Un tribunal qui condamne l’un des siens pour en avoir trop dit, voilà qui n’est pas courant. Surtout quand le tribunal en question est celui de La Haye, chargé de mettre en œuvre la justice internationale. Et que la condamnée se nomme Florence Hartmann, une ancienne journaliste du Monde qui a couvert le conflit en ex-Yougoslavie, du siège de Vukovar à celui de Sarajevo, puis a été porte-parole et conseillère pour les Balkans du procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), Carla Del Ponte, de 2000 à 2006. Le 19 juillet, la condamnation pour outrage au tribunal, assortie d’une amende de 7.000 euros, à l’encontre de Florence Hartmann a été confirmée en appel.
« En condamnant ainsi Florence Hartmann sans même une audience, par un jugement rendu à la sauvette à quelques jours des vacances judiciaires, le TPIY vient de confirmer les craintes de ses plus fervents défenseurs et de justifier les critiques de ses adversaires les plus acharnés : oui, la Justice Internationale obéit à des intérêts politiques bien étrangers aux missions qui lui ont été assignées, non, elle n’a pas pour seul objectif d’établir la vérité afin que les conditions d’une paix durable soient établies », estime le comité de soutien de la journaliste. Comment en est-on arrivé là ?
En 2001, l’ancien président serbe Milosevic est le premier chef d’État traduit devant une juridiction internationale. Il est incriminé de soixante-six chefs d’accusation de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide commis pendant la guerre civile qui déchire l’ex-Yougoslavie, de 1991 à 1995. Mais, l’instruction traîne en longueur. Nombre d’inculpés (notamment Ratko Mladic arrêté dix ans plus tard) manquent à l’appel. Libérée de ses engagements, Florence Hartmann relate, dans son livre Paix et châtiment (publié en 2007 [1]),la façon dont les puissances extérieures impliquées dans la résolution du conflit (États-Unis et Union européenne, en particulier France et Royaume-Uni) ne coopèrent que de façon très parcimonieuse à l’obtention de preuves, voire procèdent à de la rétention d’informations. À propos de la traque des seigneurs de guerre serbe, la journaliste estime que ces dites puissances se font remarquer par « leur refus persistant d’arrêter Karadzic et Mladic ou de s’assurer qu’ils soient livrés au TPIY, indissociable de leur défaut de volonté de prévenir les massacres de Srebrenica ».
Erreur de droit ou errements politiques
Par un accord secret avec le TPIY, la Serbie avait obtenue – en vertu de l’article 54 bis du règlement de procédure et de preuve – l’application de mesures de confidentialité. Lors du procès Milosevic, les archives les plus compromettantes pour l’État Serbe ne seront donc pas dévoilées, mais profiteront du huis clos. En clair, selon Florence Hartmann, « les archives de guerre de la Serbie peuvent être vues par les parties mais personne d’autres ». Or ces documents du Conseil suprême de défense serbe – l’instance en charge de définir les objectifs stratégiques de la nation serbe et de son armée – contiennent des preuves qui auraient pu permettre aux victimes du massacre de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine – près de 8.000 morts – d’obtenir des réparations devant la Cour internationale de Justice. Celle-ci qualifiera de génocide le massacre de Srebrenica, mais, à défaut de preuves suffisantes (contenues dans les archives gardées secrètes), exonère l’État Serbe de sa responsabilité et du paiement de réparations. C’est pour cela que Florence Hartmann a été condamnée : non pas pour avoir délivré des informations marquées du sceau du secret de l’instruction, mais pour avoir éclairé une procédure discrétionnaire.
Le tort de la journaliste est d’avoir révélé les errements politiques du TPIY. Car en 2005, une nouvelle demande de la Serbie de ne pas divulguer ses archives est cette fois refusée. Ces documents, concernant Ratko Mladic et d’autres généraux de l’armée serbe de Bosnie, prouvent qu’ils étaient bien membres de l’armée de Serbie et dépendaient donc de l’autorité suprême de Belgrade. La chambre d’appel considère alors que les décisions précédentes, relatives à la confidentialité des documents, relevaient d’« une erreur de droit ». Il ne s’agissait pas de protéger la « sécurité nationale » de l’État serbe, mais de le préserver « d’un impact négatif », c’est-à-dire d’un préjudice politique et économique pour le pays.
Alors qu’en 2011, une grande partie des archives de la Serbie sont tombées dans le domaine public, qu’elles servent de matériaux dans nombre de séries policières en prime time en Serbie, la condamnation en appel de Florence Hartmann a de quoi surprendre. Mais, comme le souligne l’intéressée, le TPIY est juge et partie dans cette affaire. Si cette décision fait jurisprudence, le Tribunal Pénal International étant au sommet dans la hiérarchie des normes du droit, les journalistes et enquêteurs ont du souci à se faire. Pas de Cour de cassation, pas de recours possible, les dysfonctionnements du TPI demeureront à huis clos.
Nedjma Bouakra