Soudanaise en exil, elle dénonce les crimes contre les femmes de son pays et l’indifférence du monde

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Victimes d’une « guerre internationale pour les ressources », les femmes du Soudan font face aux violences quotidiennes. Alaa Busati, avocate et militante soudanaise en exil, recueille témoignages et preuves pour porter leurs voix devant la justice.

par Malo Janin

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Quand elle pense au Soudan, son pays, Alaa Busati voit d’abord ses femmes. Celles qui, sous les bombardements et malgré les atteintes à leurs libertés, « continuent d’agir pour venir en aide à leur peuple », appuie la militante féministe et avocate soudanaise réfugiée en France. « Des crimes terribles sont commis contre les Soudanaises, le viol est utilisé comme une arme de guerre, elles sont réduites en esclavage. Il faut mettre fin aux affrontements, pour leur bien », s’émeut Alaa.

Le Soudan est le théâtre d’un nouveau conflit depuis le 15 avril 2023. Cette guerre oppose l’armée putschiste du général Abdel Fattah al-Burhane, au pouvoir depuis 2021, aux paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), de Mohamed Hamdan Daglo, dit Hemetti, son ancien adjoint.

Cette guerre a conduit Alaa à l’exil. Demandeuse d’asile depuis octobre 2024, la jeune femme œuvre depuis Marseille pour le droit des Soudanaises. Aux côtés d’autres exilées, elle s’attelle à la création d’un réseau européen pour la paix au Soudan et recueille les témoignages de violences faites aux femmes dans le cadre de cellules d’investigations formées lors de la révolution de 2018. L’objectif : porter ces données devant une juridiction internationale.

La plus grande crise humanitaire au monde

La situation au Soudan est « la plus grande crise humanitaire au Monde » disait en avril le Programme alimentaire mondial des Nations unies. Après deux ans et demi de guerre, le pays compte 14 millions de déplacées. Le conflit a fait au moins 150 000 morts, 25 millions de Soudanaises sont confrontées à une faim extrême.

Les femmes sont en première ligne. Ce sont elles qui informent l’avocate Alaa Busati des crimes commis par les militaires et les paramilitaires contre la population civile. Ce sont aussi elles qui s’attèlent à sauver des vies dans les villes assiégées. Dans toutes les régions du pays, des « salles d’intervention d’urgence », des initiatives communautaires, viennent directement en aide aux civils. « La majorité des aidants sont des femmes, qui essayent de fournir aux gens de la nourriture et des médicaments », détaille Alaa. Elle connaît bien ces salles d’intervention d’urgence, puisqu’elle a contribué à leur création en 2019, en pleine révolution.

Une révolution féministe

En décembre 2018, le triplement du prix du pain est l’étincelle qui mène à des révoltes populaires aux quatre coins du pays. « Pendant les deux premiers mois, nous étions totalement désorganisés », se souvient l’avocate. Les syndicats et des groupes ouvriers se regroupent alors en comités de résistance de quartier. « Beaucoup de gens disparaissaient, étaient arrêtés. Nous avons créé un réseau d’avocats pour représenter les détenus, suivre leurs affaires et documenter les crimes du régime », détaille Alaa. Quelques mois plus tard, après trente ans de dictature, Omar el-Bechir tombe. Un gouvernement civil lui succède, avant d’être renversé à son tour lors du putsch militaire de 2021.

Pour Alaa, cette période révolutionnaire est indissociable de la mobilisation féministe. « Nous avions commencé à créer de nombreux réseaux avec les femmes, filles et étudiantes. Quand les manifestations ont commencé, on a senti que c’était notre moment. » La jeune femme garde un souvenir glaçant d’une manifestation de janvier 2019, où plusieurs militants ont été encerclés, et deux tués par les forces de sécurité soudanaises. Mais elle se souvient surtout des femmes qui accueillaient les blessés chez elles, transformant leurs maisons en cliniques de fortune, au risque de voir leurs familles se faire arrêter quelques jours plus tard.

L’engagement d’Alaa remonte à ses 18 ans, en 2013, sur les bancs de l’université. Les espaces politiques sont alors masculins, surveillés, verrouillés. Les femmes n’ont pas accès aux sit-in ni aux réunions informelles. « Nous étions confrontées chaque jour à des obstacles, contrôlées quotidiennement à l’entrée de l’université ou sur nos tenues », se souvient Alaa. Le régime d’Omar el-Bechir, en place depuis 1989, réprime violemment les Soudanaises, les condamnant à la flagellation ou à de lourdes amendes pour « actes indécents » – port d’un jean ou consommation d’alcool, par exemple.

« Aucune réaction, aucun soutien » pour les Soudanaises

Face à l’oppression, Alaa et d’autres femmes se retrouvent dans des cafés, dans des salons, sur Signal ou Telegram. « On n’arrivait pas à imaginer un système où l’on pourrait être les femmes que l’on souhaite être. Alors, on a créé notre propre société parallèle féminine », témoigne-t-elle. Ensemble, elles parviennent à présenter au régime un projet de loi contre l’excision – une pratique touchant 90 % des Soudanaises. « Même le régime d’el-Bechir s’intéressait au droit des femmes, c’était pour moi la plus belle victoire au monde », se souvient-elle, bien que le projet ait été écarté par le dictateur.

Un moment d’espoir qui, encore aujourd’hui, la pousse à porter la voix des femmes de son pays, en écrivant notamment des articles dans le média franco-soudanais Sudfa Media.

En France, Alaa s’attelle à une autre bataille. « Je suis vraiment sidérée. Tout le monde sait ce qui arrive aux femmes au Soudan : les rapports internationaux le disent, les enquêtes journalistiques aussi. Des vidéos circulent. Des survivantes témoignent. Et pourtant, nous ne voyons aucune réaction, aucun soutien réel des groupes féministes occidentaux. »

En 2023, plus de quatre millions de femmes et de filles soudanaises étaient exposées aux violences sexuelles et sexistes, selon l’Organisation mondiale de la santé. Après deux années de guerre, elles concernent à présent 12 millions de personnes . Si la jeune militante ne veut pas être celle qui « sort à tout va la carte du racisme », elle remarque tout de même des similarités entre le désintérêt pour le Soudan et le Congo.

Le Soudan est devenu le terrain d’une guerre internationale : différents pays se sont placés derrière différentes factions. « L’or soudanais enrichit les Émirats arabes unis, qui fournissent des armes aux Forces de soutien rapides », rappelle Alaa. Des systèmes d’armement français vendus aux Émirats pourraient avoir été utilisés sur le champ de bataille soudanais.

« L’image que le public occidental se fait de l’Afrique est souvent associée aux guerres et à la barbarie, comme si la guerre y était normale. Mais [au Soudan], c’est une guerre internationale pour les ressources, et non pas une guerre civile, insiste Alaa. Lorsque cette période de contre-révolution prendra fin, il ne faut plus qu’un seul groupe armé ou islamiste contrôle à nouveau ce pays », affirme-t-elle aussi.

En attendant, dit-elle, « on maintient une organisation, à travers les salles d’intervention d’urgence et les réseaux de résistance, même à l’extérieur du Soudan ». Et quand la guerre sera terminée, « il faudra rendre justice. Ceux qui ont commencé cette guerre, qui y ont investi, seront arrêtés et exclus de la vie politique ».