En France, les produits laitiers sont partout. Ils façonnent les territoires, du bocage normand aux alpages de Savoie, en passant par les causses du Massif Central et les estives des Pyrénées. Ils s’imposent dans les rayons des grandes surfaces : lait, yaourts, fromages, crème fraîche s’offrent en grande variété au caddie du consommateur. C’est que les Français en raffolent. Ils sont les champions européens de la consommation de beurre (près de 8 kg par habitant et par an) et les vice-champions de la dégustation de fromages (près de 24 kg/hab/an) ! Et les euros coulent à flot : les produits laitiers ont généré 25,5 milliards d’euros de chiffres d’affaires en 2012. Soit 1 % du PIB français ! En plus, ils s’exportent massivement, presque aussi bien que le vin. 216 000 emplois en dépendent, les trois quarts dans l’élevage et un quart dans les industries de transformation. La France est le 8e producteur mondial de lait. Cocorico ?
En plus de la richesse qu’ils créent, les produits laitiers sont parés de toutes les vertus. Leurs bienfaits nutritionnels ne cessent d’être vantés par le marketing... et les politiques publiques. « Pour les enfants, les adolescents et les personnes âgées, c’est quatre produits laitiers qu’il est recommandé de consommer », suggère ainsi la politique nationale en matière de nutrition. Le lait français et ses dérivés fromagers ou crémeux constituent aussi, en compagnie du vin, le fer de lance des appellations d’origine contrôlée (AOC), qui garantissent une production locale et de qualité – 50 AOC laitiers sont reconnues. Nos produits laitiers sont donc auréolés de bien des qualités, qu’il semble difficile de critiquer.
Un coût ignoré par le monde économique : 7,1 milliards d’euros
Et pourtant. Si la filière laitière française crée de la valeur, elle comporte aussi des coûts. De l’étable au supermarché, en passant par les entreprises de transformation, les conséquences négatives de l’économie laitière sont estimées à 7,1 milliards d’euros par an. Pour 1 euro de chiffre d’affaires, ce sont donc 28 centimes « d’impact négatif sur la société et l’environnement » qui sont générés. C’est loin d’être négligeable. Ce coût environnemental et social est évalué par un rapport très détaillé et sourcé réalisé par le Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic) [1]. Celui-ci « vise à fournir une vision d’ensemble de la filière lait française et un premier ordre de grandeur de l’ampleur de ses impacts sociaux, sanitaires et environnementaux », des éléments « qui sont systématiquement ignorés par le monde économique ». Pollutions de l’air et de l’eau, contribution au changement climatique, précarité de l’emploi, déchets générés... Tout est passé au crible de la calculette, du mode d’alimentation des bovins à l’exportation de lait en poudre en passant par les emballages des produits.
C’est l’élevage qui génère le plus d’impacts. Logique : la France compte le plus grand nombre de vaches laitières en Europe. Plus de 3,8 millions de vaches laitières, dont près de la moitié broutent en Bretagne, en Pays de Loire et en Normandie, donnent chaque année 24 milliards de litres de lait. Des vaches qui engloutissent du fourrage en étable ou qui paissent librement en prairie émettent du méthane et de l’ammoniac. Le premier pèse fortement sur le climat. Le coût de l’empreinte carbone des vaches laitières est ainsi estimé à plus de 1,1 milliard d’euros. Le second contribue à la pollution de l’air. « Les bronchites chroniques, l’asthme, la fibrose pulmonaire, les affections des voies aériennes supérieures constituent la moitié des maladies respiratoires professionnelles des éleveurs », rappellent les chercheurs du Basic. Ce préjudice sur la santé et l’environnement est lui estimé à 1,4 milliard d’euros.
3,8 millions de vaches laitières, ça pollue beaucoup !
3,8 millions de vaches : cela pollue forcément l’eau. Les troupeaux laitiers sont présumés responsables de 10% de la pollution des cours d’eau et des nappes phréatiques. Leur dépollution par des stations d’épuration ou le nettoyage des plages envahies par les algues vertes représentent un surcoût, dont l’élevage laitier doit donc assumer sa part : 922 millions par an selon les calculs du Basic. Le mode d’alimentation de nos bovins joue également un rôle significatif. La part du maïs dans la ration d’une génisse progresse au détriment de l’herbe. Le maïs, c’est gourmand en eau, en engrais chimiques et en pesticides. Les systèmes d’irrigation pour arroser en plein été sont en partie subventionnés par les Agences de l’eau, donc par les habitants reliés au réseau d’eau potable. Encore un surcoût pour le contribuable : plus de 50 millions d’euros. Enfin, l’importation croissante de soja venu du Brésil, une culture qui contribue à la déforestation, alourdit l’addition.
« Nous ne mettons pas en cause les agriculteurs, souligne Christophe Alliot, co-fondateur du Basic. Mais c’est un indicateur de non soutenabilité du modèle actuel. » Un modèle productiviste qui s’intensifie depuis vingt ans avec la baisse du nombre de fermes et l’augmentation de leurs rendements. Et qui dit intensification de l’élevage et de la production, dit intensification des pollutions. Si les fermes usines du type mille vaches se multiplient, la production de lait risque, au final, de coûter très cher ! Des alternatives existent pourtant. Laisser les vaches paître tranquillement dans une prairie est plus soutenable pour l’environnement, même si cela ne résout pas les émissions de méthane et d’ammoniac, ou la pollution de l’eau du fait des excédents de nitrates.
Lait bio et fromages AOC : des alternatives bien moins coûteuses
Deux autres modes de production laitière, l’agriculture biologique et la production labellisée AOC (Appellation d’origine contrôlée), sont comparés au modèle laitier conventionnel. Et la différence est patente ! Les coûts cachés du lait bio descendent à 18 centimes pour 1 euro de chiffre d’affaires, et tombent à 10 centimes pour une fabrication de fromage au lait cru AOC et biologique. Trois fois moins préjudiciables qu’un fromage industriel vendu en grande surface ! « Les élevages laitiers en agriculture biologique sont caractérisés par une moindre intensification, une plus grande autonomie, des niveaux de gaz à effets de serre et d’excédents azotés plus faibles, une meilleure efficacité énergétique, ainsi qu’une meilleure qualité du sol, de l’eau et de la biodiversité », illustre le Basic. Produire de manière plus soutenable est donc possible !
Tous les coûts cachés ne peuvent être estimés en euros, en particulier la détresse de nombreux éleveurs laitiers. C’est le paradoxe d’une filière qui, économiquement, semble se porter à merveille. La richesse créée est bien mal distribuée. Le fossé entre les revenus des exploitations laitières et céréalières – les seconds servant notamment à nourrir les vaches élevées par les premiers – ne cesse de se creuser. Les revenus des céréaliers sont dix fois plus élevés par heure de travail effectif ! Les grandes entreprises du secteur – Lactalis, Danone, Sodiaal, Bongrain, fromagerie Bel – tirent parfaitement leur épingle du jeu. Et leurs propriétaires également : au palmarès des fortune françaises, la famille Besnier (Lactalis) trône en 11e position (avec une fortune estimée à 6,5 milliards d’euros), la famille Fiévet (Bel) figure à la 47e place (1,4 milliard) et la famille Bongrain à la 102e (640 millions).
Le lait, une richesse bien mal redistribuée
A l’autre bout de la chaîne, derrière les visages souriants des éleveurs apposés sur les bouteilles de lait en supermarchés, se dissimulent des rémunérations parmi les plus basses du secteur agricole : 26 000 euros par an avant impôt. Faiblesse des prix du lait sur le marché, endettement des exploitations, coût des intrants.... Selon l’Insee, l’élevage laitier a perdu 350 000 emplois durant la dernière décennie [2] ! La précarité de l’emploi est aussi importante dans les usines qui collectent le lait, l’embouteillent ou le transforment en fromage, beurre ou crème fraîche. 40% des 56 000 salariés qui travaillent pour l’industrie laitière sont sous contrats à durée déterminée. Deux fois plus, en proportion, que dans le reste de l’industrie agro-alimentaire. S’il est difficile de calculer les coûts induits par une grande précarité de l’emploi, le Basic le chiffre au minimum à trois millions d’euros du fait de l’assurance chômage pour ses salariés précaires.
Pollution de l’eau, gaz à effet de serre, déchets... La transformation du lait en produits pour le consommateur comporte aussi ses effets néfastes. Une usine moderne de transformation du lait rejette de un à cinq litres d’eau… par litre de lait transformé ! Aux coûts de retraitement des eaux usées s’ajoutent les émissions de CO2 générées par le transport routier. Car les produits laitiers rejoignent massivement les grandes surfaces où 98% y sont achetés. La vente directe apparaît bien négligeable. Devenues incontournables, les grandes chaines de supermarchés françaises misent sur la compétition par les prix au détriment des revenus des éleveurs.
Une bouteille de lait sur deux non recyclée
Les habitudes de consommation laissent aussi derrière elles une lourde empreinte. La moitié des emballages de lait et de yaourts produits chaque année, soit 97 000 tonnes, ne sont pas recyclés. Acheminés en déchetterie ou brûlés dans les incinérateurs, ces emballages coûtent à l’environnement 77,2 millions d’euros. « Au final, si les impacts estimés sont majoritairement générés par l’amont agricole, ce sont tout autant les habitudes de consommation qui sont à la source des impacts sur l’ensemble de la filière, analyse le rapport du Basic. Les agriculteurs sont les premiers à en subir les conséquences en termes de précarité, d’endettement, d’impact sanitaire. »
« Ces données montrent un besoin de se réapproprier les biens de consommation courants et la possibilité de peser dans une filière économique en tant que consom’acteur », commente Tanguy Martin de l’association Ingénieurs sans frontières. Car la filière laitière est à la croisée des chemins. La fin des quotas laitiers au 1er avril 2015 est redoutée par bon nombre d’éleveurs. La dérégulation du prix du lait pourrait encore favoriser les logiques productivistes, avec des élevages encore plus concentrés. « La répartition de la production sur le territoire est indispensable, tout comme les freins à l’agrandissement à outrance. Sans cela, nous ne verrons plus que quelques fermes-usines réparties sur un morceau de territoire », alerte la Confédération paysanne ; à l’exemple du « projet des 1000 vaches » en Picardie. Une méga ferme controversée qui « ne correspond pas au modèle d’exploitation promu par le ministre dans la loi d’avenir pour l’agriculture », souligne le cabinet de Stéphane Le Foll. Qu’en sera-t-il demain alors que la Chine s’intéresse aussi au lait français ?
Intégrer les coûts sociétaux dans le prix du lait ?
L’entreprise chinoise Synutra, deuxième groupe dans le secteur de la nutrition infantile du pays, a posé début janvier la première pierre de sa future usine de fabrication de poudre de lait à Carhaix (Finistère). Une nouvelle qui réjouit les 700 éleveurs bretons adhérents de la coopérative Sodiaal qui devront fournir 280 millions de litres de lait par an, destinés au marché chinois. Mais seront-ils prêts à en payer les coûts cachés ?
7,1 milliards, telle est donc l’addition globale de la filière laitière si l’on prend en compte les impacts sociaux, sanitaires et environnementaux. Comment valoriser les modes de production les moins polluants ? Surtout, faut-il envisager d’intégrer ces coûts dans le prix du lait ? « Une piste à creuser serait peut-être une TVA différente en fonction des impacts, souligne Sylvain Ly du Basic. La TVA serait minorée si les impacts sont faibles et un système de malus serait appliqué aux produits les plus polluants ». Le système aurait le mérite de rendre la raison à la filière : le lait bio couterait moins cher qu’un lait « intensif ». Interrogé sur ce sujet, le ministère de l’Agriculture n’a pas donné suite.
Les collecteurs laitiers annoncent d’ores et déjà des baisses du prix du lait de plusieurs dizaines d’euros d’ici janvier 2015. Ce qui pourrait conduire à terme à la disparition des exploitations laitières de taille moyenne. Le choix politique de soutenir ou non des modes de production plus soutenables ne se posera alors plus. Sur le terrain, des organisations de la société civile ont décidé de provoquer le débat. Des ateliers d’éducation au développement sont proposés par Ingénieurs sans frontières pour s’approprier les données du rapport et s’interroger sur la souveraineté alimentaire au Nord. Des paysans d’Afrique de l’Ouest, touchés par les exportations de poudre de lait en provenance d’Europe du Nord [3], travaillent également à la reconquête de leurs marchés et d’un revenu digne. Espérons qu’en France le débat s’ouvrira.
Sophie Chapelle et Ivan du Roy
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