basta! : Vous dressez un bilan assez désastreux de la sécheresse de 2022. Estimez-vous qu’on a retenu les leçons de cet épisode compliqué pour les appliquer dans les années à venir ?
Anne Le Strat : Je ne pense pas. Il y a eu un effet de sidération, car les questions d’eau sont assez impensées dans le débat public et politique. Pendant très longtemps, on pouvait parler de climat, on pouvait parler d’énergie, mais les questions d’eau apparaissaient très peu. C’est vraiment la sécheresse qui a éveillé les consciences. Ce n’est pas pour autant une question nouvelle. Si on arrive aujourd’hui à des niveaux de sécheresse hydrologique très importants, c’est parce qu’il y a déjà des années et des années d’assèchement des sols et des nappes.
Aujourd’hui, la sécheresse est toujours présente dans plusieurs départements. À cause du changement climatique, on sait que ces épisodes seront de plus en plus fréquents et précoces. Pourtant, on voit quand même des résistances à changer de pratiques et à se mettre en capacité de s’adapter à ce nouvel état des lieux hydrologique. C’est vrai que ça prend du temps, car notre société avec ses modes de consommation et de production doit intégrer une contrainte extrêmement forte pour mieux gérer ses ressources en eau.
Comment expliquer qu’on ait perdu tout ce temps ?
C’est une question qui a été trop longtemps accaparée par le monde des techniciens et des experts de l’eau. La réflexion n’allait, en général, pas au-delà de ce cercle. Je pense qu’il faut politiser la question de l’eau, ses usages et son partage. On sera de toute façon obligé de changer nos manières de faire. La question est : à quelle vitesse et au détriment de qui ?
On va être dans la nécessité d’intégrer la contrainte d’une raréfaction de la ressource en eau sur de nombreux territoires. Nous faisons face à une véritable perturbation du cycle hydrologique actuel, qui – couplé au changement climatique – va engendrer des phénomènes extrêmes de sécheresse et d’inondation.
Les sécheresses hivernales, survenues dans plusieurs départements en début d’année, peuvent-elles faire prendre conscience qu’il faut réfléchir à la gestion de l’eau de façon beaucoup plus globale ?
Aujourd’hui, environ deux tiers des nappes phréatiques françaises ne sont pas à leur niveau normal. Ça signifie qu’on ne va pas pouvoir passer l’été avec l’ensemble des usages habituels de l’eau. Il va falloir qu’on questionne des activités agricoles, des activités économiques, des activités de loisirs, des activités individuelles.
Je pense que l’État n’a pas pris pleinement la mesure de ce qui se profile. Et pas que l’État. Il y a aussi de nombreuses forces de résistance au niveau local. Pour faire bouger les choses, il va falloir être plus courageux, et forcément s’attaquer à certaines pratiques et certaines politiques. Certes, on ne peut pas demander à des acteurs de changer complètement de pratiques ou de filière agricoles du jour au lendemain, il faudra accompagner le changement.
Mais c’est clairement le rôle de l’État, et de ses services déconcentrés comme les préfectures, de donner de nouvelles orientations. L’idée que je défends est que cela doit se faire au niveau territorial. « Repolitiser », cela veut dire réfléchir avec tous les acteurs et imaginer des lieux de consultation et des processus de décision différents que ceux que nous avons aujourd’hui. Des processus qui permettent de répondre au changement structurel en cours.
Vous distinguez dans votre livre les quantités d’eau prélevées des quantités réellement consommées. Pourquoi ?
La différence entre le prélèvement et la consommation d’eau, c’est que les cycles sont modifiés de manière un peu différente. Par exemple le nucléaire prélève énormément d’eau, mais en consomme peu. Alors que dans l’agriculture, c’est la consommation qui domine, car les prélèvements en eau se transforment en produits agricoles.
Le nucléaire va dire : « On consomme très peu, donc on va être moins concernés par les restrictions. » Les prélèvements du nucléaire ont néanmoins un impact sur les débits des cours d’eau et les écosystèmes. L’eau prélevée est utilisée pour refroidir les centrales, ce qui fait qu’elle est rejetée chaude dans les écosystèmes et les modifie en conséquence.
Par ailleurs, on manque incroyablement de données sur les masses prélevées. On sait très bien qu’il y a de plus en plus de forages non répertoriés, car non déclarés par leurs propriétaires. Ça peut être des forages individuels, mais ce sont essentiellement des forages agricoles. On ne connaît pas l’état quantitatif exact de beaucoup de nappes phréatiques. On sait qu’il y a des prélèvements, mais on n’a pas idée du montant prélevé. C’est aberrant qu’on ait une maîtrise aussi faible de l’état des nappes. Cela a des impacts négatifs sur leurs états quantitatif et qualitatif, les deux étant d’ailleurs très liés.
Vous évoquez le cas de l’usine de STMicroelectronics de la région grenobloise. Pourquoi ce site est-il emblématique ?
Là, il y a un enjeu industriel. Le gouvernement actuel, avec le soutien de gros acteurs économiques, considère qu’il faut retrouver une activité industrielle forte dans le secteur électronique. Les industries électroniques, comme la production de semi-conducteurs de STMicroelectronics, sont extrêmement énergivores et consommatrices de ressources en eau.
C’est aberrant d’avoir un prélèvement aussi important dans un territoire en tension sur les ressources en eau. Pourquoi n’informerait-on pas plus les citoyens sur la consommation d’énergie et d’eau de chaque composant électronique et donc de tous nos équipements ?
Je pense qu’il faut organiser un partage de l’information et un débat instruit autour de ce sujet. A-t-on réellement besoin d’autant d’équipements électroniques ? Est-ce que la société doit accepter qu’autant d’eau soit consommée pour des biens qui, pour l’essentiel, ne sont pas même recyclés ? Cela peut être un bon exercice démocratique pour savoir quelles sont les priorités que notre société se donne face aux contraintes des ressources.
C’est une question qui s’est posée de manière très forte à Taïwan, « le » pays des semi-conducteurs. Certains étés, ils ont décidé de privilégier la fabrication de puces électroniques au détriment de leur agriculture. C’est un choix. Mais ce sont des choix de société qui doivent être posés en tant que tels. Ne pas poser les questions de manière politique va juste générer de plus en plus de conflits et de tensions.
Les conflits se sont notamment exacerbés autour des mégabassines...
La question des mégabassines doit être posée là aussi politiquement. À la fois sur le territoire concerné, mais aussi au-delà, car les filières agricoles qui ont besoin d’irrigation et réclament des mégabassines pour cela ne concernent pas que le territoire : 40 % de l’irrigation va aux cultures de maïs, une production qui est majoritairement exportée.
Ce maïs irrigué ne nourrit pas les populations locales et dans ce cas précis, c’est totalement faux de dire qu’« on a besoin d’eau pour nourrir les gens ». Là, c’est plutôt l’agro-industrie qui a besoin d’eau ! Il s’agit de filières de production agricole sur un mode industriel et commercial, très éloignées de l’alimentation des populations locales.
Les mégabassines, c’est un exemple typique de maladaptation. C’est un concept qui est assez mal compris. La maladaption, ça ne veut pas dire « mal fait ». Ça signifie que pour répondre à un problème lié à la crise climatique ou hydrologique, on va construire une infrastructure dont les impacts vont en réalité non seulement échouer à répondre à la crise, mais aussi amplifier les phénomènes qu’on était censés combattre par cette infrastructure ou équipement.
Une mégabassine n’est absolument pas soutenable. La communauté des hydrologues est d’ailleurs unanime là-dessus. La mégabassine perturbe non seulement le cycle hydrologique, mais impacte aussi les sols et la biodiversité, tout en coûtant extrêmement cher.
Comment peut-on donc répondre différemment au fait qu’il n’y a pas assez d’eau sur un territoire ? Peut-être en regardant de plus près les filières et les méthodes agricoles dans ce cas précis. N’a-t-on pas intérêt à accompagner les paysans pour arrêter de faire du maïs irrigué ? Mais c’est aussi en revoyant notre aménagement du territoire urbain comme rural, en réinterrogeant toutes nos activités au prisme des ressources en eau disponibles.
Aujourd’hui, on est dans une logique techno-solutionniste : quand on manque d’eau, on cherche à créer des ressources en eau additionnelles. On n’hésite pas à modifier les milieux et les cycles naturels pour qu’ils s’adaptent à nos besoins. Cette logique n’a aucun avenir. On le voit en Espagne, où les mégabassines ne peuvent plus toutes être remplies en hiver. Il nous faut inverser la perspective : réfléchir à préserver les ressources disponibles et à voir comment nous adapter aux milieux et ressources existantes.
Comment rendre accessible la question de l’eau au plus grand nombre ?
Il y a déjà beaucoup d’instances et de structures qui existent pour débattre des politiques de l’eau. Quand je dis « repolitiser », c’est d’abord, rendre accessible l’information. Il faut essayer de rendre le sujet le plus intelligible possible, c’est la base d’un débat politique. Il faut que l’information soit connue et partagée.
Je plaide pour une démocratie des ressources naturelles, à tous les niveaux. Que ce soit au niveau scolaire ou au niveau des municipalités, les citoyens doivent s’emparer de cet enjeu et se dire : « Quelles sont les ressources sur nos territoires ? Comment fonctionnent les cycles ? Qui prélève, qui consomme, qui paye ? » Ce n’est pas ça qui va totalement modifier la politique de l’eau en France, mais je pense que c’est une des conditions pour pouvoir avoir un débat plus informé sur l’eau.
Il y aura toujours une minorité bloquante pour tout changement, mais je pense qu’elle est plus minoritaire qu’on le croit. Malheureusement cette minorité a aujourd’hui plus la voix au chapitre. Il faut montrer, par exemple dans le monde agricole, qu’il existe d’autres pratiques et solutions qui ont déjà fait leurs preuves ; qu’il existe déjà de nombreuses expériences réussies de paysans qui ont décidé de changer de modèle agricole.
Que pensez-vous du « plan eau » du gouvernement récemment adopté ?
Ce plan ne représente clairement pas un changement de perspective, même s’il ne contient pas que du négatif. C’est bien d’y avoir intégré l’idée de sobriété et d’avoir déplafonné les dépenses des agences de l’eau, et donc leur permettre d’avoir plus de moyens pour des politiques de préservation de la qualité de l’eau.
Mais on reste toujours dans une approche techno-solutionniste. Ce plan parle d’économiseurs d’eau, de filières industrielles pour recycler l’eau... Je ne dis pas du tout qu’il ne faut pas recycler les eaux usées, mais là encore, l’approche privilégiée est technologique. Ce plan ne prend pas la pleine mesure de l’urgence dans laquelle nous sommes et ne propose pas de vision. Il demande par ailleurs un effort beaucoup plus important aux consommateurs par rapport aux autres acteurs économiques, industriels et agricoles.
Propos recueillis par Nils Hollenstein
Photo de une : Anne Le Strat/©Hannah Assouline