« Je propose l’entrée des citoyens, par tirage au sort de cent sénateurs, dans le contrôle politique du gouvernement et de l’exécutif français. » C’était l’une des propositions d’Arnaud Montebourg dans sa campagne pour la primaire socialiste. Introduire une dose de tirage au sort dans les rouages de nos institutions, afin d’ouvrir la représentation à de plus larges parties de la population : le débat revient régulièrement. La France insoumise, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, l’a utilisé dans le processus d’élaboration de son programme. Lorsqu’elle était candidate en 2007, Ségolène Royal avait également avancé l’idée de jurys citoyens tirés au sort, pour évaluer l’action des élus.
En France, l’un des fervents défenseurs du tirage au sort, suivi en particulier sur Internet, est l’idéologue blogueur et conférencier Étienne Chouard. L’homme s’était fait connaître pour son opposition au traité constitutionnel européen en 2005. Il ne cesse depuis de promouvoir la nomination d’une assemblée constituante par tirage au sort. Mais aussi pour la désignation d’une partie des élus du Parlement. Pour Étienne Chouard, le tirage au sort constituerait un remède décisif pour lutter contre les dérives oligarchiques – autrement dit, contre l’accaparement du pouvoir par une minorité de la population.
Venant d’un homme qui anime son réseau de partisans de manière très verticale et quasi évangélique, avec des relais fidèles baptisés « gentils virus », cette idée fixe peut susciter la méfiance. D’autant plus qu’Étienne Chouard affiche régulièrement sa proximité avec des personnages de la mouvance conspirationniste d’extrême droite, tel Alain Soral, qu’il a défendu avant de découvrir tardivement – en 2014 – les positions racistes, antisémites, sexistes et violentes du fondateur d’Égalité et réconciliation [1].
De la Grèce antique aux Jurés d’assises
Au-delà des positionnements sulfureux de ce défenseur parmi les plus visibles du tirage au sort, l’idée de remplacer l’élection par une sélection aléatoire de citoyens est-elle pertinente ? D’où vient-elle ? Est-elle déjà mise en pratique ? En France, le tirage au sort est utilisé pour désigner les jurés des tribunaux d’assises qui jugent les accusés de crimes. Le tirage se fait alors parmi les personnes inscrites sur les listes électorales et âgées de plus de 23 ans [2]. Ce principe du tirage au sort des jurés d’assises a été adopté dès 1791, juste après la Révolution. A l’époque, seuls les citoyens masculins qui payaient suffisamment d’impôts pour obtenir le statut de grands électeurs pouvaient être sélectionnés [3].
Dans l’Athènes antique, la plus grande partie – 86 % – des postes de magistrats étaient tenus par des citoyens tirés au sort. Les femmes, les esclaves, les enfants, et les hommes de moins de 30 ans en étaient exclus. Par ailleurs, seuls les noms de ceux qui le souhaitaient étaient introduits dans l’urne de tirage au sort, rappelle le professeur de sciences politiques Bernard Manin. Ensuite, les sélectionnés « étaient soumis à la surveillance constante de l’Assemblée et des tribunaux ». « Pendant la durée de leur mandat, n’importe quel citoyen pouvait à tout moment déposer une accusation contre eux et demander leur suspension » [4]. Cette combinaison de deux critères, « du volontariat et de l’anticipation des risques encourus devait (…) entraîner une sélection spontanée des magistrats potentiels ». Le tirage au sort n’excluait donc pas toute forme de sélection sur la compétence.
En France, des conseils citoyens désignés par tirage
La désignation des gouvernants par tirage au sort a aussi été pratiquée au Moyen-Âge dans plusieurs cités italiennes et dans des villes d’Espagne [5]. Plus près de nous, le tirage au sort a été réintroduit en Europe et aux États-Unis dans les années 1970 via des jurys citoyens. Ils étaient choisis de manière aléatoire pour émettre un avis sur les politiques publiques, ou pour contribuer à gérer un budget participatif, comme très récemment en Allemagne ou en Espagne. Il est désormais utilisé en France pour désigner les membres des nouveaux « conseils citoyens », mis en place dans les quartiers prioritaires avec la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine de 2014.
Une partie des membres de ces nouveaux conseils citoyens sont choisis parmi les acteurs de la vie du quartier : associations, commerçants, médecins... Les autres participants sont tirés au sort, avec autant de femmes que d’hommes. À la charge des villes de définir les modalités de cette sélection aléatoire. « Les municipalités peuvent choisir de tirer au sort sur les listes électorales, ce qui pose le problème des étrangers extra-européens et des non-inscrits, qui sont éliminés d’office, explique Bénédicte Madelin, de la coordination citoyenne Pas sans nous, qui a accompagné la mise en place de ces conseils. Nous savons pourtant que la mal-inscription sur les listes électorales est un phénomène important dans les quartiers populaires. D’autres villes ont opté pour un tirage au sort à partir de listes croisées, en mélangeant listes électorales, celles des organismes HLM, des abonnés EDF ou à l’eau. »
Quand les tirés au sort s’auto-éliminent
Reste que les habitants sélectionnés ne savent pas forcément qu’un tel conseil citoyen existe, à quoi il sert, quel y serait leur rôle ou l’utilité de s’y rendre. « Certaines villes tirent au sort sur des listes de volontaires. Dans ce cas, les gens savent mieux de quoi il s’agit. Mais en tirant au sort seulement sur des listes de volontaires, le risque est de retrouver encore les militants associatifs. » Dans certaines municipalités, des élus ont fait du porte à porte pour informer sur la mise en place du conseil citoyen et les procédures de tirage. « Ce sont les endroits où la mobilisation a le mieux fonctionné, signale Bénédicte Madelin. Sinon, les gens ne viennent pas. À Marseille, sur 4 000 tirés au sort, seules 80 personnes ont répondu positivement. En général, sur les listes totalement aléatoires, 10% des gens répondent positivement. »
Il est aussi plus difficile de demander à des habitants choisis au hasard de s’impliquer dans des assemblées n’ayant qu’un rôle consultatif. « Normalement, les conseils citoyens ont la compétence de copiloter la politique de la ville et d’évaluer ce qui est fait dans le quartier, précise la responsable associative. Mais il n’y a pas de codécision. Majoritairement, les conseils citoyens sont encore cantonnés à des questions de convivialité. Pour nous, ils ont cependant entrouvert la porte à une nouvelle participation des habitants. Cela peut créer un mouvement. Certains tirés au sort sur listes aléatoires s’impliquent vraiment. » L’engagement serait aussi facilité si la participation était indemnisée. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. « Nous avons réfléchi à une indemnisation des membres, sur un système similaire aux journées de délégation syndicale par exemple. Aujourd’hui, si un membre de conseil citoyen doit faire garder ses enfants, il doit le payer de sa poche. »
En Islande, un Forum pour une nouvelle constitution
L’Islande – qui ne compte toutefois qu’un peu plus de 300 000 habitants – s’est aussi tournée vers le tirage au sort lors d’une grande réforme politique engagée après la crise de 2008. Dès l’année suivante, une assemblée citoyenne de 1 500 personnes, dont 1 200 tirées au sort, s’est mise en place à l’initiative d’associations pour travailler à une réforme de la constitution. L’expérience est renouvelée un an plus tard, avec le soutien de l’État : 950 personnes sont tirées au sort au sein d’un Forum national. Ensuite, les 25 citoyens qui ont réécrit la constitution ont, eux, été élus, mais en tant qu’individus, sans lien à aucun parti ou institution. Leur mission était de finaliser un texte dans le respect des travaux de l’assemblée préalablement tirée au sort.
Résultat : la nouvelle constitution a été approuvée par deux tiers des votants lors d’un référendum consultatif. « Mais elle n’a toujours pas été adoptée à ce jour », regrette Katrín Oddsdóttir, l’un des 25 membres élus du conseil chargé de réécrire la constitution islandaise. De tels processus démocratiques seraient-ils voués à l’échec, faute d’une volonté des partis politiques traditionnels de s’y conformer, même dans un pays à population restreinte ?
Des expérimentations au sein des partis
La méthode est pourtant utilisée au sein même de certains partis. En France, en 2010 pour les cantonales, puis en 2011 pour les législatives, la section messine d’Europe écologie - Les Verts choisit de tirer au sort ses candidats parmi ses listes de militants. La pratique a toutefois créé des tensions avec les instances nationales du parti et ne devrait pas être renouvelée cette année.
Le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, La France insoumise, a lui aussi misé sur le tirage au sort pour enrichir son programme. « Nous ne pouvions pas nous permettre d’organiser un processus arithmétique de représentation par l’intermédiaire de délégués. Ce n’était pas la vocation des gens qui s’étaient engagés dans le mouvement, rapporte Charlotte Girard, coordinatrice du programme. Nous ne voulions pas d’un système rigide, ni nous retrouver dans une captation des groupes d’appui locaux par une orientation politique. »
Une technique pour rebattre les cartes
La convention de la France insoumise s’est déroulée sur deux jours, en octobre dernier. Le tirage au sort s’est déroulé trois semaines avant, en deux étapes, pour faire face aux éventuels désistements. Finalement, 600 militants du mouvement ont été choisis au hasard, soit les deux tiers des membres de la convention, avec une obligation de parité. Le dernier tiers était constitué de représentants des luttes et des organisations membres.
Plus de jeunes, plus de diversité sociale, la pratique du tirage au sort aurait eu un effet radical sur la composition de la convention, assure Charlotte Girard. « Beaucoup de jeunes, à partir de 16 ans, étaient présents. Avec un système classique de délégués, nous ne les aurions pas vus. Nous nous sommes rendu compte que cela permettait à des gens d’être là, qui autrement ne se seraient jamais retrouvés au sein d’une convention de parti. Et les participants étaient très engagés. »
Le tirage au sort contre la délibération politique ?
La France insoumise compte maintenir la pratique du tirage au sort dans son fonctionnement. Le comité national censé étudier les candidatures aux élections législatives sera en partie composé selon cette technique. La France insoumise voit-elle dans le hasard un outil à utiliser à grande échelle ? « Nous ne sommes pas pour le tirage au sort tout le temps, répond Charlotte Girard. Les offres politiques construites sont aussi nécessaires. Mais pour l’assemblée constituante, nous avons imaginé un système de panachage, avec une partie des membres tiré au sort, et une partie élue. Tout en laissant aux électeurs la responsabilité d’un recours plus ou moins important au tirage au sort, en donnant leur voix soit à une orientation politique affirmée, soit à la catégorie des "tirés au sort". »
Mais le tirage au sort suscite aussi des critiques. Pour le philosophe Daniel Bensaïd, celui-ci ne peut remplacer l’élaboration d’un véritable projet politique [6] : « Le remplacement pur et simple de la représentation par le tirage au sort signifie non seulement l’abolition de l’État, mais de la politique en tant que délibération d’où peuvent surgir des propositions et des projets à accomplir » [7]. Pour lui, « la délégation et la représentation sont inévitables. C’est vrai dans une cité, c’est vrai dans une grève, c’est vrai dans un parti. Plutôt que de nier le problème, mieux vaut donc le prendre à bras-le-corps et chercher les modes de représentation garantissant le meilleur contrôle des mandants sur les mandataires et limitant la professionnalisation du pouvoir. »
S’attaquer aux causes de la non-représentation
Le dispositif du tirage au sort n’est d’ailleurs pas forcément apprécié par ceux qui auraient peut-être le plus à y gagner, telles les populations – femmes, personnes victimes du racisme, milieux populaires – sous-représentées dans les instances politiques élues. « Nous réfléchissons à la représentation des femmes dans les assemblées politiques. À ce titre, le tirage au sort peut être perçu comme un dispositif plus juste et moins discriminant que l’élection. Mais cela ne constitue pas une solution au problème culturel de fond qui fait qu’il y a si peu de femmes élues aux postes de pouvoir, estime Marie Allibert, porte-parole d’Osez le féminisme. Pourquoi le paysage politique est-il presque sans femmes ? Le tirage au sort ne s’attaque pas aux causes de la non-représentation des femmes. »
« Il existe de meilleures solutions que le tirage au sort pour une meilleure représentation de la population », estime pour sa part Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires. Il milite pour l’instauration de statistiques ethniques afin, notamment, de mieux mesurer les discriminations. « Mettre en place, par exemple, des règles de parité pour la population dans toute sa diversité, c’est à dire des quotas dans les listes et dans les postes politiques », propose-t-il. « Le vote obligatoire, avec une reconnaissance du vote blanc, serait aussi un autre outil. Quantités de gens qui ne votent pas iraient alors voter, et pour des gens qui les représentent mieux. Cela permettrait de faire évoluer le corps électoral. » Et par conséquent le corps des élus ? Le débat est ouvert.