Maîtriser la collecte du lait et avoir la main sur les prix : telles étaient les motivations des six éleveurs qui ont créé Biolait en 1994 dans l’ouest de la France. 30 ans plus tard, cette maîtrise des coûts de commercialisation reste centrale pour les producteurs et productrices qui choisissent cette organisation pour collecter leur lait et le vendre.
Chaque jour, la trentaine de chauffeurs de Biolait parcourent les routes de France pour collecter le lait d’environ 1200 fermes. « Nous achetons le lait de nos adhérents et charge à nous, ensuite, de le vendre au meilleur prix », résume Philippe Marquet, éleveur dans la Sarthe, et président de Biolait depuis le printemps 2024.
« Biolait peut revendre du lait à Sodiaal [une autre coopérative laitière], à Danone, à un petit transformateur local, etc. On négocie les prix avec chacun, en tenant compte du prix de production », précise Pierrick Berthou, installé dans le Finistère depuis 1985. Il travaille avec sa compagne Aurélie, ont converti leur ferme au bio en 2014 et sont collectés par Biolait depuis 2016
Un prix stable pour tous les éleveurs
Contrairement aux grandes laiteries industrielles, qui optimisent au maximum le coût de leurs collectes et ne passent que là où c’est rentable (c’est-à-dire des territoires simples d’accès où se concentrent de grandes fermes), Biolait ramasse le lait partout en France et garantit un prix stable et identique pour tous les éleveurs quel que soit le lieu de la ferme et le volume collecté. « Je me souviens quand on a commencé à collecter des collègues dans les Pyrénées, on était fiers », sourit Sonia Fretay. Installée en Ille-et-Vilaine avec son mari et son neveu, elle a rejoint Biolait en 2016, au moment où la ferme est passée en bio.
« Les producteurs et productrices prennent collectivement toutes les décisions stratégiques et politiques du groupement, explique Sonia Fretay. Lors de l’assemblée générale annuelle, chaque ferme a une voix et peut dire oui ou non aux propositions du conseil d’administration (15 membres tous éleveurs ou éleveuses, ndlr). Tout est dit et expliqué sur les conditions de fixation des prix. Rien n’est caché à personne. Je n’ai jamais vu ça nulle part dans le milieu. »
Quand on évoque avec elle l’actualité récente du géant Lactalis (qui a annoncé fin septembre la suspension de la collecte de lait dans plusieurs centaines de fermes d’ici deux petites années), Sonia Fretay se dit atterrée : « C’est un collègue qui a m’a avertie quand on était au salon de la bio. ça m’a touchée, évidemment. La fin de la collecte du lait, c’est un peu la fin du travail… » Être chez Biolait la protège de ce risque. « Jamais nous ne nous arrêterons de collecter. C’est aux antipodes de notre projet politique, à savoir la bio partout et pour tous », assure Philippe Marquet, éleveur dans la Sarthe, et président du groupement depuis le printemps 2024.
Aller chercher le lait partout en France, y compris dans les zones montagneuses, cela a coût, évidemment, d’autant plus élevé que les prix du carburant augmentent. « En ce moment, les coûts de collecte et de transport sont importants, explique Philippe Marquet. Et c’est pour cela que les prix payés aux producteurs sont moindres. » Au premier trimestre 2024, le prix payé était de 43 centimes par litre, en dessous du prix du lait bio standard. « Mais en fin d’année, tout ce qu’on aura pu générer en plus-value, en renégociant avec nos clients par exemple, va être repartagé aux adhérents. »
« Je suis informée plusieurs fois par an des tarifs », dit Sonia Fretay, très attachée à cette transparence, elle qui a pratiqué les grosses laiteries où « tout est opaque ». Si certains industriels associent les producteurs aux négociations avec les acheteurs (la grande distribution, principalement), la règle c’est qu’ils découvrent souvent le prix du lait… quand ils reçoivent leur paie. « À cause de la LMA [loi de modernisation de l’agriculture] mise en place en 2010 par Bruno Lemaire, alors ministre de l’Agriculture, et la FNSEA, les producteurs sont obligés de signer des contrats avec les collecteurs, mais sans qu’aucun prix ne soit garanti. Même pas un prix minimum ! C’est complètement inique », s’insurge Pierrick Berthou.
D’autant plus inique que le mouvement social de 2009 qui a précédé la mise en place de cette loi avait été déclenché par un prix historiquement bas du lait. « On était rendus à 210 euros la tonne (soit 21 centimes d’euros par litre), c’était surréaliste », évoque Sonia qui a, comme Pierrick, participé à la grande grève du lait cette année là. Ni l’un, ni l’autre ne s’attendaient à une réponse telle que la LMA. « On a donné les clés du camion aux industriels, qui font ce qu’ils veulent en volume et en prix, déplore Pierrick Berthou. Ils se passent un coup de fil entre eux, déconnectés du marché et de la réalité ici des exploitants. Le coût de production, ils s’en foutent. »
Moins d’emprunts
Basée sur le pâturage, qui évite l’achat d’aliments, et n’achetant ni engrais chimiques, ni OGM, ni pesticides de synthèse, les fermes Biolait ont des coûts de production généralement moins importants que leurs collègues conventionnels. Les troupeaux sont en moyenne plus réduits, le matériel moins conséquent et les emprunts - fléau de tant d’agriculteurs - sont plus modestes.
Les volumes exigés par les industriels sont tels que les agriculteurs sont souvent obligés d’investir dans du gros matériel (des robots de traite par exemple). Ils doivent aussi acheter des aliments et compléments divers, qui font grimper les volumes de lait, mais coûtent cher. Ce modèle économique, qui peut rapporter gros tant que le prix du lait est élevé, peut aussi faire brusquement plonger les comptes dans le rouge si le prix du lait diminue, comme en 2009.
« Beaucoup des grévistes de 2009 sont passés en bio, retrace Sonia. Et ils sont chez allés chez Biolait. Aujourd’hui, je suis moins bien payée, mais je sais pourquoi. Je sais que ça se démène du côté du conseil d’administration pour que nos prix augmentent. Les producteurs ont un vrai pouvoir de négociation. » Selon Pierrick Berthou, « c’est un modèle dont les industriels ne veulent surtout pas. Le pouvoir des producteurs leur fait peur. D’ailleurs, je suis convaincu qu’ils ont créé des filières bio pour contrer Biolait qui, pendant des années a été le meilleur payeur de la filière. Puis, les industriels s’en sont mêlés et ils ont mis le marché par terre. »
Besoin pressant d’aides publiques
« Depuis 2021, on subit de plein fouet la crise du lait bio, à cause de la chute de la consommation, remarque Philippe Marquet. Comme nous sommes un groupement 100 % bio, cette baisse de la consommation nous affecte particulièrement. » Résultat : le groupement doit écouler une partie du lait en conventionnel, avec une moindre rémunération. Coincés par des prix trop faibles, un certain nombre de producteurs ont quitté Biolait ces derniers mois. « Nous avons aussi un certain nombre de fermes qui ne trouvent pas de repreneurs. Les départs à la retraite non remplacés, cela concerne aussi les agriculteurs bio », précise Philippe Marquet.
Pour le président de Biolait, une partie de la solution à la crise du lait bio se trouve du côté du respect de la loi sur l’alimentation dite « Egalim ». « On devrait être à 20 % d’aliments bio dans la restauration collective et on est à 6 %. Cent millions de litres de lait pourraient être valorisés par ce biais là (soit 10 % de la production annuelle du pays), cela aiderait grandement la filière à aller mieux. »
« On ne produit que 1 % du lait français. Et pourtant on est en crise, se désole Pierrick Berthou. C’est à cause de l’organisation de la filière lait française qui a les pieds et les poings liés aux industriels. » Il estime que l’élargissement de Biolait, ou la création d’une organisation de producteurs nationale qui inclurait Biolait est la seule solution pour sortir de la crise. « Cela permettrait de gérer le marché et donc aussi le volume. Si tu t’aperçois que t’as 2 ou 3 % de trop, chacun baisse sa production de 2 ou 3 %, ce ne serait pas dramatique. On ne produit que ce qu’on peut vendre, c’est tout. Mais au préalable, il faut faire sauter la LMA de 2010. »
Le bien-être au cœur du modèle
« Biolait ce n’est pas qu’un collecteur, c’est tout un projet de société, pense Sonia, dont la ferme vient d’être primée pour une installation améliorant les conditions de vie des veaux. Il y a aussi une réflexion sur le bien être des éleveurs. » Dans la ferme de Sonia, Alain et Sébastien, le sujet a toujours été prioritaire. « Dès que je me suis installée, on a mis en place le principe d’avoir un week-end sur deux, relate Sonia, qui tenait absolument à passer un maximum de temps avec ses quatre enfants. C’était totalement atypique dans le coin. »
Soucieux d’augmenter leur temps libre, ils ont décidé, il y a deux ans, de passer en mono-traite, se libérant ainsi de la contrainte de la traite du soir. « On a moins de lait, évidemment. Mais la perte de volume est partiellement compensée par la grille d’achat de Biolait qui évolue nettement en fonction du taux de matière grasse du lait », explique l’exploitante. Or, ce taux augmente quand on ne trait les vaches qu’une fois par jour.
Sonia, Alain et Sébastien ont aussi fait des économies en matière de dépenses vétérinaires car les vaches, moins fatiguées, sont en meilleure santé. Pierrick et Aurélie, qui sont en mono-traite depuis 2018, font le même constat. « Il y a en plus des économies sur l’eau et les produits de nettoyage car on ne lave la salle de traite qu’une fois par jour » , explique Pierrick.
Le gain de temps est important : près de 20 % de temps de travail en moins. « Notre prochain projet, termine Sonia, c’est de passer de trois à quatre semaines de vacances par an. » Une vraie chance, dans ce milieu où un tiers des agriculteurs prennent moins d’une semaine de congés chaque année.
Nolwenn Weiler
Photo de une : Une éleveuse dans la Manche/© Biolait