Une fois de plus, Total défraie la chronique médiatique. Après les procès Erika et AZF, les nombreux et tragiques accidents survenus sur plusieurs sites industriels français du groupe en 2009, c’est cette fois-ci dans le domaine économique et social que la première entreprise de France s’est récemment et bruyamment faite remarquer en annonçant la possible fermeture prochaine de sa raffinerie des Flandres, à côté de Dunkerque (lire notre reportage, ndlr).
Pour une association comme les Amis de la Terre, qui œuvre depuis 40 ans à faire de l’écologie politique une force de transformation et de modernisation radicale de la société, l’annonce de la fermeture de la raffinerie de Total ne peut qu’être sujette à un débat profond et sensible, tant il touche à ses valeurs mêmes.
Sur le plan humain, force est d’admettre que la fermeture de ce site serait une catastrophe socio-économique, alors que la région dunkerquoise est déjà sévèrement touchée par la désindustrialisation des dernières décennies. Des milliers d’emplois directs et indirects seraient impactés, avec les conséquences que l’on peut facilement imaginer pour autant de foyers. Cela serait d’autant plus scandaleux que le groupe Total a accumulé depuis des années plusieurs dizaines de milliards d’euros de bénéfices, en grande partie reversés directement à des actionnaires qui figurent parmi les plus choyés du CAC40. D’autant plus scandaleux aussi car Total, riche de sa manne, investit des sommes considérables dans d’autres projets de raffinage à l’étranger, comme celui de Jubail en Arabie Saoudite, ou de Port-Arthur au Texas ; deux projets qui, selon le groupe, représenteront environ 500 millions d’euros annuels d’investissements sur la période 2009-2013.
Mais il faut également être réaliste, et tenir compte des évolutions mondiales actuelles et prévisibles pour les prochaines décennies. Être réaliste, et tenir compte des contraintes environnementales et géologiques inéluctables à venir. Car le raffinage est désormais structurellement déficitaire et surcapacitaire dans les pays riches et industrialisés du Nord, et cela pour la meilleure raison qui puisse être : la mutation du parc automobile de l’essence vers le diesel, certes, mais aussi la baisse de la consommation en valeur absolue dans ces pays. Demain, les véhicules, c’est inéluctable car il n’y aura pas le choix, consommeront moins qu’aujourd’hui. Après-demain, la pénurie mondiale de pétrole rendra nos modes de vie, essentiellement basés sur des transports routiers peu onéreux mais inefficients en termes énergétiques, impossibles sur le plan économique. Et, dès aujourd’hui, le réchauffement climatique et les pollutions atmosphériques impose la transformation radicale de nos sociétés vers l’ère de l’après-pétrole, seule solution pour assurer la survie de l’Humanité à l’échelle du siècle à venir.
Soyons clairs : il ne s’agit pas de prendre la défense de Total, qui aurait pu mieux préparer l’avenir de ce site, et qui s’inquiète surtout de considérations strictement financières plutôt que du devenir de ses salariés. Mais il est aussi gênant d’entendre certains de ces derniers exiger la poursuite de l’activité d’une raffinerie vouée à une disparition certaine et même souhaitable sur le plan environnemental ; de même qu’il semble difficile de reprocher à Total de vouloir s’adapter à un marché en mutation et par essence (sic) ultra-mondialisé, à moins de souhaiter, en tant que salarié, l’échec commercial de son entreprise, ou bien de refuser ensuite, par cohérence, d’en partager les bénéfices et les avantages.
Ce ne sont pas les investissements de Total en Arabie Saoudite qu’il faut condamner ; ce sont tous les investissements dirigés vers l’augmentation de l’activité d’un secteur ultra-polluant qui connaît ses dernières heures de gloire et qui s’acharne à vouloir perpétuer un modèle énergétique insoutenable dont les citoyens du monde entier, et surtout les plus pauvres d’entre eux, subissent déjà les très lourdes conséquences sociales, environnementales et sanitaires.
Les salariés de la raffinerie de Dunkerque craignent pour leur avenir, ce qui est absolument légitime. Mais peut-être serait-il plus judicieux pour eux d’exiger de Total la prise en charge intégrale des conséquences sociales de l’éventuelle fermeture du site et de la restructuration de ses activités. Et de demander également aux pouvoirs publics, Etat et collectivités territoriales comprises, ce qu’ils comptent faire pour remplacer une activité dont ils ont eux aussi largement bénéficié depuis quarante ans, et reconvertir un site industriel vers un modèle plus soutenable.
Gwenael Wasse
Chargé de la campagne Responsabilité sociale et environnementale des entreprises pour Les Amis de la Terre
Voir notre reportage : Total ne délocalise pas par hasard