait la poursuite de ces activités sous prétexte de recherche scientifique. Le collectif des scientifiques sur les gaz de schiste au Québec déplore « l’instrumentalisation de la science », qui sert ici de caution « à une décision politique affirmée a priori ». Selon ce collectif, il existe déjà un abondant gisement d’informations sur le sujet. Avant de discuter des choix technologiques, l’enjeu est surtout d’examiner la pertinence globale de la filière du gaz de schiste.
Pour Pierre Batelier, le risque est grand d’être mis devant le fait accompli : « une fois qu’il y aura eu multiplication des puits, pourquoi ne pas généraliser l’exploitation » ? Une situation que l’on pourrait retrouver en France prochainement, vu la loi édulcorée proposée à l’Assemblée nationale le 10 mai. Selon lui, une véritable étude de filière, incluant l’hypothèse de non-exploitation, démontrerait que l’exploitation des gaz de schiste dans la région du Saint-Laurent n’a pas de sens tant « elle impacte négativement d’autres pans de l’activité humaine dans la région ». « Il ne faut pas se demander comment exploiter les gaz de schiste, mais pourquoi il faudrait le faire ? » Ignorant les exigences citoyennes, le gouvernement québécois risque de raviver la mobilisation.
Résistances citoyennes aux États-Unis
Que ce soit au Québec ou en France, les lobbies gaziers et industriels utilisent souvent la même rengaine : « la France (ou le Québec) est le seul endroit au monde où l’on critique l’exploitation des gaz de schiste ». Rengaine qui s’avère aussi fausse que manipulatrice. Même aux États-Unis, cœur de l’industrie du gaz de schiste avec ses 500.000 puits forés en quelques années, les critiques se font plus fortes. Le 18 avril, plusieurs dizaines de manifestants ont marché dans les rues de Fort Worth, au Texas, pour protester contre les pollutions de l’air et de l’eau occasionnées par l’extraction de gaz de schiste dans la région, et les techniques de fracturation hydraulique.
Selon le New York Times, cette manifestation est significative de l’opposition croissante aux forages au Texas. On ne compte plus les affiches de protestation sur les pelouses. Quelques communes ont déclaré un moratoire temporaire sur l’octroi des permis de forage. De nombreux accidents ces derniers mois, dont l’explosion d’un puits en Pennsylvanie, contribuent à cette mobilisation. De même que les rapports et enquêtes récemment publiées sur les conséquences environnementales de la fracturation hydraulique.
Obama va-t-il opter pour de nouvelles régulations ?
Suite à l’explosion du puits en Pennsylvanie, Chesapeake Energy, l’un des principaux exploitants américains de gaz non conventionnels, a été vivement incité à suspendre toutes ses opérations de fracturation hydraulique. L’entreprise est également poursuivie par le procureur général du Maryland pour pollution d’un affluent de la rivière Susquehanna, qui alimente plus de 6 millions de personnes.
Dans le bassin du fleuve Delaware, plus de 35.000 requêtes ont été remises aux autorités pour demander qu’il n’y ait pas de fracturation dans la région. L’État de New York a déjà approuvé un moratoire à l’automne dernier, pour préserver la qualité de l’eau potable de millions de New-Yorkais. Depuis, les Yes Men invitent les New-Yorkais à vérifier la qualité de leur eau potable en approchant un briquet de leur robinet, reprenant la célèbre séquence du film Gasland où l’eau chargée de gaz s’enflamme. La Maison Blanche, elle-même, songerait à introduire de nouvelles régulations sur l’extraction des gaz de schiste.
Les moratoires en Afrique du Sud et en Suisse feront-ils tâche d’huile ?
À l’été 2008, Schuepbach Energy LCC, impliqué en France sur les permis de Villeneuve-de-Berg et de Nant, obtient un permis de recherche pour trois ans dans la région de Fribourg, en Suisse. Le canton vient d’annoncer l’arrêt net de toute opération, alors que l’industriel était sur le point de déposer une demande de forage. Aucune concession d’exploitation de gisements ne sera octroyée. Le canton a affirmé ne pas « avoir besoin de nouvelles sources d’énergie », et veut être cohérent avec sa nouvelle stratégie de développement durable...
L’Afrique du Sud, quant à elle, détiendrait la 5e réserve mondiale de gaz de schiste. Shell et six autres sociétés étaient sur les rangs pour débuter les explorations dans le Karoo, région semi-désertique au nord du Cap. Craignant pour la nappe phréatique, agriculteurs, écologistes, scientifiques et partis d’opposition ont obtenu du gouvernement en avril un moratoire sur les nouvelles demandes d’exploration. Ce qui ne remet pas en cause l’exploitation de puits existants. Dans un pays où 90% de l’électricité est issue de centrales à charbon et où les considérations environnementales ont peu d’effet sur les choix industriels, les écologistes saluent « une première victoire ». Tout en signalant que « la guerre n’est pas finie ».
La Pologne, nouvel eldorado énergétique
En Europe, les inquiétudes et critiques sur l’exploitation des gaz de schiste ont gagné plusieurs pays. L’Europe ne disposerait que de 5% des réserves mondiales. Mais au Royaume-Uni, la diffusion du documentaire Gasland a contribué à sensibiliser les populations résidant à proximité des projets d’extraction de la région de Blackpool (Lancashire) et Singleton (Sussex). En Allemagne, les pollutions occasionnées par la production de gaz par Exxon Mobil en Rhénanie du Nord et Wesphalie du Nord ont incité des citoyens à se constituer en collectif pour faire pression sur les autorités locales. Aux Pays-Bas, on s’inquiète des conséquences du caractère invasif de l’industrie du gaz de schiste dans une zone aussi peuplée. En Suède, alors que le Parti social-démocrate vient de prendre position contre l’exploitation de gaz de schiste, Shell a décidé de se retirer des projets d’exploration qu’il menait dans plusieurs régions.
Disposant des principales réserves au niveau européen, la Pologne pourrait devenir un nouvel eldorado énergétique. Cela lui permettrait d’assurer son indépendance vis-à-vis de la Russie, son plus grand fournisseur d’énergie actuellement. La Pologne pourrait devenir un des plus grands – voire le premier – producteurs de gaz en Europe. Dans le pays, les considérations énergétiques rencontrent les réalités géopolitiques : le plus fervent défenseur de l’exploitation des gaz de schiste est le ministre des Affaires étrangères. Les gaz de schiste, une revanche historique contre le voisin russe ? Voilà qui a de quoi séduire l’opinion publique. Les entreprises américaines ne s’y sont pas trompées : elles disposent de la majorité des 90 licences délivrées à ce jour. Et elles essayent d’obtenir une réforme du code minier, notamment sur la question des sous-sols, jusqu’ici propriété de l’État comme en France.
Les associations demandent un moratoire international
Prenant la présidence de l’Union européenne le 1er juillet prochain, la Pologne a déjà obtenu du Conseil européen qu’il souligne l’importance que pourraient avoir les gaz et huiles de schiste pour « renforcer la sécurité d’approvisionnement de l’Europe ». Des fonctionnaires européens et des élus concèdent même que Bruxelles pourrait être accommodant au sujet des gaz de schiste en Pologne, afin d’obtenir plus de flexibilité de la part de Varsovie sur d’autres sujets. Un marchandage européen ? Quoiqu’il en soit, la direction de l’environnement renvoie aux gouvernements nationaux le respect des directives européennes, notamment celle sur l’eau.
Au vu des incertitudes françaises sur le sujet, les multinationales européennes n’hésitent pas à s’engager dans des pays moins regardants. Le groupe Total est très intéressé par les gisements potentiels en Algérie, que le ministre de l’Énergie semble vouloir vendre au plus offrant. Mais également en Chine, qui disposerait des principales réserves mondiales en gaz de schiste. Total vient de conclure un accord avec CNPC-PetroChina pour exploiter un gisement en Mongolie intérieure. Les collectifs français appellent à ce que l’exploration et l’exploitation des gaz et huiles de schiste soient interdites « aussi bien en France qu’à l’étranger par les filiales d’entreprises françaises ». « Ni ici, ni ailleurs ! »
Maxime Combes