« Ici c’est le Mirail. » Un vent sec est glacial secoue la banderole accrochée sur l’Arche à l’entrée du site en ce deuxième jour de printemps. Sur les murs, des slogans inspirés côtoient les appels à la solidarité avec le peuple kurde, des débats sur le véganisme ou le féminisme. Dans un coin, l’association étudiante pour le maintien d’une agriculture paysanne propose toujours des fruits et légumes mais le campus est relativement vide, bloqué depuis plusieurs semaines.
Trois ans après la réhabilitation par l’entreprise Vinci de ce campus universitaire au sud de Toulouse, renommé Université Toulouse-II Jean Jaurès, le lieu se retrouve une fois de plus au cœur de la contestation étudiante. Au grand dam de certains qui pensaient l’avoir dissimulée derrière une architecture moderne et aérée proche des campus à l’américaine, ici, c’est toujours « le Mirail », du nom du quartier populaire voisin, lui aussi en pleine réhabilitation, et classé zone de sécurité prioritaire. L’université, construite dans les années 1970, est une référence dans l’histoire des mouvements étudiants, au même titre que les facultés de Rennes II, de Nanterre ou de Tolbiac à Paris.
Une université traditionnellement en pointe dans les mouvements sociaux
Dans cette université dédiée aux lettres, arts et sciences sociales, les mobilisations ont suivi le calendrier des réformes : processus de Bologne (1999), réforme des retraites (2003), Contrat première embauche (2006), chacun de ces rendez-vous est l’occasion de manifestations, de grèves et de blocus, qui ont constitué autant de baptêmes militants et d’apprentissages de l’action politique pour les jeunes étudiants. La succession de défaites depuis la lutte contre la loi d’autonomie des université en 2009 a quelque peu enrayé la capacité de mobilisation historique du Mirail. Après un mouvement éclair lors de la mort de Rémi Fraisse en 2014 [1], les autorités locales s’imaginaient en avoir fini avec ce symbole de la contestation.
Ce sont ceux-là mêmes, qui, par leur obstination à pousser toujours plus loin la logique de mise en concurrence des universités, ont ravivé la colère il y a trois mois. En cause : un projet visant à rassembler sous une direction unique les universités Toulouse-II, Toulouse-III (sciences), et les écoles d’ingénieur Insa et INP. Pour une partie des enseignants-chercheurs, c’est une aubaine en terme de notoriété : en fusionnant, le nombre de publications scientifiques totale du nouvel établissement augmenterait sensiblement, et remonterait mécaniquement la place de l’université dans les classements internationaux. Surtout, cette fusion était une condition nécessaire pour obtenir les financements spécifiques de l’IDEX, pour "Initiative d’excellence", un fonds spécifique de 25 millions d’euros pour la recherche. Le président de l’université élu en 2016, Daniel Lacroix, avait promis de ne pas soutenir ce projet de fusion. Il en est rapidement devenu l’un des plus ardent défenseur.
Avec la fusion, la crainte des hausses de droits d’inscription
D’autres voient dans cette fusion une menace réelle pour l’accès à l’université : « Avec la fusion, le Mirail perdait sa personnalité juridique pour devenir un grand établissement, qui ne dépend plus du code de l’éducation », estime Anna, militante au syndicat étudiant Solidaires. Avec comme conséquences la mise en place de filières plus sélectives exigeant des droits d’entrées plus élevés, comme c’est le cas de l’université Paris-Dauphine. Des investisseurs privés, comme l’assureur Axa, y financent également certaines chaires d’entreprises. Au Mirail s’ajoute la crainte que les sciences humaines, considérées comme inutiles car non « rentables » par les investisseurs, ne perdent des financements au profit des filières scientifiques, davantage « valorisées » par les marchés.
Consultée début décembre 2017, les membres de la communauté éducative du Mirail se prononcent très majoritairement contre le projet, avec une participation plus élevée qu’aux élections universitaires elles-mêmes. Trois jours plus tard, devant un conseil d’administration partagé, le président Daniel Lacroix tranche en faveur du projet de fusion. « C’était une véritable trahison », raconte Franck, salarié de l’université et membre du comité de mobilisation. Dès le lendemain, les personnels votent la grève, réclament la démission du président et l’abandon du projet.
Mise sous tutelle et dissolution des instances universitaires
La mécanique du mouvement s’enclenche et les étudiants rejoignent rapidement le mouvement. Ensemble, personnels administratifs, enseignants et étudiants multiplient les actions : blocages des conseils d’administration et occupation de la maison de la recherche, où se trouvent les partisans du projet de fusion. En janvier, alors que le gouvernement présente la loi d’orientation et réussite des étudiants (ORE), créant le dispositif Parcoursup (lire notre article) et ouvrant la voie à une sélection à l’entrée des facs, les revendications s’élargissent. La grève totale est prononcée par les personnels le 21 janvier.
Engagé depuis trois mois, ce mouvement a pris une nouvelle ampleur depuis 15 jours. Le 13 mars dernier, environ 3000 personnes rassemblées en assemblée générale reconduisent le blocage. Depuis le début de la semaine, les évènements s’enchainent. Le 19 mars, le dossier toulousain pour l’IDEX est définitivement rejeté, notamment du fait d’un « manque d’adhésion réelle des acteurs au projet ». Nouveau coup de théâtre le lendemain : Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, prononce la dissolution de l’ensemble des conseils centraux de l’université, entraînant l’éviction de fait du président de l’université et la nomination d’un administrateur provisoire.
« Cette université pâtit de l’action d’un groupuscule politisé ! »
Cette décision inédite dans un tel contexte est perçue comme un coup de force du gouvernement. Les occupants de l’université craignent une intervention policière. Et les déclarations politiques fusent. Sur Twitter, Jean-Luc Mélenchon dénonce « l’autoritarisme macroniste ». « L’autonomie des universités, ce n’est que quand l’université est libérale. Quand les gens disent non, alors le gouvernement les dégage par la force ! », cingle Eric Coquerel, député France insoumise. En face, Corinne Vignon, députée LREM de Haute-Garonne, fustige : « Cette situation ne peut plus durer ! Cette université pâtit de l’action d’un groupuscule politisé ! » La mobilisation déborde le cadre du Mirail. Des rassemblements spontanés de soutien s’organisent dans plusieurs villes de France, avec une manifestation sauvage à Paris, et des rassemblements en Espagne, pour soutenir « Le Mirail ».
L’expulsion policière n’a finalement pas lieu ce 22 mars, journée de grève nationale de défense des services publics. 50 ans après l’évacuation du campus de Nanterre, début de Mai 68, le symbole est sans doute jugé trop dangereux par le gouvernement. « Cela n’aurait aucun sens d’envoyer les forces de l’ordre », confirme Richard Laganier, l’administrateur provisoire. Après avoir longuement rencontré une intersyndicale élargie aux étudiants et les membres du comité de mobilisation, ce chercheur de l’université Paris 7, déjà intervenu en situation de crise en Guyane, veut jouer la carte de l’apaisement. Il liste cependant les problèmes pratiques que pose l’occupation : « Risque de redoublement des boursiers, conventions qui n’ont pas pu être signées depuis le mois de décembre faute de réunion du conseil d’administration, situation des vacataires. » Il se cantonne à un strict rôle de gestionnaire. « Je suis là pour gérer les affaires courantes en permettant à l’université de fonctionner normalement et enclencher un processus d’élections. »
Un graffiti : « Au dessus de Macron, il y a le Mirail »
De fait, l’envoyé du ministère n’a aucun pouvoir d’action sur le nœud de la mobilisation : la question de la fusion. Même si celle-ci recueille désormais une hostilité plus générale, impossible pour lui de proclamer son abandon sans outrepasser son rôle : « Ce sont les instances qui décident. » Ces instances, le ministère les a dissous, occasionnant un blocage du fonctionnement de l’université jusqu’à à la tenue de nouvelles élections, au minimum dans trois mois. « À croire que le ministère veut lui aussi entrer dans la lutte », plaisante Christophe Bex, de la FSU. Cet attaché administratif qui voyait le blocage de longue durée comme « trop clivant », est, comme ses collègues, particulièrement heurté par la décision ministérielle.
« Si on débloque ce jeudi, cela risque d’envoyer un mauvais signal », dit-il. L’Assemblée Générale a finalement reconduit ce 22 mars le blocage et l’occupation jusqu’au 26 mars minimum par 866 voix contre 280. Entre la pression du gouvernement et les attentes d’autres secteurs en lutte à la recherche d’un catalyseur en cette première grande journée d’action du printemps, l’université du Mirail se trouve une fois de plus à porter sur ses épaules une responsabilité plus grande que son seul destin universitaire. À croire que, comme le clame orgueilleusement un autre graffiti, « au dessus de Macron, il y a le Mirail ».
Grégoire Souchay