En Allemagne, le parti d’extrême droite AfD pourrait être interdit

par Rachel Knaebel

L’AfD, parti d’extrême droite allemand, enchaîne les victoires électorales. Face à un parti xénophobe et raciste, des parlementaires et de simples citoyens demandent son interdiction. La procédure, rarement utilisée, est prévue par la Constitution.

« L’idéologie de l’AfD, on ne peut pas l’interdire, on peut seulement la combattre politiquement. » L’AfD, c’est le parti allemand né eurosceptique en 2013 et qui dérive depuis vers l’extrême droite. Son idéologie, ce sont des positions xénophobes, racistes, et qui minimisent les crimes du passé nazi allemand. Georg Wissmeier, syndicaliste, est de ceux qui veulent faire interdire le parti politique lui-même à défaut de pouvoir faire disparaître ses idées.

Au début de l’année, le média en ligne indépendant Correctiv avait révélé le contenu de rencontres secrètes entre des représentants de l’AfD, des néonazis et de riches entrepreneurs. Ce petit monde discutait d’expulser des millions de personnes qui vivent légalement en Allemagne, y compris celles ou ceux qui ont acquis la nationalité, mais qui seraient trop étrangers à leurs yeux. Très vite, les manifestations se sont multipliées contre l’AfD et sa xénophobie. Et l’idée de faire interdire ce parti s’est imposée dans le débat.

Une association d’avocates et avocats y pense depuis plusieurs mois, rassemblant autour d’elle des syndicalistes, des militantes climatiques, ou de simples citoyennes. « Nous pensions qu’il fallait faire quelque chose en plus. Les manifs, c’est bien, mais ça ne suffit pas », témoigne Georg Wissmeier. Le groupe « Interdire l’AfD maintenant » se forme en juin.

Il s’appuie sur un article de la Constitution allemande. L’article 21 précise que « les partis qui, par leurs objectifs ou par le comportement de leurs partisans, tendent à porter atteinte ou à supprimer l’ordre fondamental libre et démocratique ou à mettre en danger l’existence de la République fédérale d’Allemagne, sont anticonstitutionnels ».

Deux partis interdits depuis 1945

La demande d’interdiction doit documenter pourquoi le parti est dangereux pour la démocratie et la République, en s’appuyant par exemple sur les déclarations et les actes de ses représentants. Il faut prouver que le parti en question a pour objectif d’éliminer de manière planifiée le fonctionnement démocratique. Et que des éléments concrets laissent penser qu’il pourrait y parvenir.

La procédure est longue. Elle doit être lancée par l’une des deux chambres du Parlement allemand ou par le gouvernement fédéral. Au final, c’est au Tribunal constitutionnel d’examiner la question. Au moins six des huit juges constitutionnels doivent estimer que la demande d’interdiction est fondée.

Jusqu’à présent, seulement deux partis ont été interdits en République fédérale d’Allemagne depuis 1945 : un parti néonazi en 1952, et le Parti communiste d’Allemagne (KPD) en 1956. Deux procédures de demande d’interdiction avaient été lancées dans les années 2000 puis en 2013 contre le parti néonazi NPD, créé en 1964 (aujourd’hui renommé Die Heimat).

Les deux ont échoué. La seconde a duré quatre ans. En 2017, le tribunal constitutionnel a finalement statué contre l’interdiction. Les magistrats ont estimé que ce parti était certes antidémocratique et anticonstitutionnel dans ses positions, mais trop insignifiant dans les urnes pour représenter un réel danger.

Le NPD voulait bel et bien « remplacer l’ordre constitutionnel existant par un État autoritaire », avaient constaté les juges constitutionnels. Mais, ajoutait le tribunal, « il manque les éléments qui rendraient au moins possible que cette action aboutisse ». En 2017, le NPD avait recueilli seulement 0,4 % des voix aux élections législatives allemandes, contre 1,3 % en 2013.

Dans l’Est, l’AfD réunit 30 % des voix

L’AfD est autrement plus puissant au niveau électoral. Ce parti compte aujourd’hui 76 députés au Bundestag et des groupes d’élus dans tous les parlements régionaux. Aux dernières élections régionales, qui se sont déroulées en septembre dans trois États-régions de l’est de l’Allemagne, l’AfD a atteint des scores historiques : 29 % dans le Brandebourg, plus de 30 % en Saxe, et plus de 32 % en Thuringe, où il est arrivé en première place. Aux élections législatives nationales de 2021, l’AfD avait réuni 10,4 % des voix. Les derniers sondages le placent entre 16 et 19 % d’intentions de vote au niveau national si des élections devaient avoir lieu demain.

« Il existe une réelle possibilité que l’AfD obtienne par les urnes suffisamment de pouvoir pour mettre en œuvre leurs objectifs, appuie Sebastian Wehrhahn, collaborateur du groupe Die Linke (gauche) au Bundestag, et conseiller sur l’extrême droite et l’antifascisme. On le voit au niveau communal, au Parlement européen, au Bundestag, le pouvoir que l’AfD acquiert par le vote, ils l’utilisent pour priver les minorités de leurs droits et pour saboter la démocratie. Plus ils auront de pouvoir, plus ils travailleront à cela. »

Les services de renseignements intérieurs allemands (appelés Office de protection de la Constitution) ont déjà classé trois sections régionales de l’AfD comme clairement extrémistes, donc potentiellement dangereuses pour la démocratie. Le parti dans son ensemble est considéré par ces mêmes services comme « suspecté » d’extrémisme.

Des élus AfD proches de groupuscules extrémistes

« L’AfD est au centre d’organisations et groupuscules d’extrême droite. Au Bundestag, plusieurs dizaines de collaborateurs des parlementaires AfD sont ancrés dans les milieux extraparlementaires d’extrême droite », dit Georg Wissmeier. Plusieurs enquêtes du journal allemand Taz ont révélé ces connexions entre collaborateurs de l’AfD au Parlement et groupuscules extrémistes.

Cette semaine encore, mardi 5 novembre, la police allemande a arrêté huit membres d’un groupuscule d’extrême droite nommé « Séparatistes saxons » et soupçonnés de projets terroristes. Parmi eux se trouvent trois élus locaux de l’AfD. Le groupe, composé de jeunes hommes de moins de 25 ans, organisait des entraînements paramilitaires, projetait des attaques armées pour « saisir » des régions de l’Est et parlait de mener à bien des actions de « nettoyage ethnique ».

Plus de 870 000 signatures pour l’interdiction

Le danger inquiète manifestement des centaines de milliers d’Allemandes. Une pétition lancée mi-octobre pour demander au Parlement de lancer une procédure d’interdiction de l’AfD a réuni plus de 870 000 signatures en seulement deux semaines. « L’un des outils d’une démocratie qui se défend est l’interdiction des partis. Si un parti essaie d’abolir la démocratie, il est démocratique d’interdire ce parti », plaide le texte de la pétition.

Au même moment, cinq députées de différents partis politiques (conservateur, social-démocrate, vert, Die Linke) ont annoncé déposer une demande pour que le Parlement lance une procédure d’interdiction.

« Nous sommes issus de différents groupes parlementaires et de différents partis. Et nous ne sommes pas toujours d’accord. Ce sur quoi nous sommes d’accord, c’est notre engagement clair en faveur de notre démocratie et de notre constitution », écrivent les parlementaires dans leur déclaration commune. « C’est pour de bonnes raisons que notre constitution offre la possibilité de faire examiner l’éventuelle inconstitutionnalité des partis. Les conditions sont à juste titre très strictes. Nous sommes convaincus qu’elles sont remplies dans le cas de l’AfD. Ce sont des ennemis de la Constitution et de notre démocratie, c’est pourquoi nous demandons l’examen de l’inconstitutionnalité de l’AfD », argumentent les élues.

L’initiative est déjà soutenue par de nombreux parlementaires, assure Sebastian Wehrhahn, de Die Linke. Elle devrait être discutée au Bundestag « dans les prochaines semaines », ajoute le collaborateur du parti de gauche. Si les parlementaires votent pour à la majorité simple, alors le tribunal constitutionnel devra examiner la demande d’interdiction.

Nombreuses critiques

L’idée de faire interdire l’AfD est aussi critiquée, pas seulement par le parti visé. Elle trouve des opposants chez les sociaux-démocrates, les Verts, et le parti de gauche. Les contre-arguments à une procédure d’interdiction sont nombreux.

La procédure pourrait nourrir le discours de victimisation de l’AfD et attirer de nouveaux partisanes. Une interdiction ne changerait en principe rien à la propagation des idées d’extrême droite. Et si la procédure échouait, comme en 2017, l’AfD pourrait en sortir renforcée. Enfin, que des élues demandent l’interdiction d’un parti qui accumule les succès électoraux, cela ne risque-t-il pas d’être perçu par les partisanes de l’AfD comme une manœuvre politique visant à éliminer une formation adverse ?

« La question se pose évidemment, répond Georg Wissmeier. C’est pourquoi les obstacles à l’interdiction d’un parti sont si importants. Ni le gouvernement ni le Parlement ne peuvent interdire un parti. Seul le tribunal constitutionnel peut le faire. Sa décision est indépendante. Il ne s’agit pas ici de débrancher un opposant politique, mais de protéger la démocratie. On a en Allemagne l’expérience du fait qu’il peut à un moment être trop tard pour interdire un parti. »

Interdiction ou pas, « la question restera des 20 à 30 % des gens qui votent pour l’AfD dans certaines régions, note aussi Sebastian Wehrhahn. Examiner l’inconstitutionnalité de l’AfD n’exclut pas d’autres moyens de lutte contre l’extrême droite. À Die Linke, nous manifestons contre l’extrême droite dans la rue, nous mettons à disposition nos bureaux aux mouvements citoyens qui s’engagent contre l’AfD. Nous avons développé des ateliers d’argumentation contre les idées de l’AfD et formé des milliers de personnes à réagir dans leur vie de tous les jours face aux positions d’extrême droite. »

Si la procédure est lancée, le tribunal constitutionnel pourrait décider d’une voie médiane : ne pas interdire l’ensemble de l’AfD, mais uniquement certaines de ses sections régionales les plus radicales, ou sa section jeunes, réputée plus extrémiste. Une procédure parallèle pourrait aussi être initiée pour demander l’exclusion de l’AfD des financements publics accordés aux partis politiques, sans pour autant interdire l’organisation.

Quoi qu’il en soit, la procédure serait longue. Et les prochaines législatives allemandes, elles, arrivent vite. Elles devaient avoir lieu à l’automne 2025, mais mercredi, la coalition au pouvoir en Allemagne a éclaté. De nouvelles élections sont donc attendues dès le printemps.

Rachel Knaebel

Photo de Une : Manifestation contre l’AfD et l’extrême droite à Berlin, en janvier 2024, devant le Bundestag. CC BY-NC 2.0 Stefan Müller via flickr.