Photo : Beckie Loewenstein
Boston n’est pas New York, ni Oakland. Contrairement aux deux villes les plus médiatisées du mouvement Occupy, la capitale du Massachusetts est plus réputée pour sa recherche et ses universités (MIT, Harvard) que pour son activisme politique, même si c’est le berceau du Tea Party [1]. Pourtant, des tentes ont poussé ici, au pied des buildings, comme dans près de 300 villes des États-Unis. Le mouvement Occupy Boston a fêté son premier mois d’existence le 31 octobre, jour d’Halloween. Hommes et femmes ont défilé devant les banques, le visage barbouillé de faux sang, criant le slogan : « Vous avez tué le rêve américain. »
Le 15 novembre, une importante victoire a été gagnée, qui pourrait faire école. Redoutant que la police ne déloge le camp comme à New York, quatre personnes, au nom du groupe, ont saisi la justice pour une sorte de référé préventif. À la surprise générale… ils ont gagné.
La Suffolk County Superior Court (équivalent d’un tribunal administratif) a jugé que toute action visant à déloger Occupy Boston serait illégale. Le juge a invoqué le fameux 1er amendement, qui garantit la liberté d’expression. Seule limite, la durée : le jugement est valable jusqu’au 1er décembre, jour d’une prochaine audience.
Cookies et débats
Une victoire encore présente dans les têtes, samedi 19 novembre, à l’occasion du premier « sommet » du mouvement Occupy Boston. Dans un centre communautaire du quartier chinois, à quelques centaines de mètres des tentes de Dewey Square, près de 400 personnes sont réunies, tout l’après-midi, pour faire le point, débattre et se connaître.
L’organisation est d’une précision redoutable. De grandes tables ont été décorées de fleurs artificielles et de figures de combattants emblématiques (Geronimo, Martin Luther King…). Une cantine tenue par des bénévoles vend sandwiches, cookies et boissons. Deux salles de repos sont à disposition, une pour les hommes, une pour les femmes.
Deux organisatrices à poigne mènent les débats au micro. Le principe consiste à discuter en groupes de quatre ou cinq de questions successives sur la vie du mouvement. Pour chaque nouveau thème, chacun doit changer de groupe. Quinze à vingt minutes pour échanger, puis dix à quinze minutes pour faire un point général : un porte-parole de chaque groupe peut alors prendre le micro pour exposer succinctement les deux ou trois idées forces issues de la discussion.
« Occuper les consciences »
Si jamais certains s’avisent de parler trop bruyamment pendant la prise de parole, les organisatrices hurlent « mic check ! » (« test micro », façon subtile de dire « fermez-la ! »), parfois reprises par toute la salle, jusqu’au silence. De fait, ça calme. Pendant ce temps, une artiste dessine au mur une fresque colorée, reprenant les mots-clés les plus cités.
En quatre heures d’assemblée générale, pas un couac, pas une agression verbale, pas de confiscation de la parole, de délire verbeux ou de leader pontifiant. Bien loin d’une AG à la française, en somme…
Pourtant, les sujets de doute, de trouble ou de discorde ne manquent pas. Première interrogation récurrente : comment développer le mouvement en dehors des cercles militants actuels ? « Je fais partie de la vieille génération, et j’aimerais maintenant que les jeunes prennent le pouvoir, confiait Annette, dans la tente d’accueil du camp Occupy Boston, quelques minutes avant le début du sommet. Nous nous sommes battus pour les droits des femmes, pour une société plus juste, pour les droits civiques, et qu’avons-nous gagné ? Presque rien. » « Le mouvement Occupy peut reprendre les combats de ma génération, poursuit Annette, enthousiaste. Mais, pour cela, il faut que nous arrivions à le développer, à le diffuser. Occuper l’espace avec les tentes, c’est bien, c’est important, mais ce qu’il faut maintenant, c’est occuper les consciences. »
Des médias autant méprisés que les banquiers
De fait, les jeunes sont très présents dans le mouvement. Travailleurs et étudiants, à l’image de Bill, 21 ans, étudiant en langues étrangères, et Daniel, 23 ans, technicien dans un théâtre de Boston, présents dans le mouvement depuis le début, assis à la table de Joanie, syndicaliste quinquagénaire, membre du puissant Service Employees International Union. Ils discutent de la question : « What do we need right now ? » (« Et maintenant, que faire ? »)
Les problèmes de stratégie sont alors soulevés dans la salle. « Il faut absolument faire connaître notre mouvement et nos idées dans tous les milieux que l’on fréquente : famille, amis, travail », déclare Joanie au micro. Des mains se lèvent soudain et se secouent en silence pour approuver, à la façon des applaudissements des sourds et muets. Le lendemain, Joanie concrétisera son vœu en organisant une rencontre entre Occupy Boston et des membres de son syndicat.
Parmi les obstacles à la croissance du mouvement, les problèmes de communication. « Nous devons mieux travailler avec les médias », souligne un intervenant. De fait, les médias sont ici autant méprisés que les banquiers et les politiques. Occupy Boston n’a personne pour le contact avec la presse. Grâce à Internet et aux réseaux sociaux, chaque groupe Occupy dans le pays arrive à diffuser messages, actions et propositions. Avec une parfaite maîtrise du tempo – des infos plusieurs fois par jour, émanant de chaque groupe ou relayant l’actualité du mouvement dans le pays. Mais aussi de l’image : d’un point de vue esthétique et pratique, le site du moindre groupe Occupy de la plus reculée des villes du Kansas est bien plus performant que ceux des grands syndicats, partis et mouvements contestataires français…
Plus réformistes que révolutionnaires
Forts de cet impact technologique, les groupes prennent d’autant plus de distance avec les médias, estimant pouvoir se passer de leurs services. Mais ils commencent à réaliser les points faibles de cette stratégie. Outre une communication qui pourrait être encore plus puissante, elle encourage les mass medias et les journaux locaux à verser dans la caricature. C’est ainsi que les grandes chaînes de télévision ont pris plaisir à survendre les sujets parlant de violence, de drogue, de problèmes sanitaires ou d’extrémisme idéologique. Tous ces faits existent dans le mouvement Occupy, mais sont marginaux par rapport à l’immense majorité des actions et des opinions.
Ainsi, dans le camp d’Occupy Boston, chaque journée est rythmée par une série d’activités où le débat intellectuel (Noam Chomsky est venu les soutenir en octobre) et la méditation (yoga, célébrations religieuses) sont très présents. Et loin de l’image d’anarchistes nostalgiques des sixties, une période rebutoir pour de nombreux Américains – ces années se résument pour beaucoup à la trilogie « sexe, drogues, violence » –, les militants et les sympathisants des groupes Occupy sont majoritairement plus réformistes que révolutionnaires.
L’indifférence des Américains
« Lors d’une récente marche dans Boston, l’un des organisateurs a demandé aux participants quels étaient ceux d’entre eux qui votaient, raconte Annette. Près de 80 % ont levé la main. Or, s’ils votent, ce n’est pas pour des mouvements radicaux. Aux États-Unis, les votes se partagent entre Démocrates et Républicains. »
Certains points de vue défendus par le mouvement, sur la corruption généralisée particulièrement, sont partagés par de très nombreux Américains. Selon un récent sondage, seuls 13 % des Américains font confiance aux membres du Congrès. Un record historique de défiance ! Et un récent livre-enquête dénonçant la corruption des politiques connaît un succès croissant : rédigé par un chercheur de tendance plutôt libérale, Peter Schweizer, il porte le même titre que le livre-programme de Mélenchon, Qu’ils s’en aillent tous : « Throw them all out ». Son auteur a eu droit récemment à cinq minutes de gloire sur CNN.
Malgré cela, une majorité d’Américains restent indifférents au mouvement, et seule une minorité d’environ 20 % les approuve. La stratégie médiatique du mouvement n’est sans doute pas étrangère à cet écart entre le partage d’un même constat, des mêmes critiques et un faible soutien. Il faudrait aussi que les groupes Occupy commencent à mieux communiquer entre eux, soulignent quelques-uns. S’ils s’échangent des infos par Facebook ou Twitter, il n’y a pas de synergie entre les groupes, et beaucoup ignorent la localisation des autres Occupy aux États-Unis, à l’exception des cinq ou six qui sont très médiatisés. Et ne parlons pas des Indignés ou Indignados européens… qui n’évoquent rien ici.
Quelle stratégie ?
Autre interrogation majeure largement partagée : quels sont les objectifs d’Occupy ? « Je dois répondre à cette question cent fois par jour », confie Courtney, jeune femme sans emploi qui passe la plupart de son temps dans le camp pour accueillir les « visiteurs ». « D’un côté, cela pourrait être beaucoup plus efficace d’avoir une liste de messages et d’objectifs précis, confirme Joanie. D’un autre côté, maintenir un certain flou permet de conserver une diversité de points de vue et de personnes. »
Affirmation nuancée au micro par un « ex » d’Occupy Wall Street, qui explique que l’une des raisons pour lesquelles le camp de New York a été fragilisé et n’a pas tenu plus longtemps est justement liée à la trop grande diversité des points de vue et au manque de concertation. « C’est pourquoi je me félicite de ce que nous faisons cet après-midi, et je pense que nous devons le renouveler fréquemment », conclut-il, repris aussitôt par un autre : « Oui, organisons très rapidement un sommet sur notre stratégie. Car, pour l’instant, nous n’en avons pas… »
Luc Chatel, avec Matt et Olivia Bernow
Photos : Luc Chatel