Vendredi 28 novembre, Quai Branly à Paris, dans l’enceinte du Musée des arts premiers. Un grand raout célèbre le centenaire de Claude Levi-Strauss. Dehors, gardes du corps et agents de sécurité sillonnent les allées. Cent « personnalités des arts et de la science », parmi lesquelles Bernard Henri Levy, Alexandre Adler ou Christine Albanel [1], sont invitées à lire des extraits des œuvres du célèbre ethnologue français. Philippe Val, en « personnalité des arts et de la science », est aussi de la fête. Précédé par le post-philosophe Bernard Henri-Levy, le chroniqueur Alain-Gérard Slama, la ministre Valérie Pécresse et tant d’autres narcisses, Val s’éloigne des deux molosses qui l’accompagnent, s’installe au pupitre de lecture et se présente. Les regards sont livides, on s’adosse sur des œuvres millénaires en bois sculpté. Des gens sont accroupis. Personne n’acclame le patron de Charlie-Hebdo.
Il se lance.
« (...) comme je l’ai jadis observé chez les Indiens Tupi-Kawahib qui vivent dans le bassin du Rio Madera, une puissance sexuelle hors du commun fait partie des attributs auxquels on reconnaît un chef, lequel, dans cette petite société de l’ordre d’une quinzaine de personnes, exerce une sorte de monopole sur toutes les femmes nubiles du groupe, ou en passe de le devenir. (...) Pour vouloir être chef ou, plus souvent, céder aux sollicitations du groupe, il fallait posséder un caractère hors du commun, avoir non seulement les aptitudes physiques requises mais le goût des affaires publiques, l’esprit d’initiative, le sens du commandement. Quelle que soit l’opinion qu’on peut se faire de tel talent, la plus ou moins grande sympathie qu’ils inspirent, il n’en reste pas moins vrai que, s’ils ont directement ou indirectement un fondement génétique, la polygamie favorisera leur perpétuation. » [2]
Dans la salle, les yeux sont ébahis, les mains claquent violemment. Une jeune anthropologue commente le choix de ce texte, qu’elle trouve « incroyablement révélateur de sa personnalité » : « Il rêve d’avoir une puissance sexuelle extraordinaire. Chaque choix révèle sa personne... »
Après avoir lu le texte tiré de Races et Cultures (voir sa retranscription), Val se dirige mécaniquement vers une petite pièce dédiée à l’art des Dogons (ce peuple encore existant mais muséifié par la grâce de Chirac). Une équipe de six jeunes journalistes de la chaîne Cinaps TV (canal 21 sur la TNT) l’attend. Ils le flattent de questions sur Levi-Strauss. Val adore. Il accepte même de rallonger l’interview pour entonner, d’un ton intimiste voire confidentiel, un petit couplet sur la télévision, qui « en général, manque de réflexion. » « On a un peu l’impression de perdre son temps en regardant la télévision. Elle n’est pas assez nourrissante... On dit que les gens n’aiment pas les intellectuels, mais c’est la vie même de la réflexion et celle-ci n’est pas tellement favorisée à la télévision. Si on arrive à faire passer la jouissance de la pensée et la jouissance de jouir de la pensée de l’autre à la télévision... », regrette le patron de Charlie qui consacre pourtant pas mal d’heures, de l’autre côté du petit écran, à faire perdre leur temps aux téléspectateurs de I-Télé, Paris Première, Arte, France 5, etc.
Impressionné par tant de propos subversifs, le caméraman serre chaudement la main de Val et lui lance un « et bravo pour Charlie Hebdo ! ». On lui demande sa carte de visite et il dit qu’à Charlie Hebdo, une assistante dénommée Isabelle se chargera de transmettre l’information. L’histoire ne dit pas si cette assistante permet au « chef » d’assouvir son « désir de puissance ». Dans le petit écran de la salle, des Dogons rient à en perdre la tête.
Les deux motards-gardes du corps s’apprêtent à l’escorter jusqu’à la sortie. Val est flatté, mais garde dans le regard cette expression de peur, de fébrilité. Ses sourcils se froncent et creusent son visage lorsque nous nous rapprochons de l’égérie des ados :
– Julien Brygo, je suis journaliste à l’hebdomadaire Témoignage Chrétien (nous préférons utiliser notre seconde casquette). Dîtes-nous Monsieur Val, pourquoi avoir choisi ce texte-là de Levi-Strauss ?
– Je ne l’ai pas choisi. C’est Catherine Clément [3] qui l’a choisi. J’avais choisi autre chose. Voilà, la réponse est...
– Ah bon ? Vous vous êtes donc soumis au choix de Catherine Clément
– Oui, parce que je l’aime bien, je lui fais confiance. Je pense qu’elle avait cent personnes et je me suis dit si les cent personnes l’emmerdent en lui disant « je ne veux pas ce texte mais un autre... » J’ai accepté par... par compassion.
– C’est un texte dans lequel on a l’impression que vous avez envie de devenir polygame et de....
– J’ai défendu la pensée de Levi-Strauss, je n’ai pas défendu la mienne.
– Vous vous êtes contenté de parler en son nom ?
– Ah oui ! Parce que je ne pense pas du tout ce qu’il dit.
– Vous ne pensez pas du tout ce que vous avez lu ?
– Pas du tout.
– Ah bon ?
– J’ai joué son texte
– Vous avez joué son texte ?
– Mais j’admire la pensée de Levi Strauss, sans y adhérer. Dans certains domaines, je n’y adhère pas.
– Par exemple, dans ce texte, avec quoi vous n’étiez pas d’accord ?
– Là, là, je pense que ... non, mais c’est bon, là, j’ai... (il souffle)
– Avec quoi vous n’étiez pas d’accord dans ce texte ?
– Il y a un autre truc, c’est que je ne suis pas d’accord avec Témoignage Chrétien
– Pourquoi vous n’aimez pas Témoignage chrétien ?
– Parce que ils ont écrit des trucs dégeulasses sur moi
– Mais tout le monde a écrit des trucs dégueulasses sur vous !
– Bah oui, mais il faut assumer mon gars. Il faut a-ssu-mer. Il faut arrêter de faire chier les gens. Après j’ai répondu suffisamment. Je viens de répondre à une interview, je réponds à une deuxième, maintenant je me casse ! Ok ? Voila...
C’est charmant. Dans le petit écran, les dogons regardent la scène, désarmés. Ils ne rient plus aux éclats. Les journalistes-stagaires de Cinaps TV trouvent Val toujours aussi "sympa". Et nous, pauvres journalistes pigistes d’un hebdomadaire pourtant introuvable en kiosque depuis deux mois, nous rentrons vite au bercail, pour nous replonger dans les archives. Qui a bien pu écrire des "trucs dégueulasses" sur Philippe Val ? Claude Lévi-Strauss ou les indiens Tupi-Kawahib du Rio Madera ?
Julien Brygo, journaliste, collaborateur de Basta!, du Plan B et Témoignage Chrétien