Renforcer l’autonomie des femmes en leur apprenant la mécanique automobile : c’est l’objectif de l’association « Les Déculassées », créée en 2021 à Montpellier. Les ateliers organisés partout en France par les mécaniciennes et bénévoles rencontrent un joyeux succès, et répondent à un besoin crucial : celui de mieux connaître sa voiture, cet objet technique quasi-incontournable.
« Je me sens complètement bête et ça m’énerve », déclare Emmanuelle ce matin d’août 2024 lorsqu’elle explique les raisons de sa venue à un atelier d’initiation « méca » organisé par les Déculassées. « Je veux sortir de mon ignorance et de ma dépendance », enchaîne Céline. « Moi, je suis venue car ma voiture fait de drôle de bruits », ajoute Sylvie.
Elles sont une dizaine, en tout, réunies pour la journée autour d’une poignée de mécaniciennes et bénévoles qui s’appliquent à leur révéler une partie des secrets trop bien gardés de nos moteurs de voitures. « On commence toujours par la théorie : comment fonctionne un moteur, quelles sont les pièces qui le constituent ? Puis on passe à la pratique avec un dessous de capot », décrit Sarah, mécanicienne et fondatrice de l’association. Chacune doit alors tâcher de retrouver l’alternateur, le filtre à huile ou la batterie sous le capot de son auto.
Concentrées, les participantes prennent des notes et s’émerveillent de comprendre ce que les Déculassées leur disent. « Les personnes qui viennent aux ateliers sont toujours étonnées de découvrir que le fonctionnement d’un moteur n’est pas si compliqué, remarque Myriam, bénévole au sein de l’association depuis 2023. J’adore voir leur yeux s’éclairer quand elles comprennent. »
Savoir de quoi on parle quand on évoque un vilebrequin, une soupape ou une courroie de distribution, « cela permet de comprendre le garagiste et de faire des économies, explique Sarah. L’une des motivations des participant.es aux ateliers, c’est de ne plus se faire arnaquer. Les tarifs qu’on leur propose sont souvent plus élevés que ceux que l’on propose aux hommes. » Plusieurs femmes racontent que les prix diminuent miraculeusement quand elles se présentent accompagnées d’un homme devant les garagistes…
C’est de cette dépendance dont Sarah a voulu se défaire quand elle s’est lancée dans l’apprentissage de la mécanique. C’était en 2017, elle commençait une thèse en économie sur les circuits courts en agriculture et avait besoin de s’acheter une voiture. « Je me suis rendue compte que je n’y connaissais rien, qu’il n’y avait d’information nulle part et que j’étais tributaire des mecs qui m’entouraient. J’ai proposé à un copain mécano d’organiser un petit atelier pour un groupe de copines. »
Le succès de la formule signale un besoin pressant et Sarah décide de persévérer. Deux mécaniciens, « anciens punks assagis », et à la tête d’un garage acceptent de la former. Elle y passe presque tous ses moments libres, entre deux pages de thèse, qu’elle boucle en février 2020. Quelques mois plus tard, devenue docteure en économie, elle décide de s’inscrire en CAP mécanique. Objectif : gagner en légitimité et en connaissances pour continuer à transmettre, autonomiser les femmes et minorités de genre. « Tout le monde est concerné. Les ateliers sont l’occasion de se faire rencontrer des femmes de milieux très différents. Révolutionnaire féministe, vanlifeuse, fille d’agriculteur du coin , mère de famille, jeunes de quartiers, personnes queer etc... », témoigne Sarah.
Lors des ateliers d’initiation, la théorie et « le dessous de capot » sont suivis d’un démontage de roue. Première mission : « trouver la clé et le cric, énonce Alice. On démonte en croix – haut, bas, droite, gauche – pour remonter en croix ensuite ». Deux par deux, Emmanuelle, Céline, Sylvie, Marion et les autres se mettent en quête du matériel dans leurs coffres et dessous de siège. Les boulons qui attachent les roues sont solidement fixés. Il faut parfois monter debout sur la clé pour avoir suffisamment de force.
« Surtout on ne s’accroche pas au rétro pour ne pas le péter », conseille Alice. Les rires fusent, suivis d’exclamations victorieuses, et de félicitations mutuelles. « J’adore les tournées, j’y ai consacré une partie de mes congés payés cette année et je n’ai jamais vécu de vacances aussi inspirantes, commente Myriam. On fait de belles rencontres, on rit beaucoup de nos réussites et de nos échecs, on progresse en mécanique. »
« L’accès aux savoir-faire techniques n’est pas suffisamment pris en main par le milieu féministe, analyse Sarah. Or, si une partie de la population dépend d’une autre pour des connaissances qui concernent un outil quotidien tel que la voiture, c’est un problème. » « Démystifier la mécanique, c’est donner accès aux femmes et minorités de genre à un monde qui leur est confisqué, appuie Leslie, qui a rejoint l’association en 2023. Cela leur donne confiance et pour certaines, c’est une révélation : elles découvrent qu’elles adorent les activités manuelles et le maniement des outils. »
Jamais confrontée à la mécanique – ni à aucune mécanicienne – avant d’intégrer les Déculassées, Leslie s’est sentie « autorisée à devenir réparatrice de [son] propre véhicule. » Elle a déjà changé le rétroviseur du van de sa compagne, sait pourquoi il peine parfois à démarrer et avoue « avoir hâte » de changer l’une des portières, qui présente des signes de fatigue.
Même satisfaction chez les bénévoles Bill et Plo qui se sont lancé
es dans le changement d’une courroie de distribution avec les deux mécaniciennes des Déculassées puis dans celui d’un démarreur. « On a acheté un démarreur d’occase à 35 euros, puis on l’a changé en une après-midi en regardant une vidéo YouTube pour savoir par où le sortir et ne pas avoir trop de trucs à enlever et remettre ensuite », explique Bill. « Réparer soi-même, cela donne une vraie autonomie matérielle, ça permet de moins dépendre des garages », ajoute Plo.« La voiture représente en moyenne 11 % du budget des ménages, et jusqu’à 20 % pour les plus pauvres », remarquent les Déculassées. Pour elles, « la réappropriation des savoirs permet de lutter contre la précarité et de réduire l’isolement ». Cette envie d’aider les femmes à se débrouiller et à faire des économies n’empêche pas les Déculassées de porter un discours critique sur l’omniprésence de la voiture. « Il existe des millions de voitures que l’on peut réparer. Faisons cela au lieu d’agrandir sans cesse le parc automobile », proposent-elles.
« C’est hyper agréable, une fois qu’on est formée, de pouvoir identifier ce qui ne va pas en cas de panne », intervient Juliette, qui a décidé d’abandonner le secteur social où elle travaillait depuis plusieurs années pour devenir mécanicienne. Le centre de formation des apprentis (CFA) qu’elle a intégré au début du mois de septembre lui a ouvert ses portes facilement, mais l’a prévenue qu’elle aurait sans doute du mal à trouver un garage qui l’embauche.
Ce fut effectivement toute une aventure. « J’ai contacté 73 garages avant d’en trouver un qui m’accepte, raconte Juliette. Cela m’a pris trois mois et demi et c’était parfois très difficile. J’ai eu beaucoup de remarques sexistes. » Il y avait ceux qui ne concevaient pas qu’une femme fasse de la mécanique, ceux qui riaient en lui disant qu’il fallait avoir de la force et ceux qui lui disaient que non merci, ils ne cherchaient pas de secrétaire…. « J’ai eu des moments de découragement, mais j’étais très motivée et surtout, j’avais l’équipe de l’association pour me soutenir. »
« Le complexe de légitimité reste fort, précise Leslie. J’entends encore certaines d’entre nous, qui sont super calées, dire qu’elles font un peu de mécanique. » Pour asseoir cette légitimité, et accroître la confiance en soi, les Déculassées organisent de temps à autre des « dessous de capots » collectifs dans l’espace public, sur un grand parking par exemple. « Toutes seules, on n’oserait pas, on aurait trop peur de se prendre des remarques. Mais à plusieurs, on se sent fortes. Les gens voient qu’on fait de la mécanique, ils se disent que c’est possible, ou nous prennent pour des sorcières. Mais pour nous, ce sont de très bons moments. »
Nolwenn Weiler
Photo de Une : En août 2024, Sarah explique aux participant
es d’un atelier comment vérifier l’état d’une batterie/©Nolwenn Weiler.