Extrême droite : comment Giorgia Meloni s’en prend à la constitution italienne

par Emma Bougerol

La politicienne d’extrême droite Giorgia Meloni gouverne l’Italie depuis 2022. Elle souhaite aujourd’hui en modifier la constitution pour s’octroyer plus de pouvoirs. Les critiques alertent sur un risque pour la séparation des pouvoirs.

« Je ne peux pas et je ne veux pas me taire. » Liliana Segre, lunettes sur le bout du nez, enfoncée dans son large siège du Sénat italien, se concentre pour lire son texte à l’assemblée. L’élue de 93 ans, victime des lois fascistes des années 1930 et rescapée de la Shoah, a été nommée sénatrice à vie en 2018 par le président de la République italienne. Ce 14 mai 2024, feuilles A4 entre ses mains légèrement tremblantes, elle s’exprime contre le projet de réforme constitutionnelle voulu par la présidente du Conseil italien, la politicienne d’extrême droite Giorgia Meloni.

Un mois plus tard, cette même assemblée où ont résonné les paroles de la survivante du camp d’Auschwitz-Birkenau, a approuvé le projet de loi de réforme constitutionnelle – surnommé « premierato » en italien. S’il est adopté, le texte renforcera le pouvoir du ou de la Présidente du conseil des ministres italien et instituera son élection au suffrage universel direct. Jusqu’à présent, le ou la cheffe du gouvernement italien est nommé par le Président de la République en fonction du parti ou de la coalition qui a la majorité au Parlement italien.

Une « réforme qui rompt avec l’antifascisme »

Le 18 juin dernier, jour du vote, 180 constitutionnalistes italiens ont publié une tribune inquiète. Ses signataires affirment adhérer pleinement au discours de Liliana Segre. « Notre Constitution est un texte qui doit être traité avec précaution », écrivent-ils. Il n’est pas fréquent pour les juristes italiens de s’exprimer par de tels appels publics, rappellent-ils, mais l’heure est grave.

Le président italien serre la main à Liliana Segre, 89 ans, dans un hall entouré de personnes.
Liliana Segre et Sergio Mattarella
Le président de la République italienne et la survivante des camps nazis, nommée sénatrice à vie par le chef de l’État.

« Le Parlement risquerait de ne plus représenter le pays et de devenir une simple structure de service du gouvernement, détruisant ainsi la séparation des pouvoirs. Le président de la République serait réduit à un rôle notarial et risquerait de perdre sa fonction d’arbitre et de garant », peut-on lire dans la tribune. De plus, « une minorité, même limitée, pourrait, par le biais d’un bonus [accordé au premier parti arrivé premier aux élections législatives, qui se font à la proportionnelle], prendre le contrôle de toutes nos institutions, sans plus de contrepoids ni de contrôles ».

Interrogé dans Le Monde par le correspondant du journal à Rome, le politiste italien Piero Ignazi analyse : « Giorgia Meloni est l’héritière d’une tradition issue du néofascisme qui n’a jamais été à l’aise avec une Constitution et une culture politique républicaines qui se sont faites sans elle. Le rejet des partis, la marque du présidentialisme, la volonté de faire advenir des leaders forts : tout cela se retrouve dans sa réforme qui rompt avec la République issue de l’antifascisme. »

Pour être adopté, ce projet de révision constitutionnelle doit réunir les deux tiers des votes dans les deux chambres du Parlement. À défaut, la majorité simple des votes suffit, mais le texte doit ensuite être validé par un référendum populaire. Il est peu probable que les chambres seules donnent une majorité qualifiée à la réforme. Pour l’heure, la population italienne semble divisée sur la question, les sondages donnant alternativement une courte majorité au « oui » et au « non ». Le texte en est pour l’instant au début de son parcours législatif : seul un premier vote a eu lieu au Sénat.

Des textes passés sans l’aval du Parlement

« Il est d’autant plus frappant de constater qu’aujourd’hui, face à la mortification flagrante du pouvoir législatif, on propose au contraire de réformer la Constitution pour renforcer un pouvoir exécutif déjà surdimensionné », affirmait la sénatrice Liliana Segre, quelques jours avant le vote du Sénat en faveur du texte. Cette « mortification flagrante du pouvoir législatif » à laquelle la sénatrice fait référence désigne la mauvaise habitude prise par Giorgia Meloni de gouverner sans consulter le Parlement. Depuis son arrivée au pouvoir il y a un an et demi, la présidente du Conseil des ministres, issue du parti néo-fasciste Fratelli d’Italia, a eu recours à de nombreux « décrets-lois », qui permettent de légiférer sans vote du Parlement.

Depuis octobre 2022, Giorgia Meloni a déjà passé 67 de ces dispositifs législatifs - selon le décompte d’Openpolis. Ce dispositif est pourtant censé être utilisé « dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence », selon la Constitution. Le recours de Meloni à ces dispositifs législatifs est plus fréquent que sous n’importe quel autre gouvernement italien de ces quinze dernières années. Ces décrets-lois entrent immédiatement en vigueur, puis le Parlement dispose de 60 jours pour transformer ces actes en lois.

« Il ne s’agit pas d’une pratique spécifique à cette législature, mais le gouvernement Meloni l’a définitivement consolidée et en a fait une habitude : plus de la moitié de toutes les lois entrées en vigueur au cours de cette année de gouvernement étaient initialement des décrets », écrit le média italien Il Post.

Extrait de la première page du journal italien Il Manifesto, où l'on voit Matteo Salvini, le doigt levé, avec le texte "precetto la qualunque". Le titre fait référence au personnage comique d'un homme politique corrompu et problématique, Cetto La Qualunque.
Extrait de la une du journal Il Manifesto
Publiée le 15 novembre 2023, elle fait référence au ministre des Transports Matteo Salvini qui souhaite limiter une grève générale.

Parmi ces textes, 27 sont qualifiés de « décrets lois omnibus ». Ces actes législatifs rassemblent en un seul des thèmes et décisions très différents. Cette pratique est anticonstitutionnelle, soulignent les critiques du gouvernement. La constitution italienne prévoit cet accaparement du pouvoir législatif par le gouvernement seulement pour des mesures d’urgence sur un temps limité, et sur des objets précis. Les décrets-lois ne sont pas fait pour être des instruments banals de gouvernement.

Une grève annulée pour un prix de Formule 1

Ces entorses à la Constitution italienne, adoptée en 1947 pour tourner la page du fascisme, se sont multipliées sous le mandat de Giorgia Meloni. En novembre 2023, pour la première fois dans l’histoire du pays, une grève générale annoncée par deux syndicats a été remise en cause par le gouvernement. Les responsables syndicaux se sont dit « très inquiets » de l’utilisation, par le ministre des Transports et des Infrastructures Matteo Salvini (du parti de la Lega), d’un pouvoir gouvernemental qui lui permet de limiter, reporter ou annuler une grève.

Cette entrave au droit de grève dans les « services publics essentiels » (comme les transports ou la santé) n peut être en droit utilisée en Italie que si l’arrêt de services en question présente une atteinte à « la sauvegarde des droits personnels protégés par la Constitution ». Par exemple, dans le cas de l’accès aux soins.

« Nous sommes inquiets car, pour la première fois dans le pays, le droit de grève est remis en cause dans le cadre de l’annonce d’une grève générale. Cela risque de créer un précédent très dangereux », s’inquiétait à l’époque Pierpaolo Bombardieri, secrétaire générale du syndicat UIL.

Le droit de grève est pourtant protégé par l’article 40 de la Constitution. La dernière utilisation en date de cette limitation du droit de grève date du mois de mai, quand Matteo Salvini a voulu limiter la grève des cheminots. La raison ? La tenue du Grand prix de Formule 1 d’Imola, en Émilie-Romagne.

Emma Bougerol

Photo de une : Giorgia Meloni en 2023/©European Union, 2024.