Documentaire

Une autre montagne, un film sur la résistance quotidienne des femmes en Turquie

Documentaire

par Les lucioles du doc

Comment lutter pour les droits des femmes et contre la guerre en Turquie ? Le documentaire Une autre montagne, sorti en 2017, dresse le portrait de trois femmes, libres, féministes, courageuses et combatives. Les réalisatrices Anouck Mangeat et Noémi Aubry nous entraînent dans un voyage en Turquie, à la rencontre de celles qui mènent un combat politique sur plusieurs fronts, dans la rue comme dans leur vie quotidienne et leurs espaces de vie intime. Le film met en lumière, avec justesse, l’héritage des luttes passées et leur nécessaire transmission pour les générations futures. Chronique et interview des réalisatrices par l’association Les Lucioles du doc.

Dans le documentaire Une autre montagne, le contraste est frappant entre la gravité des souvenirs évoqués dans les dialogues, et l’énergie et l’enthousiasme éblouissants des protagonistes dans leur vie ordinaire, apparemment libre et diversifiée, que véhiculent les images. Ces femmes, résistantes et rebelles, font allusion aux massacres, répressions et ostracismes culturels perpétués par l’État turc. Elles se promènent dans le même temps, non sans préoccupation, dans Istanbul, étendent leur linge, font du café, tiennent un restaurant. Le ton et l’attitude de ces femmes, à la fois lucide et léger, sérieux et rieur, interrogent sur ce passé douloureux mais avec lequel elles sont en paix.

À travers leur témoignage, elles questionnent la postérité des luttes armées des années 1970 et 1980 dans la Turquie d’aujourd’hui et de demain. La violence manifeste de ce passé a laissé place à une violence larvée, officielle, où toute tentative d’opposition paraît vouée à l’échec, où l’embrigadement et le formatage idéologique – il y a ces images des enfants rangés comme des soldats pour chanter l’hymne national dans une cour d’école – semblent l’avoir emporté. « De toutes façons, quoi que tu fasses, tu n’es jamais aussi fort que l’État. »

Les réalisatrices reviennent longuement sur l’implication d’Ergül, une des trois protagonistes, au sein des mouvements révolutionnaires des années 1970, et celles de Sinem et Burcu, les deux autres figures du film, lors des protestations de 2013 engendrant notamment l’occupation du parc Gezi et de la place Taksim. Ces mouvements de contestation et de révolution sont évoqués avec nostalgie puisqu’ils ont offert l’espoir que les clivages de la société turque s’estompent. Les femmes, les mouvements féministes et LGBTI, y jouèrent un rôle de premier plan, présents et visibles dans l’espace public.

Trailer Başka Bir Dağ - Une Autre Montagne VOSTFR from L'amorce on Vimeo.

« C’est avec cette force que les femmes sont entrées dans Gezi. Elles n’avaient plus peur (…). Elles étaient au-devant des manifestations. »

Au-delà de l’évocation d’un passé douloureux ponctué de moments d’espoir, c’est l’avenir de leur pays qui préoccupe surtout ces femmes. Inquiètes non seulement d’être un jour retrouvées et pourchassées pour leur militantisme parfois vieux de 25 ans – « Elle m’inquiète beaucoup cette vidéo où j’apparais en train de manifester. » – mais surtout de leur condition de minorités, en tant que femmes kurdes, dans les années à venir. Perplexes, elles interrogent leur possibilité de rester libres et y dénoncent la politique réactionnaire et nationaliste orchestrée par Erdoğan. Les kurdes « disparaissent un par un et tout le monde semble l’accepter. »

Ce témoignage collectif représente une occasion rare de réfléchir sur la notion de courage : le courage n’étant pas de n’avoir peur de rien, mais d’agir en dépit de sa peur. Ce film offre une grande impression de liberté : liberté de travailler, de penser, de s’acharner. « Ç’a été dur d’être une femme à son compte dans ces années-là », mais le résultat, des décennies plus tard, est une forme précieuse et menacée d’indépendance d’esprit.

Entretien avec Anouck Mangeat et Noémi Aubry, réalisatrices du film « Başka Bir Dağ, Une autre montagne »

Les Lucioles du doc : Le titre de votre documentaire fait-il une allusion à la résistance qui s’organise dans les montagnes et dans la région du Qandil ? Ou est-ce qu’il a un sens plus métaphorique, et "l’autre montagne" renvoie à l’autre versant, l’autre version de l’histoire turque, celle des femmes ?

Anouck Mangeat et Noémi Aubry : « Aller à la montagne », en turc, cela veut dire rejoindre la guérilla. Effectivement, dans les montagnes du sud-est de la Turquie, il y a ces femmes kurdes du PKK ou des YPG-J (du côté de la Syrie et l’Irak). Les protagonistes de notre film, Ergül, Sinem et Burcu leur portent un profond respect et leur dédicacent même le film. Elles vivent à Istanbul et en Mer noire, c’est à dire à l’Ouest de la Turquie. Elles participent à des luttes civiles pour les droits des femmes et contre la guerre. La résistance des femmes en Turquie, qu’elles soient kurdes ou non, se traduit dans une multiplicité des formes de luttes qui s’entremêlent et se font écho. 

L’idée du film, c’était de montrer comment ces formes de résistance sont inter-dépendantes les unes des autres : qu’il n’y pas de forme active ou passive dans les luttes des femmes. C’est là l’une des particularités des mouvements de femmes et elles le revendiquent. Le comportement adopté dans la vie privée, l’occupation de l’espace public ou la prise des armes pour rejoindre la guérilla, ont la même importance. Dans un pays en guerre où le gouvernement agite en permanence le drapeau du terrorisme pour qualifier les luttes des kurdes ou des mouvements d’opposition, il est indispensable que cette solidarité résonne à travers le pays. Cette guerre concerne tout le monde. C’est pour cela que cette résistance est un autre terrain de lutte ; « une autre montagne ». 

De manière plus métaphorique, une montagne n’est jamais isolée, elle est toujours en massif ou en chaîne. A chaque montagne gravie, il y en a une autre derrière encore à gravir, et cette suite d’épreuves symbolise bien de façon plus universelle, les luttes des femmes. 

Pourriez-vous commenter le choix, assez audacieux voire risqué, de ne pas donner de cadre historique précis sur les conflits des années 1970 - 1980 en Turquie ? Le témoignage des femmes que vous avez rencontrées n’en est que plus édifiant certes, mais les spectateurs peuvent se sentir un peu perdus, s’ils ignorent les différents conflits, coups d’état, luttes armées et rebellions de ces décennies.

L’histoire politique de la Turquie est complexe et intense, et en effet, rythmée par des moments de dictature répressive et des luttes civiles et clandestines très organisées. Elle est aussi marquée par des stratégies politiques d’assimilation et de déplacements de populations très violents.

Les éléments qui sont racontés de façon très subjective par Ergül, Sinem et Burcu nous ont semblé suffisants pour tracer, en filigrane, ce passé. Leurs identités de femmes, kurdes, alévies (branche hétérodoxe de l’islam, ndlr), leurs choix de rejoindre un groupe clandestin, de se marier avec un kurde, d’être indépendantes, de divorcer, leurs coups de gueule face à leurs pères, face au voisinage conservateur ou devant les portes de prisons, racontent de l’intérieur comment elles ont été, et sont, traversées par ces luttes. Et c’est comme ça que ce film avait du sens pour elles. Comme ce fameux slogan des luttes féministes des années 70, qui est cher aux femmes du film « Özel olan politiktir / Le personnel est politique ».

Ensuite, il y a eu l’occupation du parc de Gezi en 2013 qui fut pour toutes, un moment hors du temps, un moment de partage comme jamais vécu auparavant. C’est la scène qui introduit le film. Nous avions envie de partir de ce constat que les groupes féministes et LGBTI ont été incroyablement visibles et actifs dans l’espace public lors de cette occupation. Puis, dans nos discussions post Gezi, très vite, nos amies évoquaient l’importance qu’ont eu les groupes de femmes dans la Turquie après le coup d’État militaire du 12 septembre 1980. C’est dans cette idée que nous avons choisi ces trois femmes, pour lier ces générations de femmes par leurs implications publiques et personnelles dans les luttes de ces dernières années. 

"Le futur s’annonce dur", dit l’une des protagonistes et on voit dans le film une cour d’école où les enfants sont rangés au garde à vous et déclament l’hymne turc... Néanmoins, il semble que vous ayez voulu faire ce film pour insuffler du courage et un goût de la liberté aux générations à venir. Comment envisagez-vous cet espoir d’une conscience citoyenne pleinement libre dans la Turquie d’aujourd’hui, si menaçante à l’égard des femmes et des minorités ? Autrement dit : vous semble-t-il qu’on ait retenu quelque chose, en Turquie, des luttes des décennies précédentes ?

En créant la rencontre entre ces trois femmes de générations différentes et avec des expériences personnelles bien distinctes, notre idée était justement de provoquer ce lien visuellement et de trouver une façon de le raconter aux spectateurs non initiés. Mais ce lien existe. En Turquie, nous avons toujours été marquées par ce respect et cette écoute qu’ont les jeunes générations face aux plus vieilles. Même s’il y a aussi le souvenir marqué de ces multiples répressions qui se transmet de générations en générations, et qui a causé plusieurs traumatismes, la transmission de cette résistance est également très présente. 

« Le futur s’annonce dur » car ceux et celles qui ont accès à cette histoire des luttes sont une minorité. La tradition de chanter l’hymne de l’indépendance de la Turquie à l’école ne date malheureusement pas de la génération Erdogan. Elle a été ordonnée depuis la création de la république laïque turque par Attaturk, Mustafa Kemal, dans la mise en place de l’école pour tous, celle que les médias occidentaux aiment aujourd’hui citer de façon nostalgique car elle aurait « modernisé » la Turquie… Son image, rendue culte, est dans tous les manuels scolaires, et a imposé l’identité du citoyen turc, réprimant ainsi toutes les minorités. La Turquie était déjà un pays autoritaire mais contrôlé par l’armée. Erdogan, lui, fait partie de la frange des réformistes de cet État militaire et tend à imposer une dictature vénérant plutôt la gloire de l’empire Ottoman et le Sultan.

Aujourd’hui, il est en effet très difficile d’envisager le futur. Plus de 146 000 personnes ont perdu leurs emplois dans la fonction publique sous prétexte de « l’état d’urgence », dont au moins 124 000 sont en détention. Bien sûr cet état des choses, qui vise à traumatiser la population en désignant toujours l’autre comme « terroriste » fait son effet mais la résistance est forte et organisée. Même si les revendications publiques sont timides car dangereuses pour ses propres libertés, les peuples de Turquie, les femmes de Turquie continueront de penser, d’écrire, de résister car c’est depuis toujours comme cela qu’il s’est construit.


Başka Bir Dağ, une autre montagne
Documentaire de 82 minutes
Réalisation : Anouck Mangeat et Noémi Aubry
Production  : Ozho Naayé
Le collectif Ozho Naayé cherche actuellement un distributeur ainsi que des lieux intéressés pour accueillir le film. Contacts : ozhonaaye@yahoo.fr
Plus d’informations sur le film

Liste des projections à venir :

  • le 30 septembre à 14h à l’espace Jean Vilar dans le cadre du festival Femmes en résistance, Festival féministe de documentaires - Arcueil, France.
  • le 27 septembre au Festival international du film de femmes de Salé (compétition documentaire)- Salé, Maroc.
  • le 16 novembre au Cinéma American Cosmograph à Toulouse.

Les Lucioles du Doc

Ces chroniques mensuelles publiées par Basta! sont réalisées par le collectif des Lucioles du Doc, une association qui travaille autour du cinéma documentaire, à travers sa diffusion et l’organisation d’ateliers de réalisation auprès d’un large public, afin de mettre en place des espaces d’éducation populaire politique. Voir le site internet de l’association.