Comment le RN « arrive à détourner les institutions démocratiques »

par Emma Bougerol

La chercheuse Estelle Delaine a passé quatre ans aux côtés du RN au Parlement européen. Elle a observé « la présence paradoxale de l’extrême droite » au sein de l’institution. Pour Basta!, elle la met en parallèle avec la situation française.

Basta! : Depuis les dernières élections européennes, le Rassemblement national (RN) est devenu le premier parti, tout pays et bords confondus, au Parlement européen. Lorsque vous avez réalisé votre étude sur les éluses RN dans cette institution, lors de la législature de 2014, en rêvaient-ils déjà ?

Photo portrait d'une femme
Estelle Delaine
Maîtresse de conférence en science politique à l’Université Rennes II, elle a réalisé sa thèse sur le FN/RN au Parlement européen, un travail de terrain au plus près des élus et de leurs équipes.
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En 2014, juste après les élections européennes, ils utilisaient déjà ce slogan de « premier parti » puisque le FN était alors le parti qui avait eu plus de voix en France à ces élections européennes. Ils utilisaient « le RN, premier parti de France » comme slogan, même si c’était relativement faux à l’époque. Ils étaient simplement arrivé en tête de ces élections-ci, européennes, et on sait qu’elles ne sont pas forcément représentatives du paysage national. Mais déjà, à l’époque, ils en faisaient un outil de communication. C’était important pour eux.

Leur place dans le Parlement européen depuis 2024 est un fait nouveau, mais qui se place dans une continuité. Ils y ont des élus depuis 1984. Donc, le FN puis RN a été présent dans cette institution de manière constante. Ils ont toujours gardé du personnel – pas simplement des élus, mais aussi leurs équipes – au Parlement européen.

Jordan Bardella, élu au Parlement européen en 2019, est décrit comme un eurodéputé « fantôme ». Il n’a déposé qu’un nombre dérisoire d’amendements pendant la législature 2019-2024. Et n’était même pas présent en juin dernier lors de la présentation du nouveau groupe « Patriotes pour l’Europe », dont il est pourtant le président. Les élus RN ne font-ils tous vraiment rien au Parlement européen ?

Le travail parlementaire peut être législatif, mais il peut aussi être para-législatif. Pour évaluer le travail législatif, il faut regarder le nombre d’amendements déposés, le nombre de rapports effectués. Si on veut jouer le jeu des institutions, c’est le plus important pour se faire une place et réussir à changer la loi européenne. Les eurodéputés frontistes, et d’extrême droite en général, ne jouent pas toujours ce jeu-là. Mais est-ce étonnant qu’un chef de parti eurosceptique s’investisse assez peu à l’échelon européen ? Pas tant que ça. C’était aussi le cas de Marine Le Pen [députée européenne de 2004 à 2017].

On met beaucoup l’accent sur Jordan Bardella pour dire que les eurodéputés RN ne font rien. Quand on quitte les têtes dirigeantes du Front national/Rassemblement national, il y a d’autres élus qui, en fait, s’investissent un peu plus dans le travail législatif. On voit plusieurs profils. Il y a des personnes qui s’investissent pour faire un travail « contre », pour voter contre les lois, pour essayer de bloquer les processus législatifs… Et puis, il y a d’autres élus, c’est ce qui m’a le plus intéressé, qui arrivent à se faire une place dans l’arène parlementaire. Des élus qui, quand ils jouent le jeu, parviennent à se faire reconnaître comme légitimes sur des dossiers particuliers.

On met trop peut être l’accent sur des gens qui ne travaillent pas ou qui arrivent assez peu à s’impliquer dans les affaires européennes, voire qui sont peu compétents. Un autre côté de l’histoire est plus effrayant : ce sont des gens qui nouent des contacts. Ils changent l’image du Rassemblement national auprès d’acteurs européens qui se disent de plus en plus « pourquoi pas faire une alliance avec eux ? ».

Un autre point, c’est que le travail parlementaire n’est pas seulement du travail législatif. C’est aussi du travail de contact. Toute une partie du travail politique est d’aller dîner avec des dirigeants d’autres partis, avec des journalistes, des lobbyistes, des représentants et d’autres acteurs européens, notamment de la Commission européenne. Peut-être que dans ces arènes qui ne sont pas publiques se passe aussi une partie de travail de changement de l’image du parti.

Vous avez passé près de quatre ans sur le terrain au cœur de la délégation FN/RN au Parlement européen. Cette observation longue a-t-elle permis d’infirmer ou de confirmer l’idée que le RN serait « un parti comme les autres » ?

Il y a beaucoup d’hypothèses en science politique sur ce qu’il se passe quand un parti arrive dans une arène parlementaire ou dans une institution politique pour la première fois. Est-ce qu’il va s’édulcorer complètement ? Ou est-ce qu’il va continuer à mener ses combats propres ? Pour l’extrême droite, ce sont parfois des combats affichés comme antiparlementaires. Alors, qu’est-ce qu’on fait quand on a un parti antiparlementaire dans un parlement ? C’étaient les questions qui m’intéressaient.

La réponse la plus courante aujourd’hui dans la science politique, c’était de dire que les partis d’extrême droite, quand ils arrivent au Parlement ou au Parlement européen en particulier, abandonnent leur côté extrémiste et deviennent des « partis radicaux ». Ils changeraient de catégorie de parti. Ils resteraient contre les libertés pour les personnes LGBTQI+, contre le progressisme social, contre certains droits sociaux, mais finalement, ils ne seraient plus si extrémistes que ça.

Lors de mon travail de terrain, à la fois dans les arènes européennes mais aussi dans des espaces semi privés du Front national – des universités d’été, dans les sections privées de certaines fédérations – je ne voyais pas du tout ce qui aurait été « abandonné ». Je ne voyais pas un abandon de l’extrême droite, mais plutôt un apprentissage aux attendus et aux normes dominantes dans un parlement.

Au lieu de se dire qu’un élu s’est intégré à la démocratie et qu’il n’est plus d’extrême droite, on peut plutôt dire qu’il s’est formé à la démocratie. Maintenant, il connaît certains rouages qui lui permettent de négocier correctement, d’arriver à nouer avec succès des alliances avec la droite traditionnelle, avec les conservateurs, avec des lobbys dominants…

Dans la conclusion de votre ouvrage, vous écrivez que « les institutions démocratiques sont de paradoxales écoles de formation pour des partis d’extrême droite ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Ce sont à la fois des lieux dans lesquels ils peuvent apprendre et en plus avoir des ressources financières. Un poste d’assistant parlementaire c’est entre 2 000 euros et plus de 10 000 euros par mois. Les rémunérations des élus s’élèvent aujourd’hui à près de 7800 euros. Le Parlement européen est aussi un endroit relativement confortable pour attendre. Même si on ne fait rien en tant qu’élu et qu’on ne s’engage pas trop dans le travail législatif, on y dispose d’un espace avant les prochaines élections, pour se préparer, pour pouvoir passer à la radio et à la télé. C’est un endroit où on peut confortablement faire de la politique, même si c’est de la politique contre l’Europe.

Une des spécificités de cette institution, c’est son aspect multilingue et multiculturel. Elle permet d’être à l’aise de parler ou d’être avec des personnes d’autres nationalités européennes, d’y apprendre comment on parle à un Espagnol, à un Allemand, etc. L’Europe est aussi un lieu de travail très juridique. On y apprend à manipuler le droit, à rédiger des rapports très rapidement, parfois en anglais, ou à écrire des discours en quelques minutes.

Au Parlement européen, on apprend aussi la capacité à créer du compromis, à diluer ses propres propos pour arriver à l’essence du message qu’on veut faire passer. D’autant plus que, depuis les élections européennes de juin, c’est historiquement nouveau que le grand groupe électoral de droite, le PPE, soit un groupe numériquement moins important et doive aller chercher sur sa droite. Il y a de plus en plus de coups à jouer pour les groupes d’extrême droite des Patriotes [qui a 84 députées, dont les élus du RN, ceux du Fidesz hongrois, des eurodéputés tchèques, les Italiens de La Ligue de Matteo Salvini, les élus du FPÖ autrichien, le PVV néerlandais de Geert Wilders ; les Espagnols de Vox, les Belges du Vlaams Belang et les Portugais de Chega] et des Conservateurs et réformistes européennes [ECR, qui comprend entre autres le parti de Giorgia Meloni Fratelli d’Italia, les élus français de Reconquête, les Polonais du PiS]. Ils peuvent faire basculer des majorités. Et ils ne s’en privent pas.

Cet apprentissage du compromis et de ses stratégies peut-elle avoir un impact sur le jeu politique français, en particulier à l’Assemblée nationale, où le RN a aujourd’hui 123 parlementaires ?

C’est quelque chose qui leur donne en effet des compétences dans le champ politique national. Il n’y a pas eu de transfert complet des équipes parlementaires européennes vers les équipes politiques nationales. C’est plus diffus. Une partie du personnel européen continue dans les affaires européennes, notamment parce qu’ils ont un profil plus internationalisé et que c’est bien mieux payé. Il y a des gens qui continuent en restant conseillers dans d’autres structures, comme des groupes d’intérêts.

J’ai une vision en termes de champ du politique, et la politique, elle déborde aussi de ce qu’est l’Assemblée nationale et de ce qu’on voit comme « la politique » stricto sensu. De nombreuses personnes ont intégré la fonction publique ou le journalisme en sortant du Parlement européen… Par exemple, un ancien assistant parlementaire est devenu contributeur au Figaro. Avoir des personnes à portée de main et avec ces compétences apprises au niveau européen dans plusieurs secteurs, c’est très utile en politique.

Jean-Charles, un ancien assistant parlementaire FN, vous dit « que l’organisation générale du Parlement européen ne nous soit pas favorable, c’est une évidence ». Est-ce vraiment le cas ?

C’est un discours qui est très présent. Jean-Charles hérite des discours que son parti a produit depuis les années 1980 : l’idée que l’assemblée européenne est « contre eux ». C’est a minima un moyen pour des députés ou des assistants parlementaires d’extrême droite de continuer à se dire antisystème dans le système. C’est continuer à dire : « Regardez, on est une élite pas comme les autres, parce qu’on est une élite mise à l’écart. »

Les élus RN essayent de se dire que les fonctionnaires ne sont pas à leur service comme ils le sont pour d’autres groupes. Ça, c’est faux. Chez les fonctionnaires, il y a une obligation de service. Les fonctionnaires ne savent parfois même pas exactement qui sont les eurodéputés qu’ils ont en face d’eux. Ils n’ont pas le loisir de choisir comment ou pas répondre à une demande qui est adressée par un député.

En revanche, le personnel politique s’organise par moments pour mettre l’extrême droite à l’écart. En 1984, le premier groupe d’extrême droite se forme autour du Front national, le Groupe des droites européennes. C’était la toute première fois dans l’histoire du Parlement européen. Ça choque alors les autres élus, qui n’avaient pas du tout imaginé que quelque chose de semblable puisse être possible. Ils décident donc de former ce qu’on appelle un cordon sanitaire pour les « top jobs », comme les présidences de commission. À ce moment-là, les élus ne supportent pas l’idée que quelqu’un du groupe de Le Pen arrive à la tête d’une commission ou du bureau du Parlement.

Au Parlement européen, le cordon sanitaire est relativement maintenu. J’insiste sur « relativement » puisque, jusqu’à présent, les « top jobs » ne sont pas pourvus par des élus du groupe formé autour du Rassemblement national, mais d’autres groupes d’extrême droite accèdent à des positions de pouvoir. Par exemple, le groupe « Europe de la liberté et de la démocratie directe » créé autour de Nigel Farage (du parti d’extrême droite pro-Brexit Ukip, de Grande-Bretagne), avait eu accès à plusieurs présidences de commissions.

Il y a un deuxième moment où se forment des cordons sanitaires, en tout cas face aux parlementaires du Rassemblement national et leurs alliés, c’est lors de l’attribution des rapports parlementaires. Les postes de rapporteurs sont importants. C’est le député qui va représenter le Parlement auprès des autres institutions, qui va avoir en charge de la création du compromis, du consensus sur un sujet.

Je donne dans mon livre deux exemples – mais il y en a beaucoup plus en réalité – où des élus RN ont malgré tout été rapporteurs. Car c’est difficile le travail dans un Parlement élu à la proportionnelle si on enlève les élus d’extrême droite. À partir du moment où il y a un grand groupe d’extrême droite, cela pose des problèmes sur l’organisation interne de l’institution.

Donc, le « cordon sanitaire » au Parlement européen est relativement étanche, mais a des failles. Cela pourrait-il se reproduire à l’Assemblée nationale ?

Je pense que oui. C’est historiquement assez nouveau qu’on ait des élus RN à l’Assemblée, et surtout avec de cette importance numérique. Au Parlement européen, cette idée d’écarter les élus RN des « top jobs » est maintenue depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, alors même qu’ils sont devenus un des groupes les plus importants numériquement.

À l’Assemblée nationale, je m’attendais au moins à ce qu’il y ait un effort, dans la continuité de l’idée de « cordon républicain ». C’est quelque chose qu’on entendait chez la droite et la gauche, jusqu’à Sarkozy qui l’a un petit peu écorné, mais c’était présent dans la culture politique française jusqu’à présent. J’étais assez choquée de voir que, dès 2022, il n’y ait pas eu du tout d’effort du camp présidentiel pour faire quelque chose de similaire.

Les positions nationales et européennes du RN semblent parfois contradictoires. Par exemple, en 2022, Marine Le Pen s’est prononcée en faveur de la constitutionnalisation de la loi Veil en France. Pourtant, au Parlement européen, les élus d’extrême droite votent systématiquement contre ou s’abstiennent sur les questions de protection du droit à l’avortement. Pourquoi cette différence ?

Ça a été un casse-tête pour moi pendant longtemps. Puis je me suis rendu compte que c’était aussi un casse-tête pour des conseillers et conseillères politiques du RN qui m’ont raconté elles-mêmes comment ça se passait, au moment de la formation du groupe Europe des Nations et des libertés [l’ancien nom du groupe où se trouve le RN au Parlement européen]. Même passé le temps de mise en place, les conseillers politiques s’arrachaient les cheveux parce qu’il n’y avait pas de ligne directrice programmatique fixée soit par le secrétaire général du groupe RN, soit par les présidences des délégations ou par la présidence du parti.

C’est quelque chose constitutif du Front national. Dans le groupe des cadres, il y a des personnalités assez différentes, qui représentent des positions différentes voire opposées, qui sont d’ailleurs en guéguerre les uns avec les autres. Cela permet de venir chercher différents types d’électorats, mais aussi par moments de ne pas trancher des questions importantes sur l’économie, sur l’écologie… Autrement dit, sur des choses qui ne sont pas les points très centraux de leurs idées.

Le cœur absolument inchangé et constitutif du programme du Rassemblement national, c’est la lutte contre l’immigration, la lutte contre le progressisme social. Le reste est plus interchangeable. C’est une ressource assez importante de pouvoir osciller et de pouvoir changer doctrinalement à mesure que la réalité politique ou que les événements politiques évoluent.

Propos recueillis par Emma Bougerol

Photo de une : ©European Union 2016 - European Parliament via Flickr