C’est une première en France. L’étape décisive vers un « référendum d’initiative partagée » (RIP) est lancée depuis ce 13 juin. Objectif : obliger le gouvernement à consulter les citoyens sur la privatisation, ou non, du groupe Aéroports de Paris. La première étape a été initiée il y a deux mois par 248 parlementaires de tous bords politiques, puis validée par le Conseil Constitutionnel [1]. Inscrite dans la Constitution en 2008, la procédure n’a pour l’heure jamais été utilisée. Cette grande première est déjà une bonne nouvelle en soi, veut croire l’historien Patrick Weil : « Le RIP est une occasion pour les Français de débattre et de prendre en main leur destin sur un sujet qui les concerne. Cela permet de rééquilibrer les institutions de la Ve République qui concentrent tous les pouvoirs dans les mains d’une personne élue tous les cinq ans, et de rappeler que la souveraineté appartient au peuple aussi par le référendum. »
Pour que ce référendum advienne, 10% du corps électoral doit lui donner son assentiment, sous forme de signatures. Soit un peu plus de 4,7 millions de Français. Les initiateurs disposent d’un délai de neuf mois, jusqu’au 13 mars 2020, pour les récolter. Une gageure qui constituerait aussi un record : avec 2,1 millions de signatures récoltées en décembre dernier, « l’Affaire du siècle » constitue pour l’heure la pétition la plus suivie dans l’Histoire française. Ce record devra être largement battu, et les signatures plus que doubler, pour contraindre le président de la République, Emmanuel Macron, à organiser le référendum, en vertu de l’article 11 de la Constitution. À condition que le dispositif fonctionne concrètement : la plateforme en ligne destinée au recueil les signatures, gérée par le ministère de l’Intérieur, a multiplié les bugs lors de son lancement. La procédure pour signer est également contraignante [2].
L’enjeu est de taille : avec 6680 hectares d’infrastructures et de terrains – l’équivalent des 2/3 de la superficie de Paris – et une valorisation estimée à 10 milliards d’euros, Aéroports de Paris (ADP), qui regroupe les trois grands aéroports parisiens – Roissy, Orly, Le Bourget – ainsi qu’une dizaine d’autres aérodromes en Ile-de-France et un héliport, serait « la plus importante privatisation jamais envisagée en France, la troisième dans l’histoire du monde », selon différents experts [3].
Cette privatisation, inscrite dans la loi Pacte promulguée en avril, est contestée depuis le début : « Généralement, une privatisation se justifie par l’ouverture à la concurrence, qui est censée faire baisser les prix. Or, ADP est de facto en situation monopolistique, les autres aéroports pouvant se substituer à son activité étant trop loin ou trop petits. La concession à un opérateur privé ne changera rien à la situation, si ce n’est laisser des marges de manœuvre au futur propriétaire pour moduler ses tarifs auprès d’une clientèle captive et s’enrichir à bon compte », rappelait en mars un éditorial du Monde, prenant clairement position sur la question (« Aéroports de Paris, une privatisation contestable »). Parmi les nombreux arguments plaidant contre cette cession aux contours encore très incertains, en voici au moins cinq.
1. L’argument économique : 200 millions de recettes publiques perdues chaque année
« Les bijoux de famille », « la poule aux œufs d’or », « une richesse du patrimoine »… Ces derniers jours, les superlatifs n’ont pas manqué pour décrire l’importance du groupe ADP dans le budget national. Et pour cause : ADP représente une manne financière intéressante pour les caisses de l’État, qui en est actionnaire à 50,6% [4]. Avec un résultat net de 610 millions d’euros en 2018, les recettes publiques générées par ADP s’élèvent ainsi à près de 185 millions. Ces recettes augmentent depuis plusieurs années : « On a tout simplement doublé nos bénéfices par rapport à 2013 (305 millions de résultat net), et triplé par rapport à 2006 (200 millions) », détaille Daniel Bertone, secrétaire général de la section CGT du groupe ADP.
La croissance est liée à celle du transport aérien, estimée à +3,8% pour les seuls aéroports parisiens en 2018, et devrait s’amplifier. « Le taux de croissance annuelle moyen est estimé à 2,8% sur le début des années 2020, mais il a été auparavant plutôt sous-estimé », poursuit Daniel Bertone. C’est donc un équipement à la rentabilité potentielle importante que l’État risque de perdre, au profit d’intérêts privés. « C’est une logique intenable économiquement. On se départit d’une rente sans qu’il n’y ait aucune justification pour la laisser filer », résume Claire Nouvian, militante écologiste et candidate aux élections européennes sur la liste Place Publique-PS.
2. La justice sociale : « Ce serait un transfert d’impôts des plus aisés – ceux qui prennent l’avion – vers le reste de la population »
Dans un contexte de forte tension sur les ressources budgétaires, la perte d’une telle ressource ne resterait pas sans conséquence, estime de son côté Patrick Weil : « Supprimer des recettes d’État, qui sont aujourd’hui payées par des taxes sur l’utilisation de l’avion, revient à les remplacer par des impôts qui seront payés par des gens qui, pour la plupart, ne prennent pas l’avion. C’est en quelque sorte un transfert d’impôts des plus aisés – ceux qui utilisent l’avion ou le fret aérien – vers le reste de la population, plus modeste. » Donc un accroissement des inégalités entre les Français. S’il n’est pas ici question de socialiser les pertes, il s’agit bien de privatiser des profits qui bénéficient jusqu’à présent à la collectivité dans son ensemble. Et « à partir d’équipements qui, eux, ont bien été financés par de l’argent public », rappelle David Cormand, secrétaire général d’EELV et récemment élu député européen.
3. La transition écologique : « On ne peut pas confier les clés d’ADP aux intérêts des pollueurs »
Peut-on se battre pour défendre un aéroport, à l’heure où s’impose justement dans le débat public le combat contre l’augmentation du trafic aérien ? « L’argument est réversible, rétorque David Cormand. C’est justement parce qu’il faut aller vers la décroissance du trafic aérien que la maîtrise publique d’équipements stratégiques tels qu’ADP est indispensable. » De fait, confier au secteur privé la responsabilité de telles infrastructures, c’est lui offrir la possibilité de spéculer à la hausse sur le transport aérien afin de maximiser ses profits.
« L’intérêt financier de l’actionnaire privé est forcément dans l’augmentation de la courbe du trafic aérien ! Si l’on veut garder une capacité de pilotage pour la transition de la société – qui passe par une réduction massive de ce trafic aéroporté dans les années à venir – on ne peut pas confier les clés à notre ennemi… », corrobore Claire Nouvian. Une approche stratégique que résume ainsi Patrick Weil : « Nous sommes aujourd’hui en guerre mondiale contre la carbonisation du monde, et cette guerre nécessite des armes. En vendant ADP, on donne justement ces armes à nos adversaires… ».
4. L’emploi : « Dès lors qu’il faut rémunérer les actionnaires, on va prioritairement taper sur le personnel »
En 2005, le groupe ADP employait 8000 salariés. 14 ans plus tard, après l’ouverture du capital du groupe et l’amorce de la privatisation, ils ne sont plus que 6400 – alors que le trafic géré par l’infrastructure a augmenté. Cette baisse des effectifs s’est traduite par un recours de plus en plus important à la sous-traitance, mais également par une politique de non-remplacement de postes. « La moyenne d’âge à ADP, c’est 49 ans. Et comme il n’y a aucun engagement de recrutement, on semble bien parti pour continuer sur cette même logique… », relate Daniel Bertone.
La situation de l’emploi devrait donc continuer à se dégrader. « Je ne connais pas d’exemples d’entreprises privatisées où l’emploi a progressé… Dans un scénario similaire, avec des résultats également à la hausse, les autoroutes ont aussi connu un volume d’emploi à la baisse. C’est toujours la même logique : dès lors qu’une entreprise est cotée en bourse et qu’il faut rémunérer les actionnaires, on va prioritairement taper sur les charges – et donc le personnel », rappelle le syndicaliste.
5. L’argument de la sécurité : « Privatiser, ce serait amplifier le risque d’une baisse de contrôle »
Première porte d’entrée sur la France, avec l’accueil de plus de 100 millions de passagers par an [5], les aéroports de Paris sont aussi un enjeu de sûreté important. Dans ce domaine, la privatisation a déjà bien débuté, puisque ce sont des agents privés qui contrôlent aujourd’hui l’accès aux avions – là où les États-Unis emploient des agents fédéraux, par exemple.
« La situation n’est pas idyllique, mais privatiser, ce serait amplifier le risque d’une baisse de contrôle sur une sous-traitance déjà omniprésente », dénonce Daniel Bertone. Sans compter que des fonctions régaliennes telles que le contrôle aux frontières pourraient s’en trouver affectées, à terme. « Dans une zone de contrôle et de surveillance aussi stratégique, l’État ne peut pas se permettre de devoir un jour demander l’autorisation d’effectuer ses missions. C’est impensable », s’inquiète Claire Nouvian.
« Un agenda ultra-libéral à peine caché visant à dépouiller les pays de leur richesse »
Le dossier ADP peut-il être un point de bascule dans le quinquennat ? Beaucoup veulent y croire, arguant qu’après l’hôpital public, Emmanuel Macron fendrait définitivement l’armure en se révélant, une bonne fois pour toute, comme le grand défenseur des privatisations et de la prédation généralisée des services publics par des intérêts privés. « C’est la même stratégie que son projet « Santé 2022 » : on réduit le budget des hôpitaux, on met les personnels soignants dans des situations exsangues, et une fois appauvris, on critique ces services publics en expliquant qu’ils ne sont plus fonctionnels, justifiant ainsi de privatiser. C’est une logique mortifère de dérégulation, qui s’inscrit dans un agenda d’ultra-libéralisme à peine caché visant à dépouiller les pays de leur richesse », analyse Claire Nouvian.
Les prochains mois diront si un front politique se met effectivement en place autour de ce dossier. En ralliant face à lui le reste de l’échiquier politique, Macron prend en tout cas le risque de l’isolement. Quitte à offrir à la gauche ce qu’elle n’est pas parvenue à faire d’elle-même ? Mardi, quelques jours après une autre alliance de circonstance sur l’interdiction des vols intérieurs, une tribune dans Le Monde appelant à une « épidémie de pétitions » a ainsi réuni François Ruffin (La France insoumise), Claire Nouvian (Place Publique), David Cormand (EELV) et François Boulo, l’avocat « gilet jaune ». Trop tôt pour dessiner un nouvel arc politique, mais suffisant pour dégainer de premières flèches.
Barnabé Binctin
Photo : CC Mic Mac
– Pour soutenir l’organisation du référendum, c’est ici : https://www.referendum.interieur.gouv.fr/initiatives_encours
– Le site des organisateurs de la campagne pour le référendum : https://signons.fr/