Ce lundi 20 janvier, Donald Trump est investi président des États-Unis pour un deuxième mandat, après les quatre ans de la présidence Biden. Ce même jour, le mouvement HelloQuitteX appelle à quitter massivement le réseau social X (ex-Twitter).
Pourquoi ? Car « X/Twitter est instrumentalisé jusque dans l’algorithme par Elon Musk à des fins politiques, X est devenu dangereux pour les démocraties », défend le mouvement dans son manifeste. La première alternative à X, Instagram ou Facebook, c’est depuis plus de huit ans Mastodon : un réseau social sans publicité et un logiciel libre et open source développé par une organisation à but non lucratif.
En plus, Mastodon est décentralisé, c’est-à-dire qu’il n’est pas contrôlé par une seule entreprise qui gère tout. Des structures indépendantes des fondateurs de Mastodon peuvent créer leurs propres serveurs sur le réseau. Mediapart, par exemple, l’a fait dès janvier 2023. Chaque serveur Mastodon est totalement indépendant, tout en étant capable d’interagir avec les autres pour former un réseau social mondial.
Aujourd’hui, Mastodon c’est 10 000 instances indépendantes de ce type, qui assument leurs coûts d’hébergement et opérationnels (technique, modération…). Certaines, comme piaille.fr, ont même créé leur propre structure associative.
Mastodon avait connu un premier boom d’inscription en 2022, au moment du rachat de Twitter par le milliardaire Elon Musk. Aujourd’hui, le réseau souhaite se transformer en fondation, gouvernée de manière collégiale et transparente, pour le protéger de tout rachat par des milliardaires mal (ou même bien) intentionnés.
Entretien avec Renaud Chaput, responsable technique de Mastodon et l’un des francophones du projet (créé par un Allemand), qui réunit aujourd’hui des contributeurs et des utilisateurs à travers le monde.
Basta! : Comment se positionne Mastodon face au mouvement actuel de départs de X (ex-Twitter) ?
Renaud Chaput : On considère que Mastodon, c’est un bien commun, surtout vu l’environnement médiatique et politique actuel. On essaie de faire notre part et de porter un peu cette parole, surtout en contrepoint à ce qui existe, que ce soit X, Meta [propriétaire de Facebook, Instagram et WhatsApp, ndlr] mais aussi BlueSky.
On pense qu’on a loupé une opportunité en 2022. Mastodon a beaucoup grossi alors et a implosé. En trois semaines, environ six millions de personnes ont essayé de s’inscrire, alors qu’il y avait moins de 100 000 personnes au début. Techniquement, on n’a pas fait face. Et l’interface n’était pas forcément géniale.
Donc, les gens ne sont pas restés. Et on a à nouveau raté une opportunité ces derniers mois, dans laquelle BlueSky s’est glissé. On se dit que ça aurait été mieux si c’était nous qui avions représenté l’alternative la plus évidente pour quitter X. On est toujours contents qu’il y ait de nouveaux acteurs, mais on a des doutes sur la pérennité de BlueSky. Pour nous, leur modèle financier, économique, d’actionnariat, ça reste la même chose que ce qu’il y avait avant. Et on pense que les mêmes causes, à terme, créeront les mêmes effets.
Quel problème pose BlueSky selon vous ?
Ce qui ne m’inquiète pas chez BlueSky, ce sont les gens qui l’ont créé. La PDG, les équipes, a priori, pour moi, ont un bon fond et des objectifs louables. Mais ça reste une société commerciale de droit américain, qui vient d’être valorisée à 700 millions de dollars et de faire une nouvelle levée de fonds d’investissement. Derrière, il y a des fonds d’investissement comme Bain Capital, des fonds d’investissement de cryptomonnaie. Pour l’instant, BlueSky est perfusé par ses investisseurs et continue à lever des fonds.
Mais un fonds de venture capital [ou capital-risque, activité d’investissement spécialisée dans le financement de jeunes entreprises à haut potentiel de croissance, ndlr] qui met de l’argent dans une boîte, ce n’est pas un don. À un moment, ils vont exiger de la rentabilité. À la question de comment on rentabilise un réseau social, les seules réponses qui ont été apportées à l’heure actuelle, c’est de revendre des données et de mettre de la pub. Cela veut dire collecter des données sur les utilisateurs, et cela veut dire créer de l’engagement, ce qui revient à dire créer du conflit.
La seule chose que BlueSky vend à l’heure actuelle, ce sont des noms de domaine pour les gens qui veulent un nom de domaine personnalisé pour leur compte. Ce n’est pas ça qui va leur rapporter beaucoup d’argent.
Certes, l’entreprise BlueSky a inscrit dans ses statuts qu’il s’agit d’une « Public-benefit corporation », ce qui signifie qu’elle considère le bien commun et pas seulement les actionnaires. Mais c’est difficile de savoir à quel point les actionnaires peuvent renoncer à cet engagement s’ils le décident.
Un réseau comme Mastodon qui, justement, ne va pas monétiser les données de ses utilisateurs, peut-il vraiment faire le poids face à une entreprise qui lève des centaines de millions d’euros ?
Notre espoir, c’est que la prochaine fois qu’un réseau social explose, on sera là et on sera mieux préparés. On saura mieux accueillir les gens. Avec notre budget actuel, tout est beaucoup plus lent à développer. Aujourd’hui, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, beaucoup de gens nous contactent, car ils se rendent compte des enjeux. Ils nous demandent comment faire pour nous soutenir. Mais en France, il y a très peu d’écho au niveau des décideurs politiques.
Est-ce pour cette raison que Mastodon veut devenir une fondation ?
Le projet a besoin de grossir. C’est un projet open source qui a démarré il y a huit ans avec Eugen Rochko, son fondateur, qui vit en Allemagne et qui a lancé ça tout seul alors qu’il était encore à l’université. Depuis, beaucoup d’utilisateurs et d’utilisatrices ont rejoint Mastodon.
Eugen a expliqué dans un fil sur Mastodon que personnellement, les deux dernières années lui avaient coûté beaucoup en termes de santé mentale et physique. Que c’était difficile, parce que, pour beaucoup de monde, il était assimilé à Mastodon, et Mastodon à lui. C’était trop.
Aujourd’hui dans l’équipe cœur, nous sommes une douzaine de personnes. Quelques salariées à temps plein d’une société enregistrée en Allemagne. Et quelques personnes à temps partiel ou freelance. Ensuite, c’est du bénévolat. Et il y a tous les contributeurs et contributrices volontaires au niveau code ou de la documentation.
Environ 950 personnes ont contribué au projet, sans rémunération. C’est un gros projet open source. Un des problèmes, c’est que rien que pour gérer la communauté de contributeurs volontaires, de notre côté, ça nécessite une ou deux personnes salariées à temps plein. Parce qu’il faut vérifier ce qu’ils font, les guider, répondre, corriger les problèmes.
Une fondation pourrait-elle permettre de récolter plus facilement des dons philanthropiques ?
La société qui porte Mastodon peut déjà récolter de dons depuis 2021. C’est une entreprise au statut de « société d’intérêt général à responsabilité limitée » [« gGmbH », en allemand, ndlr]. Mais l’autorité fiscale allemande nous a envoyé une lettre début 2024 disant qu’elle ne nous considérait plus « d’intérêt général ». Ça a été compliqué de savoir pourquoi. A priori, c’est parce que dans le code fiscal allemand, ce n’est pas marqué explicitement que l’open source peut être à but non lucratif.
On sait qu’il y a des associations en Allemagne qui se battent pour que cela soit possible, entre autres Wikipédia. Les Verts allemands portent une proposition de loi en ce sens depuis des années. Cela n’a mené nulle part pour l’instant. On a perdu ce statut non lucratif qui nous servait à garantir l’indépendance du projet parce qu’il évite la revente de la société.
Donc s’est posée la question de comment rester indépendant, comment sanctuariser les valeurs et le contrôle du projet. C’est là qu’est venue l’idée de créer une fondation, mais probablement pas en Allemagne. On discute avec des cabinets d’avocats. On réfléchit potentiellement à la Belgique, comme la fondation Eclipse, qui est une grosse fondation qui travaille sur l’open source. En Belgique, il existe le statut d’association internationale sans but lucratif, qui a l’air d’être parfaitement taillé pour ce qu’on veut faire.
Aujourd’hui, on a un budget annuel de 600 000-700 000 euros, qui est déjà quasiment entièrement basé sur des dons. On a publié notre rapport 2023 il y a quelques semaines, on va bientôt publier notre rapport 2024. Plus de 9000 personnes nous donnent mensuellement sur la plateforme Patreon. Et il y a de gros donateurs. La fondation Mozilla nous a ainsi donné 100 000 euros. Des particuliers nous ont aussi fait de gros dons, de riches Américains surtout.
Un des soucis qu’on avait avant, c’est que pour collecter des dons de fondations, des dons vraiment significatifs de grosses structures, il faut disposer d’une structure et d’une gouvernance collective. Or, la gGmbH allemande était une entreprise à 100 % contrôlée par Eugen.
Nous n’avons pas encore défini la gouvernance de la future fondation. On y travaille avec les avocats et avec la communauté de contributeurs. Nous voudrions quelque chose qui soit représentatif d’un peu tous les utilisateurs et utilisatrices de Mastodon au sens large. Nous pensons que les gens qui contribuent à Mastodon doivent être représentés au niveau de la gouvernance. Les organisations qui utilisent Mastodon, les gens qui hébergent des serveurs Mastodon probablement aussi.
Mastodon a aujourd’hui plus d’un million d’utilisateurs réguliers. Comment se répartissent-ils dans le monde ?
C’est difficile de répondre à cette question, car Mastodon est décentralisé. On a à peu près 250 000 utilisateurs et utilisatrices sur le serveur mastodon.social, que nous hébergeons, ce qui représente un quart du réseau. Mais on ne collecte absolument aucune donnée sur les gens. Après, on sait que l’utilisation de Mastodon est importante en Europe, au Japon, et aux États-Unis. Ce sont les trois zones principales.
Au Japon, ils sont beaucoup sur des instances japonaises, où les utilisateurs discutent entre eux en japonais. Il s’agit plus de communautés locales qui agissent moins avec la sphère internationale de Mastodon. Ce qui est moins le cas en Europe et aux États-Unis.
Aux États-Unis, Mastodon a historiquement été développé principalement dans les milieux LGBT et les milieux LGBT-tech, des gens qui travaillent dans de grosses boîtes tech, dans l’open source, et qui ont créé des instances. C’était considéré comme leur réseau social « safe space ». C’est pour ça qu’il y a sur Mastodon beaucoup de moyens de contrôler qui peut lire ce que vous publiez. Il y a aussi sur Mastodon beaucoup de militants des droits humains, des associations, des gens de gauche.
Y a-t-il eu une prise de conscience plus grande aux États-Unis, face à X, face à Meta, de l’importance d’avoir des réseaux comme Mastodon ?
Il y a beaucoup de débats aux États-Unis, mais ça reste dans des cercles très technologiques. L’auteur Cory Doctorow, par exemple, écrit beaucoup sur ce sujet-là depuis des années. Et ce qu’il dit commence à être repris de plus en plus. On a quelques grands donateurs états-uniens qui nous permettent aujourd’hui de financer la création de la fondation, et probablement notre budget pour l’année qui vient, qui nous ont fait des dons car ils sont paniqués.
Ce sont des gens actifs dans la tech qui se disent qu’il faut faire quelque chose, parce que les quatre années à venir vont être dures. Des fondations pour la liberté d’expression sur internet nous contactent également. On voit qu’une peur s’installe, en tout cas chez certaines personnes. Parce qu’il y en a d’autres qui, à mon avis, sabrent le champagne.
Plus largement, comment des modèles open source non lucratifs peuvent-ils être pérennes aujourd’hui ? Est-ce seulement le modèle de la fondation qui peut le permettre, comme Wikipédia ou Mozilla ?
Mozilla est dans une situation bizarre. En fait, une grande partie de ses revenus vient d’un contrat avec Google. Google lui paie quelques milliards sur dix ans pour être le moteur de recherche par défaut dans Firefox. Et ça, c’est 90 % des revenus de la fondation Mozilla. Ce qui crée une dynamique assez étrange, où les concurrents de Mozilla paient et gardent en vie cette dernière, ce qui permet à Google de dire « Vous voyez, Chrome [le navigateur de Google sur Androïd] n’est pas un monopole parce qu’il y a Firefox ».
Nous, on regarde plus du côté de Wikipédia, qui a une gouvernance forte, avec plus de dix de personnes à la tête de la fondation Wikimedia [qui porte Wikipédia, ndlr], qui forme un conseil d’administration élu, et qui représente les communautés actives sur Wikipédia. Une des personnes qui nous accompagne à Mastodon est membre du conseil d’administration de Wikimedia depuis plus de 12 ans.
Leur budget tourne autour de 170 millions d’euros annuels, ce qui est important. La moitié vient des dons des utilisateurs et utilisatrices, via les campagnes qu’ils font très régulièrement. Ils sont très bons pour ça. L’autre moitié du budget vient de partenariats institutionnels, sur des projets de recherche par exemple.
Existe-t-il des projets open source sur la tech avec un modèle vraiment indépendant, porté par une fondation, et qui ne se font pas phagocyter par les le lucratif ?
Notre différence avec beaucoup de projets open source, c’est que nous, à Mastodon, on s’adresse à des utilisateurs et utilisatrices non techniques. Dans les gros projets open source comme Kubernetes [un système open source pour déployer et maintenir des applications, ndlr] ou le noyau Linux [un système d’exploitation open source créé en 1991, ndlr], les utilisateurs et utilisatrices directs seront des entreprises qui vont déployer ces outils et construire leur infrastructure en partie grâce à eux.
La fondation Linux est par exemple une très grosse fondation dont les entreprises peuvent devenir membres, et ainsi la financer. Des fondations comme ça ont des budgets de plusieurs dizaines de millions annuels. Elles ont des employés, ou des volontaires qui, en fait, sont payés par des sociétés partenaires qui les dédient à plein temps au projet.
Leur modèle de financement, plus ou moins remis en question par la communauté de l’open source, repose globalement sur le fait qu’Amazon, Google, Facebook, Apple, etc., donnent des millions à des fondations qui hébergent les projets open source. Ensuite, ces fondations rémunèrent aussi des gens qui travaillent sur le projet open source, font vivre l’écosystème, organisent des conférences, gèrent les marques, le côté légal, etc.
Google a même un programme spécial pour cela : « Open source programme office ». Google justifie cela par le fait que l’entreprise a construit ses produits sur des technologies open source [Android est par exemple basé sur le noyau Linux, ndlr] et ne veut pas qu’elles disparaissent. Google donne donc l’argent à la fondation ou au développeur qui est derrière pour qu’ils puissent continuer à bosser dessus, parce les produits Google sont construits sur l’open source.
C’est compliqué de faire ça à Mastodon. Les entreprises ne nous utilisent pas comme elles utiliseraient un logiciel. Nous, on voudrait plutôt travailler rapidement à augmenter nos dons, peut-être faire comme Wikipédia, en affichant des bannières pour dire aux utilisateurs et utilisatrices que Mastodon, c’est gratuit, c’est accessible à tout le monde, mais que cela existe aussi grâce à vous, et que vous pouvez nous donner 1, 5, 10, 50 euros ou plus. C’est une infrastructure de levée de fonds qu’il faut qu’on mette en place. Ce sont des compétences qu’on n’a pas forcément dans l’équipe aujourd’hui, mais on espère bien pouvoir recruter une personne à plein temps pour faire ça.
Nous voulons aussi travailler avec l’Union européenne, qui a un très gros programme de financement de l’open source, relativement accessible, pas très bureaucratique. L’UE finance un grand nombre d’initiatives open source vraiment importantes. On souhaiterait entrer dans ces programmes. Et on pense aussi à nouer des partenariats. L’université Stanford, aux États-Unis, a par exemple un laboratoire de recherche sur les réseaux sociaux, qui serait aussi intéressé pour des programmes avec nous.
Une des limites du modèle qu’Eugen avait mis en place avec Mastodon au début, c’est que c’était un projet avant tout technique. On est arrivé à un stade où, si on veut que le projet continue d’être viable, compétitif et d’évoluer, il faut qu’on passe l’étape suivante. Là où nous en sommes aujourd’hui, une bonne partie des problématiques ne sont plus seulement techniques.