Des centaines d’avions achetés par une structure emblématique du capitalisme financier à l’occasion d’un raout organisé dans un émirat pétrolier : dans l’aérien, les promesses de « monde d’après » ont sale mine. Le 14 novembre dernier, à l’occasion du salon de l’aéronautique de Dubaï, Airbus annonçait une commande de 255 appareils A321 par un fonds d’investissement états-unien (Indigo Partners). Saluée comme une « bonne nouvelle », cette commande a tout d’un bras d’honneur au vaste chantier de réflexion ouvert par la crise dans l’aéronautique.
Le secteur, agrégé autour d’Airbus, l’avionneur européen implanté dans la région toulousaine comme un grand nombre de ses sous-traitants, a été durement touché par les conséquences de la pandémie de Covid. Cet impact s’est d’abord traduit en terme d’emploi : en 2020, la filière aérospatiale a perdu 8800 salariés dans le grand Sud-Ouest, selon l’Insee, essentiellement chez les sous-traitants. Mais il s’est aussi traduit par l’explosion en vol du récit idyllique d’une croissance exponentielle de l’aérien, qui pariait sur le doublement du nombre de passagers tous les 15 ans. Une promesse de production industrielle et de développement sans limite qui, jusqu’en 2019, était peu contestée [1].
La pandémie, en clouant les avions au sol dans tous les aéroports du monde, a rebattu les cartes. « Nous n’avions pas vu arriver le Covid mais la crise de surproduction du secteur, oui, assure pourtant Gaëtan Gracia, tourneur-fraiseur et élu CGT aux Ateliers de la Haute-Garonne (AHG), un fournisseur de l’industrie aéronautique. Le secteur spéculait sur un doublement régulier du trafic aérien avec l’émergence d’une classe moyenne asiatique, mais on voyait bien que ça ne pouvait pas durer, tout comme la course incessante à la production entre Boeing et Airbus. Ce que le Covid a apporté comme éléments nouveaux, c’est la dimension écologique et le questionnement sur le volume de production d’avions. »
Entre salaires et conditions de travail, la difficile émergence de l’écologie dans les ateliers
Des éléments dont s’est emparé le collectif « Pensons l’aéronautique de demain » (PAD). Ce groupe réunit des structures – des salariés, des syndicalistes, des étudiants en aéronautique, des économistes, des associations écologistes – souhaitant dessiner un avenir décarboné du secteur aérien, en se basant sur une baisse du trafic [2].
Plus que « l’avion vert » à hydrogène, biocarburant ou électricité, poussé par Airbus et les donneurs d’ordre du secteur, cette baisse du trafic est aujourd’hui le levier essentiel de la réduction des émissions de CO2 des avions. Dans un rapport publié fin août, « Moins d’avions, plus d’emplois », le PAD avance des pistes « permettant de réconcilier l’emploi et l’environnement dans une région en mono-industrie » : une reconversion du secteur vers un pôle de développement du ferroviaire, un circuit de recyclage des déchets de l’aéronautique, ou encore une industrie de conception et fabrication d’un smartphone garanti 30 ans d’utilisation [3]. Des perspectives dans lesquelles « les salariés du secteur de l’aviation doivent prendre toute leur part », rappellent fin novembre, quatre militants d’organisations impliqués dans le PAD [4].
En la matière, du chemin reste à parcourir. « Si la question est de savoir si dans les ateliers, ça discute de l’avenir de l’aéro et de la transition écologique, la réponse est clairement non », résume Manu, chaudronnier à Mecachrome Toulouse, qui fait de la tôlerie pour l’aéronautique et emploie 140 salariés et une cinquantaine d’intérimaires. « La préoccupation des collègues, aujourd’hui, c’est la vie chère, abonde Clément, chaudronnier dans la même entreprise, élu CGT au CSE et secrétaire du syndicat (unique) CGT de l’entreprise. Dans le paysage actuel, la question environnementale est très lointaine pour beaucoup de compagnons. »
Même son de cloche du côté d’AHG, qui fabrique des fixations et des rivets et emploie un peu moins de 200 salariés, intérimaires compris : « La première question aujourd’hui, au sein des ateliers, c’est celle du salaire et des conditions de travail. On dit beaucoup qu’il y a une reprise, mais, nous, on n’en voit pas la couleur... », résume Gaëtan. « La question écologique, on n’a jamais débattu de ça. Les salariés pensent d’abord au travail, à l’emploi, pas à l’impact écologique de la fabrication des avions », explique Hamid Taibi. Chaudronnier puis soudeur pendant 23 ans chez Simair, un fabriquant de pièces destinées à l’habillage des avions, qui a fermé ses portes en mars 2021, Hamid était délégué CFTC de son entreprise. À l’automne 2020, il a fait partie de ceux qui ont négocié les conditions du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), obtenant notamment « un budget formation de 5000 euros, un budget d’aide à la création d’entreprise de 5000 euros et une indemnité de 4000 euros » pour la quarantaine de salariés concernés par les licenciements.
Les ouvriers ont bien « des choses à dire » sur le gaspillage, le tri des matériaux, les transferts de savoir-faire
Le type de combat syndical qui mobilise et épuise, comme le confirme Florent Coste, ingénieur en bureau d’étude et secrétaire CGT du syndicat Latécoère : « En septembre 2020, on a pris un plan de sauvegarde de l’emploi dans les dents, ce qui représente une tâche très prenante et chronophage. Ça nous a happé jusqu’à fin janvier et il y a eu ensuite la mise en œuvre en mars. Du coup, on a pas eu le loisir de discuter de ces questions-là avec les collègues. »
La crainte de la perte d’emploi n’empêche pas les ouvriers de l’aéronautique de capter les enjeux de la transition écologique dans leur secteur. « Si on parle environnement et pollution, la question de savoir comment on produit un avion est déjà problématique en soi, détaille Clément. Rien qu’à Mecachrome, on peut avoir une pièce en aluminium qui arrive de l’étranger dans une fonderie en France, avant de repartir pour être pressée au Portugal, de revenir en France où elle va être martelée, puis en Tunisie pour être traitée, avant un retour en France pour un contrôle et un départ au Canada pour l’assemblage final... Ce non-sens écologique de containers qui circulent dans tous les sens est très bien conscientisé chez les collègues. »
À Simair, Hamid a lui aussi repéré les nombreuses failles de l’outil de production d’un point de vue écologique. Il y ajoute un biais social : « Airbus est très exigeant sur la qualité des pièces auprès des sous-traitants, raconte-t-il. Ils veulent que ce soit parfait, tout en tirant au maximum sur les prix et en faisant jouer la concurrence. Mais pourquoi, quand ils viennent faire un audit, ils ne regardent pas aussi les conditions de production et de travail des compagnons ? Le stockage, les évacuations de fumée, le nettoyage, le recyclage, le tri, il y a beaucoup à dire sur tout ça chez les sous-traitants. Ils s’inquiètent d’environnement ? Déjà, qu’ils protègent les salariés. Avant 2013, on n’avait aucune protection pour la fumée de titane, l’odeur du mastic. Il faudrait commencer par réfléchir aux produits qu’on utilise. L’avion vert ne concerne pas que Airbus, il faut aussi le travailler avec l’ensemble des sous traitants, y compris ceux de l’étranger. »
Dans les ateliers de Mecachrome, il y a des choses à dire sur le gaspillage ; dans ceux de Simair, des réflexions sur le tri des matériaux ; à AHG, sur les transferts de savoir-faire... Jamais sollicités lorsqu’il s’agit de penser le monde décarboné de demain, les ouvriers de la sous-traitance sont pourtant bien détenteurs d’expertises façonnées sur le terrain. Et ont aussi des choses à dire sur les options politique de la transition. « On ne veut pas se contenter de repeindre le coffre-fort en vert. On veut être à la manœuvre et sur une ligne anticapitaliste et anti-impérialiste affirmée, parce que même si c’est peu dit et su, l’aéronautique est très liée à l’exploitation des ressources et de la main d’œuvre des pays dominés », précisent par exemple Clément et Manu, de Mecachrome.
Un fossé entre ingénieurs et universitaires d’un côté, ouvriers de l’autre
Pourquoi tous ces apports potentiels au débat peinent-ils à trouver leur place dans la construction du contre-modèle que tente notamment d’élaborer le PAD ? Le fossé de classe apparaît réel. « Le PAD, ce sont des universitaires, des cadres et des conférenciers. Il faudrait qu’en tant qu’ouvriers, on puisse y prendre notre place mais ça doit passer par nos revendications », résume Gaëtan. Une analyse partagée par Florent Coste, de Latécoère : « Il y a une césure dans le secteur entre les compagnons et les ingénieurs. Les copains du PAD sont tous ingénieurs et investis avec énergie, mais restent bien souvent étrangers aux préoccupations du personnel de production. Ce travail, c’est à nous, forces syndicales, de le faire : repartir des préoccupations réelles des collègues, parce que c’est la base, et y introduire petit à petit ces questions sur les enjeux climatiques et environnementaux. »
Autre difficulté pour le collectif, celle de simplement faire connaître son existence dans les entreprises de la sous-traitance, morcelées et appartenant souvent à des groupes ayant délocalisé une partie de leur production. Pour Clément et Manu, « cette compartimentation des tâches contribue à l’aliénation et empêche de se poser des questions sur ce qu’on produit. La question écologique est urgente, c’est évident, mais elle demande tellement de bouleversements que les collègues ne s’en saisissent pas. On essaye d’avancer là-dessus. L’une des perspectives serait de casser les barrières entre travailleurs intellectuels et manuels et de travailler moins pour réfléchir plus à ce qu’on produit et comment. » Hamid, pourtant un travailleur engagé, avec plus de dix ans de syndicalisme dans sa boîte, a appris l’existence du PAD et de ses propositions lors de notre entretien.
Il y a encore beaucoup de ponts à jeter entre les travailleurs du secteur, des ouvriers aux ingénieurs en passant par les techniciens, éparpillés entre Airbus, les donneurs d’ordres et la sous-traitance. Les animateurs du PAD n’ignorent pas l’ampleur de la tâche. Ingénieur dans un grand groupe du secteur et membre du collectif Icare, qui rassemble des salariés de l’aéronautique, Bruno Jougla est l’un des rédacteurs du rapport « Moins d’avions/plus d’emplois ». « Pour nous, replacer le salarié à l’intérieur des décisions stratégiques de l’entreprise est très important, assure-t-il. À Icare, la porte est ouverte aux compagnons [les ouvriers dans le secteur aéronautique], mais, de fait, la majorité des membres sont des ingénieurs », reconnaît-il.
Contradiction entre environnement et productivisme
L’homme pointe un mal encore plus profond : « Il y a une contradiction factuelle entre les enjeux de la transformation écologique du secteur et les objectifs d’Airbus, qui restent globalement le développement économique, la croissance, l’extension, le développement, la compétitivité, bref le productivisme. Or, cette logique-là est très ancrée dans la tête de tous les personnels. Nous, face à ça, on essaie d’amener le débat sur comment l’entreprise répond aux enjeux du climat et comment on peut changer les règles du jeu pour éviter que l’écologie passe en seconde position. C’est notre combat. »
Un combat dont le dernier rapport du groupe international d’experts sur le climat (GIEC), rendu public l’été dernier (voir notre article), a rappelé l’urgence. Mais au moment de compter les troupes pour le mener, chacun mesure à quel point les travailleurs du secteur sont précarisés et divisés. « Nous n’en sommes pas encore à la prise en charge de l’enjeu écologique de façon massive par les ouvriers, c’est certain, résume Gaëtan Gracia. Mais c’est quand même devenu un sujet avec cette crise. Ce n’est pas rien, c’est un premier pas. En la matière, il y aura clairement un avant et un après crise du Covid dans l’aéronautique. »
Emmanuel Riondé
Photo de une : CC BY-NC-ND 2.0 Metronews Toulouse via flickr.