Basta! : La Méditerranée est devenue une « zone frontière », écrivez-vous dans l’ouvrage Méditerranée : des frontières à la dérive ? Comment et quand cela est-il arrivé ?
Camille Schmoll [1]. La Méditerranée est une zone frontière depuis longtemps. C’est avec la formation d’un espace de libre circulation européen, l’espace Schengen, que la frontière extérieure de l’Union européenne s’est renforcée. Dès les années 1990, avec l’entrée progressive d’un certain nombre d’États dans Schengen, se renforcent à la fois la frontière orientale de l’Union européenne, qui va se déplacer au fur et à mesure de l’inclusion des pays d’Europe centrale et orientale, et la frontière sud, qui est la mer.
Concrètement, l’Union européenne a progressivement fait pression sur les États du sud de l’Europe pour qu’ils instituent d’abord des visas. Rappelons que l’Italie a institué des visas d’entrée sur son territoire pour les ressortissants des pays non européens dans les années 1980 seulement ! C’est comme cela qu’on commence à filtrer les entrées. Au cours des années 1980 et 1990, les pays d’Europe du sud deviennent tout de même des pays d’entrée, des pays d’installation où les gens vont venir avec des visas et vont souvent rester, s’installer, être régularisés par la suite. Petit à petit, l’Union européenne va freiner ces opérations de régularisation. On se dirige vers une politique, si ce n’est répressive, en tous cas dissuasive pour les migrants. Et, comme on ne peut plus entrer avec un visa, on arrive par la mer, cette politique s’accompagne d’un renforcement de la frontière maritime. La création de l’agence Frontex en 2005, chargée de renforcer la surveillance des frontières, est une étape très importante.
Cette évolution a également généré un appareil de contrôle et de militarisation des frontières...
Oui, tout un dispositif de surveillance et de contrôle. La frontière entre le Maroc et l’Espagne – le détroit de Gibraltar – va devenir le lieu d’expérimentation de ce dispositif. C’est ici qu’on ferme une première route dans les années 2000, qui revient aujourd’hui sur le devant de la scène parce que les efforts contre les arrivées s’exercent en priorité sur la route du canal de Sicile. C’est l’histoire des flux en Méditerranée : quand on ferme une route, une autre s’ouvre, ou se rouvre, et les itinéraires ne cessent ainsi de se redéployer. La fermeture de la frontière à Gibraltar a donné naissance à une des premières grandes crises humanitaires en Méditerranée, la crise des cayucos – du nom donné aux embarcations des migrants – en 2006, lorsque des milliers de personnes ont alors commencé à traverser vers les Canaries.
Vous notez aussi le rôle de la pression européenne exercée sur la Libye, les États du Maghreb, pour qu’eux aussi durcissent leur législation migratoire…
Aujourd’hui, l’Europe a déplacé la pression en amont des routes. C’est l’externalisation du contrôle. On fait pression sur ce qu’on appelle les « pays tiers », pour qu’ils exercent eux-mêmes le contrôle de nos frontières. D’ailleurs, la coopération avec la Libye, de ce point de vue, remplit ses objectifs, puisque l’on constate une chute drastique des passages cette année dans le canal de Sicile : 21 000 passages contre environ 100 000 l’année dernière [2].
On parle beaucoup aujourd’hui de cette coopération entre l’Italie, l’Europe et la Libye, mais est-elle si nouvelle ?
Les accords bilatéraux avec la Libye ont une longue histoire. Il y a des pressions de l’Italie sur la Libye pour exercer un contrôle migratoire dès le début des années 2000. La raison pour laquelle les choses se compliquent dans les années qui suivent la chute de Kadhafi, c’est que cette collaboration n’existe plus. Auparavant, Kadhafi utilisait les migrants comme arme de négociation avec l’Union européenne. Dès qu’il se sentait en danger, il laissait passer des migrants pour faire pression sur l’Europe. Et en 2017, il y a eu le memorandum entre l’Italie et la Libye, qui a été salué par l’Union européenne.
Dans cette transformation de la Méditerranée en zone frontière, vous soulignez aussi le rôle des îles. Celles-ci, comme Lampedusa pour l’Italie ou Samos pour la Grèce, seraient devenues d’un côté des zones de rétention à grande échelle, mais de l’autre, également, des centres d’accueil et de solidarité citoyens ?
Les îles sont des laboratoires de dynamiques qui se développent aussi ailleurs. Sur les « hotspots » de réception des demandeurs d’asile qui ont été mis en place par l’Union européenne en 2015, un seul se trouve en Italie continentale, tous les autres sont sur des îles, italiennes et grecques, comme Samos, Lesbos, Lampedusa… Ce sont à la fois des lieux de tri et de contrôle. Mais l’itinéraire naturel n’amènerait pas forcément les gens à arriver sur les îles. Quand on observe la crise de solidarité qui se joue devant nous en Méditerranée depuis quelques mois, on a l’impression que le débouché naturel de ces bateaux de sauvetage des ONG, devrait être Malte, Lampedusa ou la Sicile.
En réalité, si les gens vont dans les îles, c’est parce qu’ils y sont acheminés. Il y a une volonté de concentrer la gestion des migrations dans les îles. C’est aussi, parfois, au service de stratégies politiques. Par exemple en 2011, Berlusconi a laissé pourrir la situation à Lampedusa en laissant les Tunisiens arriver après la révolution de Jasmin. 20 000 à 30 000 Tunisiens étaient alors bloqués sur l’île ! Et le gouvernement italien n’a rien fait pour les redistribuer ou les déplacer, parce que cela l’arrangeait de créer cet effet d’étouffement et de jouer sur l’urgence.
Aujourd’hui sur certaines îles grecques, l’urgence est produite par l’inertie politique. C’est le cas dans le camp de Moria, sur l’île grecque de Lesbos. La situation y est absolument épouvantable. Il y a des gens qui sont là depuis plusieurs années, des familles, des enfants, avec une urgence sanitaire et psychologique terrible, des violences de tous types, des situations inhumaines. On voit bien comment, là aussi, le gouvernement grec pourrait redistribuer ces populations, essayer de débloquer l’urgence, mais il y a une stratégie politique qui vise à mettre ces populations au ban, à les exclure.
C’est le sens de l’expression que vous utilisez d’« orchestration du spectacle de la frontière », une orchestration qui participe peut-être aussi à la formation d’un discours d’extrême-droite de refus violent des personnes migrantes ?
Avec certains géographes, nous parlons de « géographie de la peur ». La gestion des populations participe de cette géographie de la peur. Quand on décide de concentrer des populations en un lieu exigu, isolé, cela y contribue. Alors que ce sont des lieux où s’exprime aussi une solidarité, malgré, parfois, une rhétorique de l’insularité qui déclare « Nous sommes trop petits pour accueillir ». L’exemple typique de cette rhétorique, c’est Malte. Malte est parvenue, en pleine urgence migratoire, alors que l’Italie mettait en place l’opération Mare nostrum qui essayait de sauver les gens en Méditerranée, à rester complètement en dehors de la question. Encore aujourd’hui, Malte arrive à ce que, même pour les quelques bateaux qui accostent sur son territoire, les populations soient redistribuées vers d’autres pays européens. Malte a traversé toutes les années de crise migratoire sans accueillir personne ou presque.
Vous disiez que les formes d’accueil qui avaient eu lieu sur les îles s’essoufflaient un peu, mais on voit quand même des formes de résistance, des exilés eux-mêmes ou venant de la société européenne, qui sont impressionnantes. Comme les ONG, parfois lancées par de simples particuliers, qui vont en mer sauver les passagers des bateaux. Est-ce quelque chose d’inédit ?
Ce que font ces ONG est extraordinaire. Il faudrait que nos politiques arrivent à ouvrir les yeux là-dessus. Nous avons tous été éberlués par le silence de la France face à l’errance du bateau de SOS Méditerranée. En fait, il y a une peur d’agir sur ces questions. Il y a la peur de l’électorat, la peur de la sanction politique si on faisait un geste de solidarité. Or, aujourd’hui, la solidarité en Europe, en Méditerranée, elle se manifeste tous les jours, que ce soit par les initiatives des ONG, ou en général venant de la société civile. Par exemple, le bateau Mediterranea vient d’être lancé en mer. Il s’agit d’une initiative de personnes qui n’ont pas le professionnalisme de Médecins sans frontière, mais qui ont décidé, comme un pied de nez au gouvernement italien, d’arborer un pavillon italien et d’aller chercher des gens qui ont besoin d’être sauvés en mer, pour les ramener en Italie. Les initiatives sont nombreuses. Que ce soit dans les îles ou ailleurs, il y a des initiatives solidaires, des lieux qui deviennent des modèles de mobilisation. Mais ces initiatives se lancent plutôt à l’échelle locale qu’à l’échelle nationale, où l’on voit bien qu’il y a un blocage des États et une incapacité à réagir de façon humaine et rationnelle.
Comment le processus de criminalisation des ONG de sauvetage est-il advenu ?
Là aussi, c’est une longue histoire. Parfois on pense que cette question naît avec la crise syrienne de 2015. En réalité, la criminalisation des ONG est intervenue très vite. Dès la fin de Mare Nostrum en 2014, les ONG commencent à agir en Méditerranée. Très vite, Frontex et l’Italie s’inquiètent et criminalisent leur travail. On les accuse de générer un « appel d’air », tout comme on accusait Mare Nostrum de générer un appel d’air. C’est quelque chose qui n’est pas nouveau. Après, il y a eu le code de conduite imposé aux ONG par le gouvernement italien à l’été 2017, en parallèle de la mise en place de la coopération avec la Libye. Cette criminalisation de toute forme de solidarité a de quoi inquiéter. La refonte en cours de la loi sur le droit d’asile en Italie est de ce point de vue à surveiller de près. De même que l’arrestation récente du maire de Riace, une ville devenue un modèle d’accueil, qui est un nouveau signe de cette criminalisation [3]. Ce sont des signaux pour décourager les opérations de solidarité.
Quel a été le résultat de la mise en place, en 2015, des « hotspots » de l’Union européenne, ces centres d’accueil et de tri des migrants ?
Le système des hotspots a été un échec total, comme toutes les initiatives qui ont été mises en place à l’échelle européenne pour essayer de maîtriser le gestion des flux d’entrée, par exemple les relocalisations à l’intérieur du territoire européen. La politique de relégation aux pays tiers du contrôle migratoire est liée à l’incapacité des États européens de trouver des solutions à l’échelle européenne. Cette incapacité abandonne les migrants entre les mains de pays qui ne sont pas démocratiques et qui sont instables, comme le Soudan, l’Érythrée, ou la Libye. L’objectif actuel de la politique européenne en matière de gestion des migrations est de mettre en place un système de hotspots à l’extérieur du territoire de l’UE. C’est problématique, ne serait-ce qu’en termes de respect de la convention de Genève sur les droits des réfugiés. Cela peut-être assimilé à une forme de refoulement.
Le nombre des morts en mer lors des tentatives de passage augmente. Les autorités européennes sont-elles en partie responsables de ces morts ?
Les passages sont devenus de plus en plus dangereux, de plus en plus difficiles, du fait des contrôles [4]. On a remis le contrôle du canal de Sicile entre les mains des gardes-côtes libyens : il est devenu depuis très dangereux de le traverser. Si le nombre de passages a chuté, la part de morts sur l’ensemble des passages a en revanche drastiquement augmenté. Nous en sommes à plus de 30 000 morts sur les vingt dernières années en Méditerranée. C’est une conséquence de cette délégation du contrôle aux pays du sud, notamment à la Libye.
Une pression est aussi exercée sur le Maroc, avec pour conséquence par exemple, tout récemment, une femme tuée en essayant de passer le détroit de Gibraltar. Nous avons vu aussi plusieurs épisodes en Égypte, de gardes-côtes ou de militaires qui ont tiré sur les bateaux au départ et qui ont tué des gens. Il est donc certain que la pression mise sur les pays du sud de la Méditerranée a aussi pour impact une augmentation de la létalité au départ puis en mer.
Le fait que le travail des ONG soit découragé augmente également le nombre de morts en mer. C’est là que la théorie de l’appel d’air ne fonctionne pas. La grande majorité des personnes qui ont traversé la Méditerranée ces dernières années étaient dans une situation d’urgence humanitaire. Les Syriens, les personnes qui viennent de la Corne de l’Afrique, de République démocratique du Congo, sont des gens qui, de toutes manières, auraient pris la route de l’exil. Pour ces personnes, il faudrait instaurer des voies de passage humanitaire qui permettraient aux gens de demander l’asile en amont. Aujourd’hui, ce n’est pas possible. Je me suis retrouvée récemment sur un plateau télé avec un journaliste du Figaro. Il a soutenu que pour un Afghan, il suffisait de faire une demande de visa humanitaire au consulat en Afghanistan. J’étais outrée. Dans la plupart des consulats, on ne peut pas faire une demande de visa. C’est tout simplement impossible ! C’est pour cela que les gens prennent la route de la Méditerranée. Aujourd’hui, la seule façon de partir vers l’Europe, c’est d’emprunter ces routes ultra-dangereuses.
Est-ce que vous avez des propositions pour une politique migratoire alternative dans l’espace méditerranéen aujourd’hui ?
Nous savons déjà que la politique actuelle ne fonctionne pas, pour des raisons humaines, éthiques. Elle a un impact sur la vie des gens qui est terrible, elle génère un allongement des trajectoires de personnes qui se retrouvent dans une situation d’errance sans fin. Du point de vue légal, on est en train de s’asseoir sur la convention de Genève sur les droits des réfugiés, et sur toutes les conventions sur les droits des enfants. Du point de vue des droits humains, c’est une catastrophe. Du point de vue économique, les millions d’euros investis dans la sécurisation des frontières, dans la coopération avec les pays tiers, ne pourraient-ils être investis dans les initiatives d’accueil, d’insertion ? En rendant le passage des frontières de plus en plus difficile, on engraisse les passeurs. On est dans une situation qui risque de ne pas s’améliorer, avec un coût humain énorme.
Face à cette situation, nous essayons, avec un groupe de chercheurs, de promouvoir une initiative de « Giec » des migrations, sur le modèle du panel d’experts sur le climat, un panel d’experts sur l’asile et les migrations. Nous avons lancé un appel en ce sens fin juin [5]. Nous partons du constat que les chercheurs qui travaillent sur les migrations ne sont jamais écoutés quand il s’agit de politiques migratoires. Le fait que les migrations se font principalement de régions du Sud vers d’autres régions du Sud, que l’Europe n’est pas la principale destination, qu’en termes économiques, les effets des migrations sont positifs pour les pays d’accueil... Tous ces points font consensus parmi les chercheurs. Mais ces aspects ne sont presque jamais pris en considération par les politiques. Les politiques migratoires actuelles ne répondent pas du tout à une vision rationnelle des choses. Elles sont animées par le court-terme électoraliste, elles n’ont rien à avoir avec la réalité des migrations. Nous appelons, sur les migrations, à un point de vue plus réaliste, plus pragmatique, et finalement plus dépassionné.
Propos recueillis par Rachel Knaebel
Collectif Babels, Méditerranée : des frontières à la dérive, Le Passager clandestin, octobre 2018.
– Un Manifeste pour l’accueil des migrants
Rendez-vous le 25 octobre, à partir de 19h, au Centquatre, 5, rue Curial 75019 Paris (lire ici)