© David Delaporte / Cimade
Quatre personnes, dont trois administrateurs de sites associatifs et alternatifs, sont poursuivis par le groupe Bouygues. Leur procès aura lieu le 11 juin, à la 17e chambre correctionnelle de Paris, spécialisée en matière de presse. Les sites Indymedia (déclinaison en France de l’« Independant Media Center », créé en 1999 à Seattle lors des premières grandes manifestations altermondialistes), pajol (consacré aux luttes de sans papiers), et du Réseau anti-pub, ainsi qu’un ancien militant de la Confédération nationale du travail (CNT), sont accusés de « provocation directe, suivie d’effet, à la commission de destructions, dégradations et détériorations dangereuses pour les personnes ». Rien que ça !
Il leur est reproché la publication sur leurs sites respectifs d’un texte, début 2005, dénonçant la participation du groupe Bouygues et de ses filiales à la construction de centres de rétention administrative (CRA) et appelant à des actions de « harcèlement » contre l’entreprise. Les centres de rétention, en général édifiés à proximité des ports et aéroports, servent à enfermer les sans papiers pour une durée de 32 jours (portée à 45 jours par le projet de loi Besson) sur simple décision administrative. « Interpellations absurdes, violences dans les CRA, placements des familles, expulsions des malades, désespoir et révolte : le constat est le même, en pire, pour 2008 », décrit le dernier rapport de la Cimade, sur ces sympathiques lieux de détention.
Dix ans de prison pour avoir dénoncé la machine à expulser ?
Le texte incriminé pourfendait le géant du bâtiment : « Ainsi l’entreprise familiale accompagne les sans-papiers jusqu’au bout : elle les exploite sur ses chantiers (horaires flexibles à souhait, salaires compressibles, pas de contrat de travail), et construit les murs de leurs prisons (où ils/elles seront « stockés » jusqu’à leur expulsion - jusqu’à 32 jours). (...) S’en prendre à Bouygues ce n’est pas seulement refuser les centres de rétention… Frapper Bouygues c’est cracher à la face de ce vieux monde croulant qui se nourrit de l’enfermement et de l’exploitation », concluait le pamphlet, invitant les employés du groupe « à participer à son sabotage ».
Après avoir vainement recherché l’auteur (ou les auteurs) du texte, les enquêteurs ont élargi leurs investigations aux sites Internet sur lesquels l’appel a circulé. Des coupables faciles alors que, ici ou là, quelques vitrines d’agences appartenant au constructeur étaient taguées ou brisées. Pour le Procureur de la République, ces sites Internet tombent sous le coup de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 (article 23, modifié en 2004) : « Seront punis comme complices d’une action qualifiée crime ou délit ceux qui (…) par des écrits, imprimés, dessins, gravures (…) ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image (…), soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d’effet. »
Les peines maximales encourues s’élèvent à dix ans de prison et 250.000 euros d’amende. L’avocat de Bouygues (Olivier Metzner, également avocat de Dominique de Villepin) réclame des dommages et intérêts pour « préjudice moral » de 15.000 euros pour chacune des six filiales qui se sont constituées partie civile (soit 90.000 euros).
Camp d’internement administratif
En cinq ans, pendant que le Parquet instruisait la plainte de Bouygues, le nombre de places en centres de rétention a doublé, passant de 944 à 2.000. Ces prisons pour « illégaux » poussent proportionnellement plus vite que les logements sociaux ! Le groupe Bouygues a bénéficié de ces marchés publics. Sa filiale GFC construction a ainsi érigé en 2005 à Marseille – pour 14,4 millions d’euros et en un « délai record » - un « centre d’hébergement de 180 lits pour les personnes étrangères non admises ou refoulées aux frontières » (appréciez la novlangue). Idem à Nîmes en 2006 pour « un bâtiment hébergement de 126 lits », à Rennes ou à Coquelles…
Le plus gros contrat reste celui du Mesnil-Amelot, près de l’aéroport de Roissy, qui doit ouvrir prochainement. « Cinquante millions d’euros ont été dépensés pour ses 240 places, son système de surveillance et de cloisonnement ultra-moderne, son espace spécial pour l’enfermement de familles et d’enfants, ses caméras, ses barbelés, etc. C’est un véritable camp d’internement administratif qui accueillera prochainement plus d’étrangers qu’il n’y a d’électeurs dans cette petite commune de Seine-et-Marne », écrit la Cimade. La Société chimique routière & d’entreprise générale (Screg), filiale de Bouygues, y a participé. Anecdote kafkaïenne : trois travailleurs sans papiers avaient été arrêtés sur le chantier du Mesnil-Amelot en août 2008. Ils construisaient leur propre prison… Qui détruit et dégrade le plus ? Quelques briseurs de vitrine ou les centres de rétention (qui eux ne passent pas en procès) ?
« Cette plainte de Bouygues n’est pas un hasard. On connaît la position du groupe vis-à-vis du pouvoir en place. Ce procès fait partie de la tendance lourde actuelle qui vise à bâillonner ceux qui critiquent la politique de l’immigration, comme pour les délits de solidarité », estime l’avocat Stéphane Maugendre, l’un des défenseurs des accusés et président du Gisti.
La démarche du groupe Bouygues rejoint celle de Monsanto contre les faucheurs d’OGM, ou du groupe Bolloré contre un reportage sur ses activités au Cameroun diffusé par France Inter, qui vise à intimider ceux qui dévoilent les faces sombres du business. Pour les soutiens des personnes mises en examen, « le refus pur et simple de l’enfermement des sans-papiers et la dénonciation de tous ceux qui collaborent à cet enfermement » constituent « des principes qu’il faut continuer à défendre », notamment à l’occasion de « ce procès intenté par Bouygues contre la dénonciation de son implication dans la machine à expulser. »
Ivan du Roy