Exit le Cruiser OSR. Ce pesticide, commercialisé par le groupe suisse Syngenta et utilisé pour traiter la moitié des champs de colza français (650 000 hectares), a été interdit par le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, le 28 juin dernier. Il faut dire que le poison est violent. Réalisé à partir (entre autres) du thiaméthoxam, le Cruiser OSR perturbe l’orientation des abeilles et leur capacité à retrouver leur ruche. Participant probablement à l’hécatombe de butineuses, dont le taux de mortalité est estimé à 30 % par an. « L’exposition à une dose faible et bien inférieure à la dose létale de cette molécule entraîne une disparition des abeilles deux à trois fois supérieure à la normale », souligne la toute récente étude d’une équipe de recherche française. Les chercheurs ont collé des micropuces RFID sur plus de 650 abeilles. Et ont constaté l’importance du non-retour à leur ruche des butineuses préalablement nourries avec une solution sucrée contenant de très faibles doses de thiaméthoxam.
Publiée dans la revue Science [1] fin mars, cette étude a sans doute influencé la décision de Stéphane Le Foll, qui s’est aussi appuyé sur un avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). Sans se prononcer pour l’interdiction du Cruiser OSR, l’agence recommande de « poursuivre les expérimentations » et « d’engager une réévaluation au niveau européen des substances actives néonicotinoïdes (thiaméthoxam, clothianidine…) sur la base des données scientifiques nouvelles issues des études récentes ».
Des évaluations financées par... l’industriel
Problème : un an plus tôt, le ministre de l’Agriculture précédent, Bruno Le Maire, s’appuyant également sur un avis de l’Anses, a pris la décision totalement inverse, autorisant la mise sur le marché du Cruiser OSR. Pourquoi un tel revirement de l’agence sanitaire ? L’agence avait, en octobre 2010, rendu un avis favorable à la mise sur le marché demandée par Syngenta. Dans le dossier déposé par Syngenta, le risque était jugé « acceptable ». Ce dossier, comme l’exige la directive européenne [2] qui encadre les autorisations de mise sur le marché (AMM) de pesticides, contient plusieurs études. Mais par qui ont-elles été financées ?
« Concernant les risques pour les abeilles, plus de 50 rapports d’étude ont été soumis dans le dossier », explique Pascale Robineau, directrice des produits réglementés à l’Anses. Des rapports « très complets : soumis à des exigences (telles que bonnes pratiques de laboratoire) sur leur contenu et leur forme, ils comprennent l’intégralité des données brutes, notamment toutes les données individuelles et tout le détail des méthodologies », ajoute-elle. Ces études ont été réalisées dans des laboratoires privés et publics, « mais en général financées par l’industriel » qui fait la demande d’AMM. Syngenta en l’occurrence. Les études examinées par l’Anses ne figurent pas dans l’avis publié, mais « dans un rapport d’évaluation en anglais, document de plusieurs centaines de pages ». Dommage que le grand public n’ait pas accès aux pièces qui permettent de déclarer que les risques engendrés par le Cruiser sont « acceptables » !
Deux poids, deux mesures ?
Mais pourquoi l’Anses a-t-elle donné un avis différent en 2010 et en 2012 ? « Ces deux avis ont une finalité totalement différente, explique Pascale Robineau. L’avis de mai 2012 concerne l’analyse d’une étude spécifique, rapportée dans la littérature scientifique. » Pour émettre un avis sur cette étude qui démontre la nocivité du Cruiser, l’Anses a procédé à l’audition de certains des auteurs et a fait réaliser des tests sur le terrain, pour les comparer aux résultats des chercheurs interrogés. « Les auteurs ont été auditionnés car, en raison du format restreint de la publication, les détails méthodologiques et les données individuelles ne sont pas tous inclus. La validité des méthodes utilisées, innovantes, est à vérifier. L’interprétation que font les auteurs de leurs résultats a également été discutée avec eux. Il y a donc a priori davantage de points de discussion sur une étude menée hors de tout cadre réglementaire que pour une étude réglementaire », détaille Pascale Robineau.
Pourquoi l’Anses n’a-t-elle pas pris autant de précautions avec les évaluations fournies ou financées par Syngenta ? Une étude menée « hors cadre réglementaire » a-t-elle moins de poids que les évaluations menées par un producteur de pesticides ? Elle a pourtant été pilotée par des chercheurs de l’Inra et du CNRS, organismes publics de recherche, et des ingénieurs des filières agricoles et apicoles : l’Acta, structure nationale de coordination des instituts techniques agricoles, l’ITSAP, Institut de l’abeille, et l’Adapi, Association pour le développement de l’apiculture provençale. Fondée sur une approche pluridisciplinaire, elle a rassemblé des spécialistes de l’apidologie, de la biologie du comportement, de l’écotoxicologie et de l’agroécologie.
Quoi qu’il en soit, sur le terrain, les apiculteurs se félicitent de la décision d’interdire le Cruiser OSR. Et espèrent que le Cruiser 350 utilisé dans les champs de maïs subira le même sort. De son côté, Syngenta conteste la décision du ministre français. Le groupe, né en 2000 de la fusion des activités agricoles des sociétés suisse Novartis et anglo-suédoise AstraZeneca, « dénonce avec la plus grande fermeté une décision pénalisante pour l’agriculture française, qui utilise comme argument une seule expérience non validée et très éloignée de la pratique agricole ». Il va déposer un recours en référé-suspension devant le tribunal administratif.
Nolwenn Weiler
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