Les rayons du soleil pénètrent dans le petit bureau sobre de la cellule emploi de la ville de Colombelles, dans la banlieue de Caen. En cette journée de printemps, Ouardia a un bonnet sur la tête et un manteau remonté jusqu’au col. Sa maison occupée par sa famille en Algérie, des problèmes avec ses enfants, la maladie de son mari, des crédits à la consommation qui s’accumulent : Ouardia raconte une petite partie de sa vie. « Ma fille a longtemps dit que nous étions des faux riches, à cause de tous nos crédits », dit-elle en souriant. En face d’elle, Lynda Aouicha l’écoute et la conseille sur ses démarches administratives : « Je fais les comptes, je lui garde ses papiers, je contacte la société de crédit pour régler les impayés. Je l’ai aidée à mettre en place des virements automatiques pour que, lorsqu’elle repart au pays, les virements soient toujours effectués. » Et qu’ainsi les pénalités ne s’accumulent pas.
Ouardia fait partie de la centaine de personnes que Lynda aide pour des démarches auprès de Pôle emploi, de la Caf, de la sécurité sociale, pour un titre de séjour ou encore une demande de logement social. Après son arrivée en France en 2009, Lynda a fait un peu d’animation au Centre socio-culturel local. Grâce au projet « Territoires zéro chômeur », elle a créé cette activité d’aide administrative et est désormais en CDI. « J’ai changé de voiture, elle est un peu plus grande, dit-elle simplement. Je suis fière de ce que je fais. J’ai l’impression d’être vraiment utile. J’aide aussi les gens à avoir un peu de sérénité, pour qu’ils ne restent pas seuls. »
Lancé en 2017 par l’association ATD Quart-Monde, Territoires zéro chômeur veut inverser la logique habituelle : partir des compétences des demandeurs d’emplois pour créer les activités qui leur correspondent, tout en bénéficiant d’un statut de salarié (lire nos premiers articles ici et là) Dans le bureau de la cellule emploi, Lynda finit son entretien avec Ouardia. « C’est son sourire qui m’attire, souligne cette dernière. J’ai envie de venir la voir. Mon mari est là depuis 30 ans, mais il ne parle pas un mot de français. »
« Nous avons péché dans l’intégration »
A Colombelles, l’un des dix territoires en France expérimentant le dispositif, le projet a été propulsé en un an. 48 ex-chômeurs de longue durée sont désormais embauchés. Ils devraient être 70 à la fin de l’année. Réfection de logement, maraîchage, jardins partagés, animation et événementiel, transport solidaire, soutien administratif et santé… Les activités sont lancées tout azimut avec un double objectif : éradiquer le chômage de longue durée et générer un travail « socialement utile » et de qualité. « Notre but est de faire coïncider les rêves et les capacités des gens avec l’utilité pour le territoire », rappelle Annie Berger, la présidente de l’association Atipic qui porte le projet à Colombelles. L’association a créé une entreprise spécifique qui salarie les personnes qui développent leur propre activité ou rejoignent l’une des activités déjà existantes, jusqu’à ce qu’elles soient en mesure de sortir du dispositif.
Un an après la création de l’entreprise, les tensions et les difficultés se sont néanmoins accumulées. Ce jour-là, dans les bureaux devenus trop étroits pour tout le monde, l’ambiance n’est pas bonne. « Certains prennent Atipic pour une agence d’interim, sans tenter de comprendre le projet qu’il y a derrière », juge l’une des personnes salariées. « Pendant un moment, quand j’arrivais au travail, je me demandais ce qui allait se passer, j’avais la boule au ventre », relate une autre. « Certains demandeurs d’emploi ne veulent pas apprendre une nouvelle activité. Une personne nous a dit : j’ai été femme de ménage toute ma vie, je ne veux faire que ça. Or, comme cette activité est concurrentielle, on ne peut pas la proposer. [1] »
L’entreprise a fait appel à un audit pour tenter de dénouer les nœuds conflictuels qui sont apparus au cours de cette première année d’existence. « Il y a tellement eu d’embauches que nous avons pêché dans l’intégration », évoquent plusieurs salariés. « Je n’avais pas mesuré le besoin d’accompagnement des salariés dans leurs nouvelles fonctions, reconnaît Hervé Renault, le directeur. Nous rencontrons les mêmes problèmes que toute entreprise rencontre. Avec une difficulté supplémentaire liée à notre forte croissance : en un an Atipic a embauché 41 salariés ! »
« Les gens qu’on embauche ont souffert, et pas seulement dans le domaine de l’emploi »
Pas facile de faire cohabiter une quarantaine de salariés sur des activités aussi variées. « Le rapport de subordination salariale est parfois très compliqué, note Annie Berger, la présidente d’Atipic. Nous rencontrons des problèmes de violence : c’est la dure réalité des effets du chômage. Les gens qu’on embauche ont souffert, et pas seulement dans le domaine de l’emploi. Il faut un temps long d’accompagnement pour qu’ils aient confiance, osent. » Embaucher la centaine de chômeurs de longue durée identifiés sur le territoire est l’objectif que s’est fixé Atipic. Mais en portant une attention particulière à la qualité du travail. « Nous avons l’ambition de faire vivre une entreprise autrement, d’y mettre de la démocratie », rappelle Annie Berger. La présence des salariés au sein du CA de l’association est par exemple valorisée, mais ces derniers sont encore peu nombreux. « J’aimerais qu’il y ait un syndicat qui soit créé, avec l’élection d’un délégué du personnel qui défendrait officiellement leurs droits. »
L’expérimentation Territoires zéro chômeur rencontre un double défi, un peu partout en France. D’un côté, la difficulté de créer des activités économiques, en partie génératrices de revenus, non-concurrentielles, et surtout pérennes. De l’autre, la nécessité de s’organiser et d’assurer la cohésion des équipes. Sur les dix territoires « zéro chômeurs », « au total, plus de 600 personnes ont été recrutées, se réjouit Michel de Virville, vice Président du Fonds d’expérimentation territorial contre le chômage de longue durée, en visite à Colombelles. Certaines entreprises ont embauché tous les chômeurs de longue durée de leur territoire. Mais toutes les structures trouvent un pallier de résistance à partir de 50 salariés : si elles veulent grossir, il faut qu’elles s’organisent. »
A l’échelle nationale, l’objectif est d’atteindre entre 800 et 900 salariés d’ici la fin de l’année 2018 [2]. Et amorcer ensuite une seconde phase d’expérimentation dans de nouvelles villes. Une nouvelle loi devra donc être présentée à l’Assemblée nationale pour élargir le dispositif. « [...] Nous allons plus que doubler le nombre de personnes qui pourront bénéficier de ces expérimentations dans tous les territoires et commencer à implanter ce dispositif au-delà des territoires expérimentateurs existants », a déclaré Emmanuel Macron, le 13 septembre 2018, lors de la présentation de la stratégie nationale de prévention de lutte contre la pauvreté.
« Si ça coule, je pleure ! »
A Colombelles, malgré les difficultés, l’expérimentation Territoires zéro chômeur change le quotidien de nombreux ex-chômeurs de longue durée. Eric, la cinquantaine, fait partie des premiers salariés à avoir été embauchés, en partie grâce à un financement de la municipalité. Le matin, cet ancien peintre en bâtiment ramasse les détritus du bois de la ville. « Je trouve les mêmes cannettes de coca, au même endroit ! » Le reste du temps, il prépare des animations avec la médiathèque et la mairie autour du bois et des végétaux. « Je suis le plus heureux des hommes, dit-il. On ne me demande pas mon emploi du temps, et je travaille pour la première fois de ma vie aux 35 heures. Si ça coule, je pleure ! »
Même si la plupart des salariés sont embauchés à temps plein, le travail manque parfois. « Le manque d’occupation génère des tensions », souligne Annie Berger. Les salariés sont aussi, parfois, amenés à effectuer des tâches différentes de leur mission initiale. « Quand l’escalier est sale, je fais le ménage, indique Eric à côté de son bureau où trônent les sculptures en bois qu’il a commencées à créer. La dernière fois, j’ai remplacé ma collègue sur le transport solidaire pour une dame qui devait se rendre à un enterrement. T’imagine si elle l’avait manqué ? La mauvaise pub, avec le bouche à oreille, ça va très vite ! » Eric cherche désormais une formation pour monter en compétences autour de l’animation nature. « Je ne veux pas faire que l’éboueur du bois ! »
« On peut désormais prévoir des choses, comme aller en vacances cet été »
A deux pas des bureaux de l’entreprise, au bord de la place centrale de la ville, Atipic a racheté le fonds de commerce d’un ancien bazar, qui regroupe désormais quatre activités. Sylvain, un des salariés du lieu, a passé quarante ans dans le commerce. Il est désormais à quelques mois de la retraite. « Ce magasin est important, socialement, pour la commune, et notamment pour les gens âgés et à mobilité réduite. Ils trouvent leur ampoule ici ! » Avec les beaux jours, un panneau à l’entrée du magasin indique une promotion sur les barbecues, à côté des plants de tomates.
A l’intérieur, Isabelle et Sophie passent un coup de balai avant l’arrivée des premiers clients. La première a lancé une vente de cosmétiques bio et des ateliers « do it yourself ». Pour 8 à 10 euros, les participants peuvent apprendre à fabriquer leur déodorant solide, leur vernis à ongle, leur lessive ou leurs tablettes de lave-vaisselle. De la vente à la restauration, en passant par aide-soignante et préparatrice en pharmacie, Isabelle, la cinquantaine, a enchaîné les missions et les petits contrats pendant des années. Jusqu’à se retrouver au chômage pendant trois ans. « Aujourd’hui, je me lève, je suis radieuse ! C’est la première fois que ça m’arrive. J’ai un salaire fixe et on peut désormais prévoir des choses, comme aller en vacances cet été. »
Sans l’expérimentation, le magasin aurait disparu
« Une nacelle, on ne l’utilise pas plus de deux mois pour un enfant ! » Sophie, elle, s’investit dans un dépôt vente de matériel de puériculture. « J’ai un CAP petite enfance et j’ai travaillé comme agent spécialisé en école maternelle (ou « Atsem », ndlr), puis j’ai fait de l’interim, explique la jeune femme. Ce n’était pas épanouissant, et moi, il me faut un temps d’adaptation. » A côté d’un petit atelier de réparation de vélo, Sophie a installé les objets qu’elle vend « sur la base des prix de revente du Bon Coin ». « J’ai désormais un CDI et j’ai pu faire un emprunt. Je suis en train de passer le permis », dit-elle avec le sourire.
Sans le projet Territoires zéro chômeur, le commerce aurait disparu, affirme Marc Pottier, le maire de Colombelles. « Cette expérimentation remet nos habitants au cœur de la vie de notre ville, souligne-t-il. Certains ont retrouvé leur fierté. Ils sont rayonnants. Et l’économie ne se mesure pas qu’aux chiffres d’affaires générés et aux dividendes versés aux actionnaires ! » Atipic envisage désormais d’investir de nouvelles activités comme une conciergerie d’entreprise, de la vente de matériel informatique reconditionné ou de mobilier professionnel d’occasion, ou encore de la restauration collective grâce au maraîchage.
Simon Gouin
A relire sur Basta! :
– « Territoires zéro chômeurs » : l’initiative qui souhaite partir des envies des gens pour créer leurs emplois.
– « Territoires zéro chômeurs » : comment créer son propre emploi sans s’imposer un « bullshit job » à bas coût