Basta! : Quand, lors de votre carrière scientifique, avez-vous été confrontée pour la première fois aux collusions entre industriels et chercheurs ?
Ce livre est issu de deux parcours de chercheurs, le mien bien sûr, mais aussi celui d’Henri Pézerat, décédé en 2009, qui fut directeur de recherche au CNRS dans le domaine de la toxico-chimie des minéraux. Il fut le premier chercheur à identifier les mécanismes de toxicité des fibres d’amiante et de bien d’autres poussières minérales. Dès les années 1980, nous étions convaincus l’un et l’autre, de la nécessité d’être à l’écoute d’une demande – implicite ou explicite – émanant de collectifs ouvriers aux prises avec les risques du travail, pour élaborer des recherches utiles à l’amélioration des conditions de travail. Nous ne savions pas alors à quel point la recherche en santé publique était dominée par les intérêts – lucratifs – des industriels et du patronat.
Ce poids des industriels a permis la définition d’une dose seuil pour les toxiques, en deçà de laquelle une substance serait sans danger. Vous affirmez que cette « dose seuil » est une idéologie... Pourquoi ?
Après la seconde guerre mondiale, et notamment à partir des années 1970, les industriels américains font face à des publications de chercheurs qui sont très claires, et très documentées, sur la toxicité de substances comme l’amiante, le plomb, ou la radioactivité. Ils sont obligés de reconnaître qu’il y a un risque. Ils se disent alors que le moindre mal, c’est de définir une dose en dessous de laquelle il ne se passe rien. Pourtant, dès le début des années 1960, les connaissances acquises dans le domaine de la biologie, de la biochimie et même de la physique ouvraient à la connaissance et à la compréhension des mécanismes de cancérogénèse, mettant en question la référence à un quelconque seuil de danger. Rachel Carson, biologiste américaine, qui mena pendant 10 ans une observation rigoureuse de ce que produit dans la nature le recours massif aux insecticides et herbicides, conclut que la seule dose inoffensive, est la dose 0 [1].
C’est pareil pour l’amiante : le mésothéliome [forme de cancer causé notamment par l’exposition à l’amiante] peut se développer à de très très faibles doses. On ne cesse d’accumuler les observations au sujet des faibles doses. Des travaux scientifiques établissent même que les très faibles doses peuvent être plus graves en terme de cancer. L’empoisonnement faible blesse les cellules, qui risquent de devenir cancéreuses en s’efforçant de survivre. Ce que l’on sait des perturbateurs endocriniens va dans le même sens. A faible dose, on observe des mutations cellulaires qui vont conduire – entre autres – au processus de cancérisation. Tout cela contrecarre l’idée selon laquelle les valeurs limites protègent a minima. C’est pourtant sur cette base de « valeur limite » que fonctionnent toutes les règlementations.
C’est vrai aussi pour la radioactivité, écrivez-vous...
Il est hallucinant que les industriels aient réussi à imposer ce postulat concernant la radioactivité. Les dangers des faibles doses sont en effet bien documentés, et depuis longtemps. Dès les années 1950, Alice Stewart, médecin anglaise, mène une enquête très rigoureuse pour expliquer la croissance des cancers chez les enfants de moins de 5 ans en Grande-Bretagne. Elle s’intéresse notamment aux expositions qu’ils auraient pu subir in utero, en demandant à leur mère si elles ont subi une radiographie au cours de leur grossesse. Les résultats sont sans appel : l’exposition aux rayons X in utero lors d’un seul cliché radio (soit une fraction infinitésimale de la dose alors considérée sans danger) provoque des cancers d’enfants. Elle fait voler en éclat le postulat qu’existe une dose seuil en dessous de laquelle les radiations seraient sans danger.
D’autres chercheurs aboutiront aux mêmes résultats, notamment Thomas Mancuso qui montrera dans les années 1970 les liens entre l’exposition à faible dose des travailleurs du site nucléaire d’Hanford [2] et la mortalité précoce par cancer chez ces travailleurs. Les autorités, mécontentes de ses résultats, ne renouvelleront pas son contrat...
Parfois la toxicologie montre qu’il n’y a aucun doute sur le caractère cancérogène de certaines molécules. Mais des scientifiques, au service des industriels, revendiquent la possibilité d’affirmer le doute… Comment s’y prennent-ils ?
Au lieu de se baser sur la toxicité intrinsèque des fibres, des molécules ou des radiations, on assiste à l’instrumentalisation de l’épidémiologie. Cette discipline, fondée sur une approche statistique des phénomènes de morbidité et de mortalité (notamment par cancer) a acquis une position dominante dans le champ de la santé publique. On compte par exemple le nombre de décès par cancers survenus dans l’année pour 100 000 habitants. Mais les morts ne parlent pas... et les registres qui servent de base de travail aux épidémiologistes non plus, puisqu’ils ne contiennent aucune information sur les risques professionnels et environnementaux subis par les patients atteints de cancer. Difficile donc de savoir à quels polluants les personnes décédées ont pu être exposées.
Une grande part des études épidémiologiques sont faites hors contexte, les chercheurs n’ayant pas de lien avec la réalité du terrain. Il n’y a pas de contacts avec les patients de leur vivant, et encore moins avec les familles des personnes décédées ou les médecins locaux. Le choix politique d’une approche dominante, voire exclusive, des problèmes de santé par la modélisation mathématique a empêché la production de connaissances ancrées dans la réalité.
L’épidémiologie permet-elle de rendre compte de ce qui se passe à faibles doses ?
Non. Bien peu d’études sont engagées sur ce terrain et leurs résultats sont alors, statistiquement, peu ou pas significatifs. Cette absence de confirmation du lien entre l’exposition à un cancérogène, à faible dose, et la survenue de cas de cancer signifie non pas qu’il n’y a pas de lien, mais que la méthode est inappropriée pour le prouver. Surtout lorsqu’il s’agit d’un cancérogène avéré...
Il y a aussi des méthodologies qui tendent à diluer le risque en faisant porter l’analyse sur une population dans laquelle se retrouvent des personnes exposées et non exposées. Prenons une entreprise comme Adisséo, site de production d’additifs nutritionnels pour des aliments destinés à l’élevage industriel. Dans l’atelier où l’on utilise le chloracétal C5 [3], plusieurs ouvriers sont victimes d’un cancer du rein. Les études épidémiologiques menées pendant près de dix ans ont porté non pas sur la population exposée au C5 mais sur la totalité des salariés de l’usine, en référence à la totalité des produits chimiques de l’usine. Les épidémiologistes ont pourtant clairement identifié un excès de cancer du rein en rapport avec l’exposition C5, mais très atténué par rapport à la réalité de ce qu’il était. Leurs conclusions maintiennent le doute, ce qui a conduit la direction de l’entreprise à refuser d’envisager la substitution du produit, pourtant possible.
Pire encore : les chercheurs qui ont mené l’enquête conseillent la poursuite d’études de mortalité par cancers des salariés du site ! L’épidémiologie, dans ses courants dominants, se contente de compter les morts et de répéter sans fin que le nombre de cancers augmente. Les chercheurs font abstraction des contextes, et surtout des gens. Leurs études s’inscrivent dans le paradigme du doute et les conduit à une démarche répétitive, consistant à vouloir constamment « re-prouver » que des toxiques connus, comme l’amiante ou d’autres, sont effectivement responsables de la survenue de cas de cancer dans toutes les situations. Cela empêche toute action de prévention.
Vous évoquez aussi l’absence de veille sanitaire, qui crée de l’invisibilité, laquelle alimente le doute....
Tant que la France ne se dotera pas, dans chaque département, d’un registre de cancers dans lequel on reconstitue les parcours professionnels et l’histoire résidentielle des patients atteints, on n’avancera pas dans l’identification des risques en cause, seule base effective de stratégies de prévention. Les travailleurs victimes de cancer continueront à se heurter à de très grandes difficultés en matière de reconnaissance en maladies professionnelles. L’ancien site minier de Salsigne, dans l’Aude, d’où l’on tirait de l’or et de l’arsenic, illustre très bien ces difficultés. Avec Henri Pézerat et d’autres chercheurs, nous avons travaillé dès les années 80, pour étudier les relations entre cancers et poussières des mines. Nous avions déjà réclamé la création d’un registre, à partir des connaissances obtenues par nos échanges avec les travailleurs de la mine, qui souffraient de cancers. Cela aurait permis de repérer les lieux les plus pollués, pour pouvoir faire de la prévention, y compris pour les non travailleurs.
La suite nous a – hélas – donné raison : dans les années 1990 puis 2000, le problème environnemental est revenu comme un boomerang, avec une contamination généralisée à l’arsenic et à plusieurs de ses dérivés. Les agriculteurs ont été priés de ne pas vendre leurs produits. Les viticulteurs de ne pas faire de vin avec leurs raisins. Les riverains ont reçu une liste invraisemblable de conseils de la part de l’Autorité régionale de santé, qui leur explique par exemple de se laver les mains après être allé au jardin, ou de paver le devant de leurs maisons pour ne pas être en contact avec la terre. Que l’on ne dit jamais « contaminée », d’ailleurs. En 2014, les habitants ont reçu un questionnaire pour vérifier qu’ils ont bien appliqué ces recommandations. Bref : Il n’y a aucune veille sanitaire, et pas l’ombre d’un projet de décontamination ni de protection des habitants contre cette contamination.
Cette absence de veille, et ses effets dramatiques, sont aussi à l’œuvre dans le secteur du nucléaire.
Dans les années 1960 et 1970, la question du suivi systématique des travailleurs exposés a été abordée à plusieurs reprises, par des responsables du ministère du Travail, par des médecins du travail, par certains chercheurs... Rappelons que la radioactivité fait partie des cancérogènes avérés. Et que l’un des moyens de prévention, c’est de savoir quel type d’activité est le plus « exposant ». Les exploitants du nucléaire, qui avaient des fichiers informatiques très précis sur les dosimétries et les travailleurs, n’ont jamais eu aucun fichier digne de ce nom en terme de suivi sanitaire. Les médecins du travail ont beaucoup de mal à avoir des données. Les travailleurs qui subissent des contaminations sont sanctionnés par leurs employeurs. En fait, on ne veut pas faire de prévention. On veut faire disparaître ceux qui ont été contaminés.
Dernier exemple : celui des lieux contaminés par l’amiante. Le professeur Claude Got, qui avait dirigé la mission amiante en 1998, réclame depuis presque 20 ans (!) la création d’une base de données qui répertorie les lieux amiantés, qu’ils soient publics ou privés. Il a renouvelé sa demande en mars dernier, lors d’un colloque au Sénat, dédié au problème du désamiantage. Le diagnostic amiante étant obligatoire, il serait simple de l’enregistrer au cadastre. Mais les lobbies immobiliers freinent des quatre fers. Résultat : on n’a toujours pas de recensement des lieux contaminés en France. Sur tous ces sujets, il y a des connaissances qui auraient dû et pu être produites qui ne l’ont pas été, et cela entretient cette logique du doute. Toutes ces stratégies permettent aux industriels de gagner du temps, et aux autorités publiques de n’envisager aucune politique digne de ce nom en terme de décontamination, ou de prévention. Cela permet aussi de laisser des projets industriels renaître.
Vous expliquez comment les industriels et leurs experts disqualifient les chercheurs qui s’opposent à l’occultation des dangers...
En 2005, deux importantes revues de santé publiques états-uniennes ont publié des dossiers sur la corruption de la science par des multinationales de l’industrie, dans la mise en doute, jusqu’au déni, des risques industriels. Ces dossiers témoignent également de la disqualification des chercheurs s’opposant aux stratégies d’occultation des effets mortifères d’industries dangereuses. Quand j’ai commencé le livre, je connaissais les histoires de ces hommes et femmes sur lesquels des industriels se sont acharnés. Mais en les remettant en forme, en les racontant, j’ai été impressionnée de voir comment des personnes telles que Alice Stewart, Rachel Carson, ou encore Irving J. Selikoff (qui mena une rude bataille contre les industriels de l’amiante aux Etats-unis) ont été malmenées.
Ces personnes rigoureuses, qui mettent en évidence la toxicité d’une substance ont à faire à des industriels, et à leurs experts, qui rétrogradent leurs travaux au rang d’opinion, en les discréditant personnellement. Nous ne sommes pas en présence de controverses. On ne s’affronte pas sur un problème, en avançant des hypothèses différentes ! Quand nous avons commencé à travailler sur ces questions Henri Pézerat et moi, nous savions que nous n’avions pas le droit à l’erreur. Nous savions que nous étions surveillés par des gens très pressés de nous disqualifier. Mais ce que nous n’avions pas anticipé, c’est qu’en face, il ne s’agit pas de scientifiques honnêtes. Dès lors, les dés sont pipés. On ne peut pas discuter avec des gens malhonnêtes.
Les autorités publiques ne s’empressent pas non plus de soutenir les chercheurs indépendants de l’industrie...
Les autorités publiques luttent contre la visibilité des responsables des cancers. Pour ne pas remettre en cause les procédés industriels, toutes les voix qui en parlent sont priées de se taire. Les chercheurs qui se situent du côté des contre-pouvoirs ne sont jamais écoutés, ils sont même stigmatisés. Certains voient leurs travaux confisqués, voire détruits. Quand des riverains, des travailleurs, des chercheurs indépendants pointent du doigt des pollutions, ils reçoivent parfois des menaces. À Saint Félix-de-Pallières, où il y a un projet de ré-ouverture de mine, les autorités sanitaires intimident un peu les habitants qui se mobilisent.
Les ouvriers, puis les riverains de sites pollués … Vous mettez en évidence les inégalités sociales de santé, et leur « disparition » organisée.
Sur le site de l’Institut du cancer, il n’y a aucune donnée sur les cancers professionnels et/ou environnementaux. Dans son rapport d’activité annuelle, l’institut ne parle que du tabac, de l’alcool et des comportements individuels. Les publications scientifiques sur les expositions professionnelles chutent, de même que celles qui s’intéressent aux expositions cumulées, alors qu’elles sont la cause d’un nombre écrasant de cancers. Le travail n’est pas du tout pris au sérieux comme cause des cancers. Le rapport des Académies des sciences et de médecine de 2007 se sert de l’absence de données pour dire que le travail joue un rôle très limité dans la survenue des cancers. Alors même que le ministère du Travail publie une enquête qui donne régulièrement les expositions de millions de salariés à des cancérogènes, et ce sans aucune protection !
On n’a plus d’enquête sur les inégalités sociales de santé. C’est devenu un non-sujet. Invisibles des statistiques officielles, les inégalités face à la maladie et à la mort ne cessent pourtant de s’accroitre. En 1984, un ouvrier avait quatre fois plus de risques de mourir d’un cancer qu’un cadre supérieur. En 2008, ce risque est dix fois plus élevé. En milieu professionnel, les morts « légitimes » sont celles des ouvriers. Dans ce domaine des atteintes à la santé liées aux risques industriels, plus que dans tout autre, la santé des travailleurs est la sentinelle de la santé publique.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : CC [AndreasS]
A lire : La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs. Annie Thébaud-Mony. Éditions de la Découverte, 21 euros.