Un fait divers, aussi tragique fût-il, saurait-il infléchir les orientations générales d’une politique de santé mentale établie de longue date ? Oui, affirme le président de la République, toujours prompt à se saisir personnellement des dossiers et prendre des décisions sans concertation préalable.
Le 12 novembre dernier, un patient schizophrène de 58 ans, hospitalisé d’office (HO) dans l’établissement de Saint-Egrève, près de Grenoble, s’enfuit des jardins où il était autorisé à se promener, se rend en ville, y achète un couteau et, en proie à des pulsions délirantes et hallucinatoires, agresse mortellement la première personne qu’il croise, en l’occurrence un jeune homme de 26 ans. Brutal, dramatique et imprévisible, l’acte est le fait d’un homme dont les antécédents hétéro-agressifs étaient connus et avaient justifié d’autres HO antérieures. Passée une émotion qui dût rester de l’ordre de l’intime – celle, indescriptible, des proches de la victime –, se met en branle un cortège politico-médiatique convoquant dans la figure fantasmée du fou dangereux celle du criminel désigné, comme cela fut déjà le cas en décembre 2004, lors du drame de Pau (deux infirmières de nuit y furent assassinées dans leur service par un patient schizophrène).
« Impensable », « inacceptable », « horrible » donc… L’avalanche de commentaires, dans une course au superlatif dont les politiques ont le secret, se révélera annonciatrice d’une suite de décisions dont certains médias se feront les relais complaisants [1]. Démission du directeur de l’hôpital de Saint-Egrève, exigence d’une réforme de l’hospitalisation en psychiatrie, visite par Nicolas Sarkozy de l’hôpital d’Antony le 2 décembre (« Avez-vous déjà eu peur ? », demanda-t-il aux personnels présents), et présentation [2] en ce même lieu de mesures choc : 70 millions d’euros alloués à la psychiatrie publique (dont 30 pour la « sécurisation » des services et l’ajout de 200 chambres fermées, et 40 pour la création de 4 Unités pour malades difficiles (UMD) supplémentaires aux 5 déjà existantes) ; dispositif de géolocalisation et création d’un fichier national des personnes HO ; et enfin, réunion d’un collège de trois experts afin de statuer sur toute sortie d’essai, ou définitive, d’un patient HO (la décision ultime restant du ressort des préfets, rappelés dans le discours présidentiel à « l’engagement de leur responsabilité »).
Typique de la méthode présidentielle, le discours inaugural d’Antony alterne hommages très (trop) appuyés aux professionnels, sophismes et tautologies comme autant d’appels au “bon sens”, et mesures impératives. Si nul ne nie la nécessité de parer à la dangerosité potentielle et réelle de malades – ce à quoi répond déjà l’appareil médico-légal –, les mesures envisagées, pour l’essentiel coercitives, montrent surtout une profonde incompréhension de la dynamique du soin psychiatrique. Peu de considération pour ses acteurs, tenus à l’écart [3], contre toute évidence, de tout niveau décisionnel. Et génèrent enfin une forte inquiétude, tant y est criante l’absence d’anticipation sur les conséquences qu’elles entraîneront.
La psychiatrie publique aujourd’hui
Chaque département français dispose d’un Centre hospitalier spécialisé (CHS) ou Etablissement public de santé (EPS) chargé d’accueillir, soigner et accompagner les personnes souffrant de troubles psychiques. Un établissement est structuré en secteurs de psychiatrie adulte et intersecteurs consacrés aux enfants et adolescents. Dans les régions fortement urbanisées et peuplées, telles la région parisienne, un secteur couvre géographiquement une population de 50 000 à 100 000 habitants. Chaque secteur, enfin, dispose d’une unité d’hospitalisation à temps plein et de structures extra-hospitalières : hôpital de jour, centre médico-psychologique (CMP), appartement thérapeutique… – supports institutionnels de thérapies qui s’étirent souvent sur de nombreuses années.
La politique de sectorisation, initiée par circulaire en 1960 et pleinement installée par la loi du 25 juillet 1985, est globalement parvenue à maturité sur tout le territoire. Sa création fut le fruit d’un long cheminement clinique, politique, philosophique et culturel. Tenant l’asile pour un lieu d’enfermement et d’exclusion, intégrant les apports psychanalytiques et philosophiques qui avaient levé la frontière entre normal et pathologique, s’appuyant sur la médication psychotrope alors naissante, les fondateurs du secteur ont poursuivi une idée-force : restaurer la personne malade dans sa citoyenneté et l’accompagner dans la cité, hors les murs de l’asile.
Engagée désormais dans une politique de rationalisation de son fonctionnement et de ses coûts, la psychiatrie publique a fortement réduit la voilure, et en premier lieu son nombre de lits. Les secteurs qui disposaient encore de 40 ou 50 lits il y a dix ans n’en comptent plus que 20 aujourd’hui. Ce faisant, et au risque de réduire les thérapies aux seuls psychotropes, les temps d’hospitalisation sont très courts (une quinzaine de jours en moyenne), les patients souvent à peine stabilisés au moment de leur sortie, et les services perpétuellement pleins. Un flux tendu qui n’est pas sans implication sur les équipes soignantes, notamment confrontées à des problèmes de sous-effectifs (entre autres chez les infirmiers et les psychiatres). Ce turn-over très rapide des patients et l’engorgement de l’hospitalisation à temps plein pèsent enfin sur les structures extra-hospitalières, elles aussi surchargées [4].
Qu’est-ce que l’hospitalisation d’office (HO) ?
Longtemps soumis à l’arbitraire, l’asile n’a été pleinement encadré par la loi qu’à compter de 1838. Celle-ci définissait notamment les trois modes d’hospitalisation alors en vigueur : le placement d’office (PO), le placement volontaire (PV, qui n’avait de volontaire que le nom) et le placement libre (PL). Une législation qui se perpétuera plus d’un siècle et demi et ne sera réformée que par la loi du 27 juin 1990, toujours en application. Les trois types d’hospitalisation sont alors redéfinis : l’hospitalisation libre, où le patient adhère à son projet de soins ; l’hospitalisation à la demande d’un tiers, hors consentement de l’intéressé, où la demande de placement est requise par un tiers et soumise à certification médicale ; l’hospitalisation d’office enfin, décision médico-légale qui correspond à un arrêté préfectoral. Régie par l’article L3213-1 du Code de la santé publique, elle est requise lorsqu’une personne présente des troubles mentaux compromettant la sûreté des personnes (y compris elle-même) ou portant atteinte à l’ordre public. Elle nécessite une double certification médicale et ne peut être levée que par décision du préfet sur demande et avis médical. Elle associe donc une obligation de soins à un maintien en structure fermée. Actuellement, environ 13% des hospitalisations sont des HO. Dans le cas d’actes graves entraînant une procédure pénale, des experts psychiatres statuent sur l’irresponsabilité de la personne par abolition ou non de son discernement au moment des faits. Si l’irresponsabilité est avérée, un non-lieu est prononcé selon l’article 122-1 du Code pénal.
Vue générale de l’hôpital Sainte-Anne
Qu’en est-il de la dangerosité du malade mental ?
Le plus souvent consécutifs à des troubles psychotiques, donc à des manifestations délirantes qui altèrent la représentation de la réalité, les actes de violences commis sur autrui par des malades mentaux sont très rares, ramenés à l’ensemble de la population adulte. Ce qui n’exclut pas l’existence et la gravité de ces passages à l’acte lorsqu’ils ont lieu, mais qui les ramène à une réalité statistique qui entame la représentation fantasmatique du “fou dangereux”.
Les statistiques du ministère de l’Intérieur et les conclusions du rapport Lovell de mars 2005 (Commission “Violence et santé mentale”) font apparaître que plus de 90% des actes homicides commis (environ 1 800 en France chaque année), dont 70% sous l’emprise de l’alcool, sont le fait de personnes non sujettes à des troubles psychiatriques. Selon le rapport Lovell, « les troubles mentaux, stricto sensu et sans l’appoint d’une dépendance alcoolique, ne sont impliqués que dans 3% des actes criminels ». Enfin, on soulignera que les malades mentaux sont vingt fois plus victimes de violences qu’ils n’en sont eux-mêmes les initiateurs.
Quelles sont les conséquences potentielles des mesures envisagées ?
Concrètement, il est à craindre à moyen terme un accroissement des mesures d’hospitalisations d’office, de par la réactivité à tout comportement qui pourrait être assimilé à une conduite dangereuse. La réticence des autorités préfectorales à la levée des HO et le temps nécessaire à la consultation des trois experts entraîneront une augmentation des HO – et ce sur un temps d’internement bien plus long qu’à l’accoutumée. L’engorgement actuel des services hospitaliers s’en ressentira d’autant, au détriment de tous : patients, HO ou non, et professionnels.
En terme sociétal, les professionnels de santé voient dans ces mesures un mouvement de forte régression de la représentation des troubles mentaux. L’analogie effectuée entre souffrance psychique et dangerosité, et le recours suggéré à un enfermement accru risquent de réactiver une stigmatisation politique, sociale et culturelle du malade mental – une image de fou désigné comme dangereux contre laquelle cliniciens, philosophes, acteurs sociaux luttent depuis des décennies.
Subordonnant l’obligation de moyens des professions de santé à son « obligation de résultats » (la sécurité publique), le président de la République risque bien d’accentuer une fragmentation du tissu social, en marginalisant un peu plus encore un malade mental qui l’est déjà trop. Un paradoxe de plus au discours habile du président, qui affirmait à Antony : « Nous devons nous engager pour que l’on parle de vos établissements autrement qu’à l’occasion de faits divers qui mettent en cause les patients qui vous sont confiés. » Le contraire, très exactement, de ce qu’il était en train de faire.
Martin Terrier