Démocratie économique

« Dans une coopérative, les salariés savent ce qu’il en est de leur argent et de leur emploi »

Démocratie économique

par Guillaume Clerc

Objets de nombreux fantasmes et malentendus, les coopératives et leurs 82000 salariées demeurent marginales, mais constituent pour le sociologue Maxime Quijoux un espace extrêmement avancé en matière de participation des salariés.

basta! : On commémore cette année les 50 ans de l’aventure des travailleuses et travailleurs de l’usine horlogère LIP, à Besançon, qui en 1973, ont repris la production de leur usine en autogestion, alors qu’ils étaient menacés par un plan social. Quel rôle a joué cet épisode dans le mouvement des coopératives de production en France ?

Un homme souriant en veste norie et chemise blanche les bras croisés
Maxime Quijoux est sociologue et politiste, chargé de recherche au CNRS. Il est l’auteur, entres autres, d’Adieux au patronat, lutte et gestion ouvrières dans une usine reprise par ses salariés (éditions du Croquant, 2018).
©DR

Maxime Quijoux : Il existe un malentendu majeur à l’égard de la lutte des LIP. On a tendance à confondre les modalités de lutte portées sur des mots d’ordre autogestionnaire, « c’est possible : on fabrique, on vend, on se paye », et la gestion de l’usine. À cet égard, les LIP ont longtemps refusé toute solution de reprise d’entreprise en coopérative, en privilégiant des repreneurs privés et un directeur venu de l’extérieur.

Ce n’est qu’au pied du mur, lors de leur seconde lutte vers 1977, que les LIP acceptent finalement de reprendre leur entreprise en coopérative. La solution leur apparaît sans doute peu intéressante, car les sociétés coopératives de production sont à l’époque très loin de considérations autogestionnaires. Elles sont surtout le fait d’entreprises de l’industrie et du bâtiment qui se différencient peu des entreprises classiques.

On constate toutefois que LIP, et plus largement « les années 68 », auront une incidence sur le mouvement des coopératives de production. En 1978, une nouvelle loi est votée qui contraint fortement les sociétés coopératives à adopter un fonctionnement plus démocratique – une personne, une voix - et plus inclusif – en incitant les nouveaux salariés à devenir sociétaires -, tout en abaissant le seuil de création à quatre personnes minimum. La loi est pensée en direction des multitudes de projets d’entreprises communautaires qui sont les enfants directs de Mai 68 et de ses principes libertaires.

De nombreuses sociétés coopératives de production dans la culture, la communication, mais aussi issues de reprises d’entreprises de secteurs plus traditionnelles s’engouffrent dans la brèche. Après une période d’expansion tous azimuts dans les années 1980 – une coopérative par jour se crée en moyenne -, la faillite de nombre d’entre elles, associée au retour de la droite au pouvoir en 1986, met un terme à l’aventure coopérative, et ce jusqu’aux années 2010.

Quel est le poids du mouvement coopératif en France  aujourd’hui ? 

Selon les derniers chiffres de la Confédération générale du secteur, les sociétés coopératives de production [Société coopérative et participative, Scop, et Société coopérative d’intérêt collectif, Scic] couvrent 82 000 emplois. Ce qui équivaut à environ 0,3 % de la population salariale. On pourrait donc avoir l’impression que les sociétés coopératives de production sont, et c’est le cas au niveau des chiffres, un élément marginal de l’espace économique.

Mais elles connaissent en réalité un développement continu. Le nombre de Scop et de Scic est passé d’environ 500 à la fin des années 1970 à plus de 4400 aujourd’hui. C’est une hausse de 900 % en 50 ans, portée ces dernières années principalement par les sociétés coopératives d’intérêt collectif (qui associent aussi d’autres d’acteurs en plus des salariés, comme les clients, des bénévoles, ou des collectivités locales) [1].

Quels sont les obstacles à un développement encore plus important  ?
 
Malgré les campagnes régulières de publicisation de la Confédération générale des sociétés coopératives, c’est un mouvement qui reste relativement méconnu en dehors des espaces militants. Les politiques publiques de soutien demeurent par ailleurs largement insuffisantes. Quand les politiques s’emparent des sociétés coopératives, c’est le plus souvent pour de l’affichage.

On va aller visiter une coopérative parce que ça fait bien, comme ce fut le cas en 2014 pour la première sortie d’Emmanuel Macron en tant que ministre de l’Économie chez Acome, l’une des plus grandes Scop de France [spécialisée dans la fibre optique, ndlr]. Pourquoi  ? Parce qu’il était soupçonné d’être un peu l’agent du grand capital et que cela lui donnait à la fois un vernis économique et social. 

Par ailleurs, patronat et syndicats sont généralement très méfiants à l’égard des coopératives. Ces sociétés brouillent complètement la grille de lecture qui se fonde, d’un côté comme de l’autre, sur le rapport entre capital et travail. Pour certains syndicalistes, le salarié ne doit pas occuper la place du patron, et pour le patronat, il est hors de question que des salariés se mêlent des affaires de l’entreprise. Il y a donc des formes de résistance très fortes de différentes parties de la société qui font obstacle au développement de ce type de modèle. 

Dans vos travaux, on a l’impression que les créations de coopératives répondent en général davantage à une volonté de sauver son emploi que de renverser le modèle capitaliste… 
 
On entre souvent dans le sujet des coopératives par le biais des reprises d’entreprises défaillantes. Au départ, on a affaire à un mouvement social classique face à  une menace de délocalisation ou de fermeture d’entreprises. Un groupe de syndicalistes sort du bois et décide de monter une entreprise coopérative pour sauver les emplois.

Mais c’est en fait un modèle extrêmement minoritaire. Il concerne entre 6 et 10 % des créations de sociétés coopératives. La plupart sont des créations ex nihilo. Des géomètres, des architectes, des boulangers vont décider de s’associer pour mener une activité selon des principes éthiques. Sauf que ces entreprises-là sont moins connues moins médiatisées.  On peut parler de révolution silencieuse. 

En quoi les sociétés coopératives pourraient-elles être plus vertueuses que d’autres modèles d’entreprises ? 
 
La coopération, ce n’est pas que partager les bénéfices, c’est aussi intégrer des questions de société à l’entreprise. C’est aussi voir de quelle manière la coopérative de production peut participer à la transition écologique, à l’égalité salariale, à une meilleure répartition et une meilleure qualité de services tournés vers les besoins des territoires et de la société.

Le simple fait qu’une assemblée générale annuelle existe engage l’ensemble des salariés. Il s’agit de leur argent et de leur emploi. Ce n’est pas un simple espace participatif. Dans une coopérative, les salariés savent ce qu’il en est de leur argent, de leur emploi et des stratégies de l’entreprise.

Certes, il peut parfois exister une confiance un peu aveugle envers un dirigeant qui abaisse le niveau de vigilance des salariés. On peut certainement améliorer le système. Mais une comparaison rapide avec la réalité de 99 % des salariés montre que le seul mécanisme de l’AG fait des sociétés coopératives un espace extrêmement avancé en matière de participation des salariés. Il existe des institutions représentatives du personnel dans les entreprises traditionnelles, mais c’est tout de même souvent l’opacité et l’autoritarisme qui règnent dans les entreprises classiques. Les salariés doivent souvent batailler pour obtenir des informations, et n’ont pas leur mot à dire sur la marche de l’entreprise, contrairement aux actionnaires.

On associe encore souvent aujourd’hui coopératives et autogestion. Est-ce la réalité sur le terrain ? 

Le principe de base de toute société coopérative réside dans le fait que les salariés en sont les propriétaires. Ils se partagent une partie des bénéfices et élisent le gérant, ou le PDG, et un conseil d’administration quand c’est une grande entreprise. 

C’est un outil très intéressant pour lutter contre les délocalisations. Non seulement les salariés ne vont pas délocaliser leur emploi, mais avec le principe des réserves impartageables, il est impossible de spéculer sur la valeur de cette entreprise. Si elle disparaît, le capital restant est versé au mouvement coopératif. Je pense que c’est important parce qu’on a tendance à se concentrer sur la dimension démocratique, qui peut être « décevante » pour de nombreux militants si on se dit que ça va être l’autogestion généralisée. 

La réalité du monde du travail est beaucoup plus complexe. Et, surtout, la société actuelle ne tend pas vers l’autogestion : les banques et les pouvoirs publics veulent un individu pour représenter la société. Il existe des sociétés coopératives qui fonctionnent sur des bases autogestionnaires, avec des AG hebdomadaires, des prises de décisions collectives, mais elles sont surtout le fait de petits collectifs très politisés. La plupart des coopératives fonctionnent aujourd’hui sur des formes de délégation du pouvoir. 

À cet égard, il ne faut pas oublier que l’autogestion d’une entreprise suppose l’autogestion des emplois. Or, pour sécuriser son emploi, la gestion d’une entreprise nécessite des compétences rares et variées, conduisant le plus souvent à déléguer et professionnaliser les tâches de direction. Plutôt que dans son fonctionnement démocratique, pourtant central, la révolution des coopératives réside surtout dans le fait qu’il n’y a pas d’actionnaires extérieurs. Et que, par conséquent, les bénéfices reviennent directement dans la poche des travailleurs.

Êtes-vous critique envers les attentes militantes sur l’autogestion ?

L’autogestion apparaît le plus souvent comme une incantation magique, censée pouvoir résoudre l’ensemble des problèmes d’une entreprise ou de la société. Ce principe ne convainc que les convertis ou peut même apparaître comme une formule creuse, voire dangereuse.

De fait, on a bien vu que lorsqu’on supprimait l’encadrement intermédiaire par exemple, comme dans le cadre de l’entreprise libérée [entreprise qui se veut sans hiérarchie, où les salariés sont libres et autonomes dans l’organisation de leur travail, ndlr], la situation devenait souvent infernale pour les salariés.  D’ailleurs, l’autogestion est à cet égard trop souvent présentée en termes de dispositifs d’organisation, sans se soucier des personnes et des conditions d’exercice de leur activité.

Beaucoup de salariés se sentent démunis face aux dispositifs participatifs. Les gens n’y participent pas naturellement. Cela demande du temps et une acculturation souvent poussée pour les maîtriser. On peut aussi se demander dans quelle mesure l’autogestion ne conduit pas très souvent à des formes d’entre-soi.  Il faut selon moi en avoir conscience pour que l’autogestion ait un réel impact politique en termes de partage équitable du pouvoir et donc, très souvent, simplifier des dispositifs participatifs qui sont parfois un peu éloignés des gens. 

Il faut aussi je pense avoir une idée claire de ce qu’on veut faire, pas simplement en termes d’organisation, mais aussi en termes de marché. Certains partent avec une démarche militante en disant « on va montrer qu’une autre entreprise est possible ». Ils s’intéressent beaucoup au partage du pouvoir et des bénéfices, en oubliant que la clé une entreprise, c’est quand même d’avoir une activité rentable. Cela explique beaucoup d’échecs. 

Trop prôner l’autogestion serait contre-productif selon vous pour le développement des sociétés coopératives ? 

Je pense qu’il faut renoncer à l’idée d’une participation égale et constante de la part des individus. Clamer l’autogestion ne rend pas les travailleurs plus égaux entre eux. Il existe une multitude de différences d’attentes et de pratiques de la part des individus en fonction de leurs trajectoires et de leurs vies. Cela conduit à des implications différenciées qu’il faut intégrer pour parvenir à un processus informationnel optimal, clé de la décision collective.

L’enjeu aussi est de lutter contre les formes très puissantes de sentiment d’illégitimité sociale et politique, fortement liées aux inégalités de classe et de genre. On voit bien qu’en AG, ce sont surtout les hommes qui participent par exemple. J’ai pu aussi le vérifier très souvent concernant le monde ouvrier.

N’est-ce pas un constat trop pessimiste ? 

Dire qu’il existe des formes délégataires, avec lesquelles il faut composer, est pour moi quelque chose de salutaire. Cela éloigne les procès perpétuels contre l’autogestion et, surtout, ça permet de se donner les moyens de construire de réelles organisations démocratiques, en adaptant au plus près l’entreprise aux enjeux sociaux.

En ce sens, une organisation délégataire honnête et transparente, plus saine et plus cohérente m’apparaît plus démocratique qu’un système dit autogestionnaire ne rassemblant finalement qu’une petite élite intellectuelle et militante dans l’entreprise.

Je pense qu’il est important de se poser cette question, parce qu’on se berce d’illusions très souvent dans les milieux militants en disant « c’est fantastique, regardez comment on fonctionne ». Alors ça fonctionne très bien, pourquoi ? Parce qu’on est tous issus du même moule sociologique. Je pense que l’ambition serait de dépasser ce moule-là, voire comment on va chercher les autres. 

Ce n’est pas dramatique si tout le monde n’est pas au courant de tout. En revanche, il faut veiller à ce que tout le monde dispose des moyens nécessaires d’être au courant de tout. C’est important que les gens puissent toujours avoir les moyens de vérifier, même s’ils ne le font pas toujours. Souvent, peu de personnes lèvent la main en AG, mais cela ne signifie pas qu’elles ne sont pas attentives et qu’elles ne bougeront pas par la suite.

Or, on pense trop souvent qu’une bonne démocratie repose sur la participation active et permanente de ses membres. Il faut, je pense, sortir de cette injonction à la participation, qui conduit à une surenchère dans la sophistication des dispositifs démocratiques, pour renouer avec les conditions d’une information éclairée la plus large possible. 

Les principes participatifs intrinsèques aux coopératives n’ont d’ailleurs pas empêché la constitution de grandes coopératives agricoles peu transparentes par exemple…

Oui, on a observé des dérives dans certaines coopératives agricoles qui ont mis en place un système d’opacité volontaire pour que les sociétaires ne puissent plus comprendre ce qui s’y passait. Il faut distinguer deux types de coopératives : les coopératives de moyens et les coopératives de fins. 

Par exemple, une coopérative d’agriculture met en commun uniquement les moyens de production ou une centrale d’achat, pas l’entreprise en elle-même. Le résultat est une association d’un ensemble de propriétaires, pas une collectivité de propriétaires qui se partagent les bénéfices.

C’est différent, puisque l’objectif d’un coopérateur dans une coopérative agricole ne va pas être de transformer ses pratiques de travail ou de rechercher l’équité dans les formes de bénéfices, mais de trouver un moyen de payer moins cher des produits agricoles, des outils, etc., par la mutualisation. On va aussi avoir des coopératives bancaires, censées être les propriétés des sociétaires, c’est-à-dire des clients, mais dont les pratiques vont complètement correspondre au marché financier international. 

À côté de ça, on va avoir les Scop et les SCIC, dont l’objectif est de mutualiser les moyens de production, mais aussi des richesses et les moyens de participation dans l’entreprise. Dans le cas des SCIC, il y a l’objectif supplémentaire d’une finalité sociale sur un territoire [La SCIC associe des personnes physiques ou morales autour d’un projet commun alliant efficacité économique, développement local et utilité sociale, ndlr]. On voit donc qu’on met dans le même sac et sous le même terme des états d’esprit et des objectifs complètement différents. Ce qui participe à un brouillage problématique des objectifs de la coopération.

La question des coopératives, présente lors de le l’élection présidentielle de 2012, semble avoir disparu du débat politique aujourd’hui, sauf quand un politique l’utilise pour une visite d’affichage, comme vous l’évoquiez. Pourquoi ?

L’apparition en 2012 de la thématique coopérative est largement portée d’un côté par un contexte économique particulier, celui de la crise des subprimes et de l’autre, par un contexte social de fermeture et de délocalisations industrielles. C’est l’époque de la fermeture d’Arcelor Mittal qui pousse la plupart des candidats à l’élection présidentielle à se positionner en faveur du « camp des travailleurs » contre la mondialisation financière – le fameux « mon ennemi c’est la finance ! » de François Hollande.

Dans ce contexte, la lutte des Fralib - des ouvriers d’une usine de thé engagés avec la CGT pour reprendre leur usine contre la multinationale agro-industrielle Unilever - apparaît alors comme un symbole de cette cristallisation entre le capital et le travail. Cette situation a même conduit Nicolas Sarkozy à apporter son soutien à une autre lutte du même type, celle des salariés de la compagnie de ferries Seafrance qui souhaitaient également reprendre leur entreprise en Scop.

L’élection de 2012 passée, l’actualité économique et sociale a mis progressivement d’autres formes d’agendas politiques sur le devant de la scène : la vague d’attentats qui frappe la France en 2015 ; les réformes du Code du travail, les débats sur la déchéance de nationalité vont reléguer complètement au second plan l’intérêt pour le monde coopératif et plus largement pour l’économie sociale et solidaire. Et ce en dépit de la création d’un ministère en bonne et due forme et du vote de la loi Hamon en 2014 adoptée pour permettre des financements spécifiques à l’économie sociale et solidaire. L’arrivée de Macron a définitivement écarté ces questions-là avec l’abandon du ministère pour un simple haut-commissariat à l’ESS (économie sociale et solidaire).

La question n’a toutefois pas complètement disparu et a même connu un développement important au même moment dans les arènes universitaires et dans certains espaces du militantisme pour le management alternatif. La thématique des coopératives profite aujourd’hui d’un intérêt renouvelé pour la démocratie au travail.

Des travaux et chantiers importants sont menés – comme le récent livre de la professeur de sociologie Anne-Catherine Wagner, Coopérer. Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif [lire notre interview avec Anne-Catherine Wagner], ou un projet d’histoire de la Confédération générale des Scop que je porte actuellement, notamment avec le chercheur Timothée Duverger. Le festival Onde de Coop a connu une affluence record lors de sa dernière édition début septembre à l’académie du Climat à Paris, avec plus de 500 participants. C’est du jamais vu pour un tel rassemblement.

Recueilli par Guillaume Clerc

Photo de une : À la Scop Fralib, près de Marseille, en 2022. En 2015, 42 salariés-coopérateurs de l’usine de thé qui appartenait auparavant à la multinationale Unilever ont repris le site en coopérative de production. Voir nos reportage sur le site au début de la Scop en 2015 et sur l’entreprise sept ans après. ©Jean de Peña/Collectif à vifs

Notes

[1Une société coopérative et participative, Scop, est une société coopérative de forme SA, SARL ou SAS dont les salariés sont les associés majoritaires. La forme société coopérative d’intérêt collectif, SCIC, peut recouvrir tout type d’activité qui rend des services aux organisations ou aux individus, sans restriction a priori. Pour se constituer, une SCIC doit obligatoirement associer des salariés, des bénéficiaires, et un troisième type d’associé selon les ambitions de l’entreprise (entreprise privée, financeurs, association). Les collectivités territoriales peuvent devenir associés et détenir jusqu’à 50 % du capital.