Gilets jaunes

Engagée contre les injustices, licenciée pour ses opinions : le parcours politique de Christel, « venue d’en bas »

Gilets jaunes

par Nolwenn Weiler

Née en Lorraine, Christel découvre la politique à 18 ans quand un ami est menacé d’expulsion. Dans l’engagement, elle fait l’expérience de l’auto-organisation, qu’elle a retrouvée plus tard chez les Gilets jaunes. Portrait.

Quand elle a débarqué chez les Gilets jaunes de Saint-Nazaire, en janvier 2019, Christel Husson s’est dit « Je suis chez moi, voici des gens de ma classe ».

Fille d’une femme de ménage et d’un bûcheron, elle venait d’arriver dans le coin, après plusieurs années comme travailleuse sociale en région parisienne. « On parle là de milieux populaires qui s’auto-organisent. Voilà comment Christel définit le mouvement des Gilets jaunes. C’est monsieur et madame tout le monde qui n’en peuvent plus de leurs vies de misère et qui décident de passer à l’action. Par eux-mêmes, pour eux-mêmes, sans intermédiaires pour les représenter. »

Elle a tout de suite trouvé chez les Gilets jaunes des similitudes avec le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), où elle a fait ses classes militantes. Nous sommes alors à la fin des années 1990. Elle a 18 ans, vit toujours dans sa Lorraine natale, et l’un de ses amis « se prend une double peine » : condamné par la justice pour une infraction, il est aussi condamné à être expulsé de France une fois sa peine purgée. Christel « tombe de son armoire », découvre un monde d’injustices et d’inégalités, commence à réfléchir. Avec l’aide de son groupe d’amis, elle contacte le MIB, très mobilisé contre la double peine. « À l’époque on écoutait du rap et le CD "11’30 contre les lois racistes" venait de sortir. On a trouvé le téléphone du MIB dans la pochette. »

« À partir de là, ma vie a complètement changé. Je découvre que l’action collective peut changer des décisions de justice, qu’elle peut modifier des trajectoires de vie, sauver des gens qui auraient dû être oubliés. Je vis des victoires, avec des militants qui plaident eux-mêmes, sans avocat. Et ces victoires arrivent autrement que par les partis politiques et les syndicats. » Enfant, Christel avait bien entendu son père insister sur l’importance de la solidarité et le pouvoir que l’on a de changer les choses. Mais avec le MIB, elle vit cet espoir « physiquement et émotionnellement. C’était très fort ».

À la maison du peuple de Saint-Nazaire, centre névralgique du mouvement des Gilets jaunes

En même temps, Christel poursuit des études, sur les conseils de son père. « Il faut que tu t’élèves », lui disait-il. Elle choisit la sociologie. « La socio ça devrait être obligatoire tôt à l’école...ça permet de sortir des représentations tordues, comprendre que tout, chacun-e, est construit socialement par son environnement. Ça m’a donné des bases solides pour argumenter ce que je n’arrivais pas à exprimer et le militantisme a fait le reste. » Christel obtient une maîtrise à l’université de Strasbourg, qu’elle complète d’un diplôme sur les politiques sociales et le genre, à Toulouse.

Elle restera 4 ans à Toulouse, de 2003 à 2007. Avec des ami-e-s qu’elle a connu.es au sein du réseau MIB, elle se lance ans la création du centre de santé communautaire « La case de Santé ». Puis avec d’autres copines de fac, elle monte le planning familial du Gers à Auch. Ensuite, elle rejoint l’Île-de-France, s’engage dans le Forum social des quartiers populaires, et enchaîne différents boulots : animatrice, assistante sociale, cheffe de service pour SOS Femmes 93, directrice de centre social et d’un centre d’alphabétisation. Elle ne cesse jamais de militer pour autant, au planning familial, et bien sûr, au MIB.

« C’était comme pour les Gilets jaunes, reprend-elle. Dans les deux cas, on se mobilise sur un truc d’injustice et ensuite, on cogite collectivement sur ce qui nous arrive. » La grande différence avec le MIB, souligne Christel, c’est que la maison du peuple de Saint-Nazaire, centre névralgique du mouvement des Gilets jaunes dans l’Ouest, « est remplie de blancs et de femmes qui gèrent les lieux et qui prennent la parole. » Beaucoup d’entre elles ont des parcours de vies semés de violences et des quotidiens cabossés. « Elles rament pour boucler les fins de mois, elles se tapent un mari à la con, elles galèrent avec leurs gosses et les institutions, résume Christel. Elles arrivent avec un grand besoin d’amour et d’encouragement. » À la maison du peuple, elles trouvent tout ça.

« Les amajaunes (groupe non-mixte créé par les femmes de la maison du peuple, ndlr), ça apporte réellement un truc très régénérant, sourit Christel. Plus on donne, plus on reçoit d’énergie. » Avec ses copines, elle découvre le pouvoir d’agir des femmes, la force qu’elles peuvent retirer de la solidarité. « On faisait des alliances informelles, se souvient-elle. On soutenait la parole de l’autre par exemple, même si on n’était pas d’accord. Plus on se sentait reconnues, plus on avait de force, plus les gars étaient attentifs. »

Des maisons d’hébergement solidaire qui accueillent sans condition

Aujourd’hui fermée, après s’être déplacée à plusieurs reprises, la maison du peuple a « des petites filles, explique Christel, ce sont les maisons d’hébergement solidaires, entre nous on dit "les MHS". » Ouvertes en février 2021 dans des squats, ces deux maisons abandonnées depuis des années, propriétés de la ville de Saint-Nazaire, sont gérées collectivement et accueillent de manière inconditionnelle des personnes à la rue. Ces MHS ont offert un toit à plus de 80 personnes en neuf mois : « On a rénové les lieux collectivement, remis en marche l’eau et l’électricité et on tourne pour les permanences. » Tous les dimanches, des ateliers cuisine collectifs ont lieu après une opération glanage d’invendus sur le marché. Sur les murs, les tableaux de répartition des tâches domestiques côtoient des appels à manifester et des invitations à des soirées ciné.

Février 2021, c’est aussi le moment où Christel retrouve un boulot, comme chef du service éducatif au sein de l’agence départementale de la prévention sécurisée (ADPS) du département de Loire-Atlantique. Sa première semaine de boulot n’est pas terminée que ses activités militantes lui sont reprochées. « Il y avait une réunion du conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance. J’y étais avec ma cheffe ainsi qu’avec des membres de la mairie de Saint-Nazaire, le sous-préfet, le procureur et des représentants de la police. » Un fonctionnaire de la ville s’étonnant de sa présence apprend avec stupeur qu’elle travaille pour l’ADPS, et affirme que « cela ne va pas être possible », se souvient Christel. « La réunion a été très tendue. À tel point que ma directrice m’a demandé dans quoi je trempais. J’ai dû me justifier, lui dire que je n’avais rien à cacher, que mon casier judiciaire était vierge, et que je n’avais même jamais été en garde à vue. »

Ce moment difficile évacué, Christel reprend son boulot. Trois semaines passent. « Je bosse H24. Je rencontre des élus, des partenaires, des responsables de services de la ville, des jeunes, des familles, je commence à faire de la veille sociale et des diagnostics urbains. » Elle imagine que ses supérieurs sont passés à autre chose. À tort. Un mois après la fameuse réunion, elle est convoquée à un entretien préalable en vue de son licenciement. Nous sommes le 16 mars, et la voilà face à sa directrice, accompagnée d’un représentant du personnel qui a eu bien du mal à s’imposer. « Dans un premier temps Mme G. refuse que Mme Husson soit accompagnée lors cet entretien puis, n’étant pas en mesure de présenter le texte légal de référence, elle accepte finalement » , relève-t-il.

Licenciée pour son engagement

« Il est reproché à Mme Husson des prises de parole publiques dans le cadre de manifestions du mouvement des Gilets jaunes qui, selon la direction, sont incompatibles avec la fonction de chef de service et de représentation de l’ADPS sur le territoire de Saint-Nazaire », poursuit le délégué du personnel. Christel est identifiée comme « une leader du mouvement Gilets jaunes », ce dont elle se défend. Mais surtout, dit-elle, « je n’ai jamais caché qui j’étais. Mes engagements étaient connus. On peut presque dire que j’ai été embauchée pour cela. » Sa directrice approuve. « Mme G. reconnaît que, lors de son entretien d’embauche, Mme Husson n’avait pas caché son engagement militant perçu alors comme un atout par la commission de recrutement, détaille le délégué du personnel. Elle réaffirme également que Mme Husson a de vrais atouts pour occuper un poste de cheffe de service en prévention spécialisée et que ce sont ses actions lors de manifestations publiques qui sont mises en cause. »

« Même si les vidéos Facebook (tournées huit mois avant ma date d’embauche !) montrent des prises de parole critiques vis-à-vis de positionnements politiques nationaux et locaux, elles n’ont aucun caractère diffamant ou insultant et elles se sont déroulées dans un cadre festif et collectif, ajoute Christel. De plus, mes engagements se sont toujours inscrits dans des mouvements de défense des libertés fondamentales telles que la liberté d’expression, la liberté de manifester, la lutte contre les inégalités et les exclusions. Et je n’ai jamais eu aucun souci avec mon dernier employeur, la mairie de Stains, qui savait parfaitement qui j’étais. »

Peu importe, semble-t-il. Le licenciement est prononcé quelques jours plus tard « en raison de l’incompatibilité des prises de position publiques [de Christel Husson] avec ses missions de chef de service et de l’atteinte portée à l’image de l’ADPS ». « Ce qui m’a beaucoup blessée et révoltée, c’est que je n’ai pas été virée pour défaut de compétence, mais pour mes opinions. C’est parce que je viens d’en bas, pense Christel. Ils m’ont en fait remis à ma place. Ma directrice m’a même dit que je pouvais faire une croix sur tout poste à responsabilité au sein de la ville de Saint-Nazaire. »

Soutenue par ses collègues de l’ADPS, des collectifs féministes, des associations de défenses des libertés, des syndicalistes et les Gilets jaunes, Christel saisit le tribunal administratif pour contester son licenciement, mais les juges donnent raison à son employeur. « On a fait de moi un exemple pour passer un message à tous les salarié-e-s et fonctionnaires de cette ville qui me rappelle un simple mais direct slogan de manifestations "Travaille, consomme et ferme ta gueule !" », avance Christel qui considère que son licenciement « porte atteinte à la liberté fondamentale d’expression et d’opinion ».

En attendant une audience au tribunal « sur le fond » - qui n’aura pas lieu avant plusieurs mois - Christel reprend le chemin des maisons d’hébergement solidaire auxquelles elle consacre beaucoup d’énergie, et dont elle n’est pas peu fière. « Pendant deux ans, avec les Gilets jaunes, on a concentré nos forces revendicatives dans la rue. On a perdu. Mais on a gagné autre chose : on s’est responsabilisés par rapport aux problèmes que l’on dénonce. Avec les MHS, nous essayons d’agir par nous-mêmes pour "les nôtres", ceux qui sont méprisés par nos gouvernants et à qui on piétine les droits. Des gens avec un toit et d’autres sans toit arrivent à faire collectif. Ce n’est pas toujours facile, mais cela se fait et c’est beau à voir et à vivre. »

« La lutte, elle se fait là où on vit »

Au début de l’été 2021, quand le passe sanitaire a fait son apparition, Christel fait partie de ceux et celles qui lancent les manifestations, bien décidée à ne pas céder la rue à l’extrême droite. « Avec les autres Gilets jaunes, on conservait la sono et le micro, et on leur demandait de replier certaines banderoles. On s’est affronté. On a débattu. Mais c’était important qu’on y soit. Certaines personnes étaient perdues, voulaient protester mais pas être assimilées aux complotistes que l’on trouvait dans ces manifs. » Christel et les siens ont très vite eu le sentiment d’avoir été abandonnés par les militants classiques de la gauche qui ont déserté la rue, d’être pris pour « les petites mains », les ouvriers du militantisme qu’on laisse seuls se frotter au boulot ingrat de la confrontation avec ceux et celles en train de basculer vers l’extrême droite. « On a tenu dix semaines puis on a laissé tomber. On était plus assez nombreux pour mener ce rapport de force », regrette-elle.

« Atterrée » par le manque de débats autour des projets politiques et sociaux à six mois à peine des élections présidentielles, Christel guette pour l’instant le 24 novembre. C’est sa prochaine échéance politique. Ce jour-là, il y aura une audience au tribunal qui pourrait se solder par l’expulsion des MHS. « La trêve hivernale ne vaut que si tu es titulaire d’un bail, précise-t-elle. Donc, on peut très bien être expulsés. Les 19 personnes, dont six enfants, qui sont hébergées se retrouveraient à la rue. L’État n’a pas de solution pour elles. » Tous les jours, les bénévoles des MHS appellent le 115 pour essayer de reloger les deux familles qu’elles abritent. En vain. La situation des hébergements d’urgence est si critique que « beaucoup de personnes nous sont adressées par les institutions, mais de manière officieuse... », rapporte Christel.

Ce 24 novembre, comme toujours depuis maintenant plus de 20 ans, Christel comptera sur sa famille politique pour lui tenir chaud. « L’expérience que j’ai tirée de mes années au MIB, et que j’ai revécue avec les Gilets jaunes, c’est que la lutte elle se fait là où on vit, dans la rue, sur les lieux de travail. Que tout seul, c’est impossible et que la victoire, elle est dans la lutte. »

Nolwenn Weiler

Photos : ©Jo, de la Maison du peuple de Saint-Nazaire.
Montages sonores : Tristan Goldbronn, radio parleur.