Basta! : Comment analysez-vous l’incroyable altercation entre Trump et Zelensky lors de leur rencontre à la Maison blanche, le 28 février ?
Cette séquence dans le bureau ovale est probablement du jamais-vu dans l’histoire diplomatique. Pour autant, elle s’inscrit dans la droite ligne des déclarations outrancières de Trump au sujet de l’Ukraine depuis qu’il est revenu au pouvoir, quand il dit que « Zelensky est un dictateur sans élection », que c’est lui qui a commencé la guerre, etc.
Ce qui est faux, bien entendu. Ce qui est intéressant avec Trump, ce ne sont pas ses mots, mais les intentions qu’il y a derrière. Il apparaît assez clair que cette scène a été pensée à l’avance, tout cela n’est pas arrivé par accident.
Vu les conditions posées préalablement à l’accord de paix, sans la moindre contrainte pour Poutine, Trump se doutait que Zelensky ne signerait pas. La manipulation consiste à lui rendre les choses impossibles pour lui faire porter ensuite la responsabilité de l’échec des négociations, et avoir ainsi une pseudo-justification morale pour ne plus armer l’Ukraine – et peut-être même ne plus lui fournir de renseignements, si Musk décide également de ne plus utiliser ses satellites Starlink. Ce qui laisse les mains libres à Trump pour négocier directement avec Poutine et signer une paix favorable à la Russie, puisqu’il semble bien que ce soit son projet depuis le départ.
Ce rapprochement spectaculaire entre Trump et Poutine, qui s’est matérialisé ces derniers jours sur le dossier du cessez-le-feu en Ukraine, ne vous a pas surpris, il était même « prévisible », dites-vous. Pourquoi ?

Parce que c’est le fruit de plus de 40 ans d’histoire entre Trump et la Russie. Trump est dans le radar du KGB dès la fin des années 1970, lorsqu’il se marie avec Ivana, sa première épouse, qui est alors citoyenne tchécoslovaque, un pays satellite de l’URSS. La sécurité d’État tchécoslovaque, la STB, une sorte de filiale du KGB, avait identifié cet homme alors encore méconnu, mais déjà assez riche et remuant.
C’est le moment où le KGB va redéfinir et intensifier ses efforts de recrutement, principalement aux États-Unis, son principal ennemi. Les documents internes de l’époque sont très clairs, sur le sujet : Vladimir Krioutchkov, le patron de la première direction générale du KGB, la plus prestigieuse, en charge de l’espionnage politique extérieur, cible tout particulièrement les scientifiques et les personnalités du monde politique et des affaires comme de potentiels relais intéressants au service de l’URSS. Trump entre parfaitement dans ce spectre-là.
Ce travail d’approche se concrétise en juillet 1987, lors du tout premier voyage de Trump à Moscou, dans l’idée d’y vendre une Trump tower. Tous les éléments laissent à penser que l’opération est directement organisée par le KGB. D’ailleurs, à peine deux mois après son retour, Trump s’offre une campagne de communication, pour près de 100 000 dollars, dans les plus grands journaux américains [le New York Times, le Washington Post et le Boston Globe, ndlr] pour publier une lettre ouverte appelant à ce que les États-Unis « cessent de payer pour défendre des pays qui ont les moyens de se défendre eux-mêmes », en référence directe à l’Otan.
Vous voyez qu’il y a une certaine constance, chez Donald Trump, puisqu’il utilise encore quasiment les mêmes termes aujourd’hui. C’est simple, j’ai cherché, et on ne trouve guère de déclaration sérieuse de sa part où il se serait montré critique à l’égard de la Russie ou de Poutine. Au contraire, il est en permanence très élogieux.
Il y a également le précédent des suspicions de tentatives d’ingérence russe dans la présidentielle états-unienne de 2016, exposée par plusieurs enquêtes (ingérence qui visait notamment à discréditer l’opposante de Trump, Hillary Clinton)...
Le titre de mon livre, Notre homme à Washington, est directement tiré d’un e-mail découvert par le procureur spécial Robert Mueller, lors de son enquête sur ces soupçons de collusion. L’auteur de cette formule, Felix Sater, connaît bien Trump et est directement issu de la « mafia rouge », ces familles de mafieux qui ont émigré d’Union soviétique aux États-Unis dans les années 1970. En Russie, ces gens-là ne sont jamais bien loin de l’appareil d’État. Felix Sater est particulièrement bien connecté aux hautes sphères des services de sécurité russe.
La preuve quand il écrit en 2015 qu’il va tenter de convaincre Poutine qu’on pourrait « installer notre homme à la Maison blanche », en parlant de Trump. La formule est très révélatrice : on voit bien que ce n’est pas l’initiative de Vladimir Poutine. Il n’y a pas eu de grand plan décidé par le Kremlin à Moscou pour placer Trump à la tête des États-Unis. C’est arrivé de façon plus fortuite, grâce à tous ces gens en lien avec le pouvoir russe et qui cultivent des relations avec Trump – et qui agissent au moins autant dans leur propre intérêt que dans celui de l’État russe.
Le rapport Mueller, demandé par le département de justice américain, apporte des preuves très fortes sur cette influence, et sur la complaisance – pour ne pas dire plus – de Trump et de ses équipes à l’égard de tous ces gens parfaitement intégrés au système politique russe.
Vous parliez d’une campagne de « recrutement » du KGB : quelle est la nature exacte des relations que Trump entretient avec la Russie ? En est-il un « agent » comme on le laisse parfois entendre ?

Non, ce n’est pas un agent, au sens où ce n’est pas quelqu’un qui est rémunéré pour rendre des services et qui se sait missionné pour ça. C’est plus subtil. Il faut plutôt le voir comme une sorte de compagnonnage, quelqu’un qu’on va accompagner dans sa carrière parce qu’on a repéré qu’il pouvait être sur la même longueur d’ondes, partager une même vision du monde, et surtout qu’il pouvait être utile pour du renseignement ou de l’influence.
Dans le jargon soviétique, on appelle ça un « contact confidentiel », une notion qui apparaît dans les mêmes documents stratégiques du KGB, au moment d’établir les campagnes de recrutement dans les années 1980. Le contact confidentiel y est défini comme une personne « susceptible de fournir de l’information de valeur, mais aussi d’influencer activement la politique intérieure et extérieure ».
À ce moment-là, les velléités politiques de Donald Trump sont déjà claires. Il ne va pas devenir pour autant une marionnette, mais plutôt une sorte de relation intéressante qu’on entretient, qu’on flatte, qu’on aide. Trump a ainsi été « cultivé » par différents réseaux, pendant près de 40 ans, avec plus ou moins d’intensité. La banque d’État russe, la VTB, est parfois venue au soutien de la Trump Organization [le conglomérat de la famille Trump, ndlr], via la Deutsche Bank.
À chaque fois qu’il approchait de la faillite, on a vu des oligarques et des mafieux injecter de l’argent dans ses projets immobiliers ou blanchir de l’argent dans ses casinos. En Russie, ce genre de personnes agit toujours en symbiose avec l’État, il y a une connexion intrinsèque entre le monde du crime, la pègre, et le monde des services de sécurité. Trump est lié à cet « État profond » russe, cet État dans l’État : un mélange de pouvoir politique, de pouvoir financier, de pouvoir mafieux et de pouvoir sécuritaire.
Et quel était son intérêt à lui, Donald Trump ?
Cela a été une façon de se donner une surface internationale et de nourrir ainsi ses ambitions, aussi bien dans le business qu’en politique. Se retrouver à Moscou en 1987, c’est une manière de montrer qu’il ne se contente pas de développer de l’immobilier à New York, mais qu’il peut aller partout. Ce qui attire Trump à l’époque, c’est l’ascension, il veut être reconnu dans le grand monde de la jet-set politico-médiatique.
À l’époque, l’un des conseillers, le fameux avocat Roy Cohn, lui souffle l’idée de se proposer comme négociateur en chef auprès de Reagan sur le désarmement nucléaire entre la Russie et les États-Unis – une autre façon de jouer dans la cour des grands à Washington. Tout en reprenant les éléments de langage de Moscou sur le sujet…
« Trump dans la main des Russes », écrivez-vous en sous-titre de votre livre. Mais la relation est-elle à ce point aussi asymétrique, aujourd’hui ?
Force est de constater que, jusqu’à présent, les prises de position de Trump sont généralement favorables au Kremlin. Il faut se souvenir de l’épisode de leur rencontre à Helsinki en 2018 : interrogé sur les soupçons d’ingérence russe pendant la campagne de 2016, Trump répond qu’il fait plus confiance à Poutine qu’à la CIA ! Et on découvre un Trump, à l’attitude d’ordinaire si tonitruante et volontariste, qui ressemble d’un coup à un petit garçon à côté de Poutine.
En fait, Trump admire profondément Poutine, comme le décrit bien son ancienne conseillère sur la Russie, Fiona Hill, dans un livre (There is nothing for you here, 2021, non-traduit). Elle raconte comment elle a observé le président américain se mettre à, selon ses termes, « suivre le ‘‘mode d’emploi’’ autoritaire de Poutine ». C’est une image, mais ça en dit long sur l’influence qui s’exerce.
Trump est fasciné par la façon dont Poutine dirige son pays et par la mise en scène de son pouvoir. Il est un modèle, qui coche toutes les cases dont Trump rêve – puissance, richesse, célébrité – et avec qui il partage un même ADN sociopolitique : le culte de la puissance, des hommes forts, de la grandeur de l’État, une vraie aversion pour la démocratie libérale et le mépris des peuples qui va avec, la dénonciation des élites et la soumission de la vérité à la politique.
Comment interprétez-vous le choix de Donald Trump d’accélérer sur le dossier ukrainien ces tout derniers jours ?
Plusieurs hypothèses circulent à ce sujet. Certains lui prêtent une grande ambition géopolitique qui consisterait à casser l’alliance entre la Russie et la Chine pour mieux isoler cette dernière – qui serait sa véritable obsession sur le plan international. Quand on connaît un peu son fonctionnement et sa façon de prendre des décisions, tels qu’ils sont très bien décrits dans la biographie que lui a consacrée la journaliste Maggie Haberman par exemple, on peut douter qu’il soit animé d’une telle vision stratégique. Trump, c’est quelqu’un qui donne parfois raison au dernier qui a parlé, tout simplement…
Difficile aussi, à mon sens, de le justifier par un choix purement économique : les échanges entre la Russie et les États-Unis, pour l’heure, restent dérisoires au regard du commerce international, sans compter que ces deux pays sont en concurrence sur leurs exportations de gaz et de pétrole.
Un autre argument consiste à y voir un coup médiatique, avec l’envie d’apparaître pour un héros ou un faiseur de paix – quitte peut-être même à revendiquer le prix Nobel ensuite, qui sait. Pourquoi pas, c’est sûr que Trump est très attaché à montrer qu’il est efficace dans son action politique – c’était la même idée lorsqu’il disait qu’il allait régler le conflit à Gaza en 24 heures.

Je pense qu’il y a surtout un enjeu plus politique : en remettant en cause la démocratie américaine comme il le fait depuis son retour à la Maison blanche, et en s’attaquant directement à l’article 2 de la Constitution [qui définit les pouvoirs de l’exécutif, dont le président, ndlr] pour tenter de concentrer tous les pouvoirs, Trump sait bien qu’il va être attaqué. Chez lui par le camp démocrate et par l’establishment qui reste puissant, mais plus largement aussi par le camp des démocraties libérales.
Il a donc besoin de trouver de nouveaux alliés, à même de le légitimer dans son mouvement politique. Proposer un deal favorable à la Russie sur la question ukrainienne, c’est évidemment une bonne manière de plaire à Poutine et d’entretenir un lien fort avec lui.
Du côté de Poutine, est-ce une aubaine pour poursuivre sa stratégie d’expansion à l’égard de l’Europe ?
De la même façon, je crois que pour comprendre la politique étrangère de Poutine, il faut comprendre sa situation sur le plan intérieur. Poutine a besoin de légitimer son pouvoir et de justifier son autoritarisme absolu – le truquage des élections, l’emprisonnement des opposants, etc.
Dans les dictatures, on est toujours très attentif à l’opinion, et Poutine fait énormément de sondages pour prendre le pouls de la population. Il doit constamment s’assurer qu’il reste légitime, par-delà la peur, la violation des droits de l’Homme, l’État policier, etc.
De ce point de vue, l’Europe reste une voisine gênante, elle exhibe son modèle de liberté juste sous le nez des Russes et fait fantasmer les élites intellectuelles qui rêvent de démocratie – en témoignent toutes les révolutions colorées dans les anciens pays soviétiques. De ce fait, l’Europe menace directement les fondements de son régime, c’est pour ça que Moscou veille autant à préserver sa sphère d’influence sur l’ancien espace soviétique.
C’est par exemple tout l’enjeu de l’instrumentalisation des questions LGBT en Russie, mais également en Hongrie, en Géorgie et ailleurs : c’est devenu un outil géopolitique qui sert d’abord à diaboliser l’Occident.
Et Poutine connaît bien Trump. À travers ses récentes velléités expansionnistes sur le Canada ou le Groenland, Poutine l’observe réhabiliter à sa façon la vieille doctrine Monroe. Il lui propose un partage : tu as ton aire d’hégémonie sur le territoire américain, moi je veux la mienne sur l’Europe de l’Est !
Croyez-vous à l’hypothèse de l’extension de la guerre à l’intérieur même des frontières de l’Union européenne ou de l’Otan ?
Difficile à dire. Pour l’heure, je n’en suis pas convaincu, mais on ne peut pas tout à fait exclure l’hypothèse, concernant la Pologne notamment. Il y a une sorte de pensée profonde en Russie qui considère que la Pologne n’est pas légitime, qu’elle fait fondamentalement partie de la Russie, un peu comme la Crimée.
Le moteur, ce n’est pas tant de contrôler l’Europe que de l’affaiblir. C’est ce qu’a théorisé la doctrine Karaganov, qui fixe la ligne de la politique étrangère russe. L’enjeu pour Poutine, c’est tout ce qui pourrait alimenter la crise larvée du multilatéralisme, en obligeant l’Otan et les États-Unis à réagir – ou mieux, justement, à ne pas réagir. Ce qui tuerait de facto le fameux article 5 de l’Alliance [qui oblige chacun des membres à intervenir en cas d’agression contre un autre État membre, ndlr].
Qu’en est-il de la Géorgie, où vous habitez depuis plus de vingt ans ? L’année 2024 y a été émaillée d’importantes mobilisations contre l’ingérence russe.
Il ne faut jamais oublier que la guerre en Ukraine a commencé ici, en Géorgie, en 2008, avec le conflit autour de l’Ossétie du Sud. C’est le même mouvement et les mêmes motivations, la même guerre pour sécuriser un espace face à des territoires qui affirment de plus en plus leur désir d’Europe et d’Occident. On pourrait presque parler de guerre géorgo-ukrainienne, tant ce qui se passe actuellement en Ukraine en est le prolongement direct.
En Géorgie, l’homme qui règne aujourd’hui sur le pouvoir depuis plus de dix ans, Bidzina Ivanichvili, est un oligarque qui a construit toute sa fortune en Russie. C’est plus qu’un « contact confidentiel » en l’occurrence, car il émane du cœur du pouvoir à Moscou. De par son histoire, il ne peut pas échapper au contrôle du Kremlin.
C’est le principe même des élites et milliardaires russes, qui rêvent souvent de s’émanciper en rachetant des clubs de football, par exemple, mais qui ne peuvent le faire qu’à la condition de rester sous le contrôle de Moscou, au risque sinon d’avoir de gros problèmes.
Ce sont des fortunes qui sont là pour servir le régime, et c’est exactement ce que fait Ivanichvili en Géorgie, en instaurant progressivement les bases d’un régime autoritaire à la russe pour sortir le pays de l’orbite pro-européenne, contre la volonté de la population.
C’était tout l’enjeu de la loi sur les « agents étrangers », directement inspirée d’une loi russe, qui a été adoptée l’an dernier. C’est une façon d’installer un modèle dictatorial tout en éradiquant l’influence occidentale – car les ONG ou les médias indépendants ne peuvent pas vivre sans l’argent étranger. Et ainsi de faire avorter habilement le processus d’adhésion à l’Union européenne, qui ne peut que dire « non », dans ces conditions-là.
En octobre, les élections législatives géorgiennes ont été vivement contestées, après des soupçons de truquage, ce qui a engendré un long mouvement de protestation, avec des manifestations quotidiennes, pendant plus de deux mois. Où en est-on ?
Le mouvement s’est un peu essoufflé, même s’il reste vif. Il y a de la fatigue, d’autant que la répression ne faiblit pas, elle. Aujourd’hui, on risque des amendes de 1700 euros en tant que manifestant. Il y a eu beaucoup de passages à tabac, d’arrestations arbitraires, parfois même des enlèvements en pleine rue. À certains égards, cela rappelle ce qui s’est passé en Biélorussie, même si le degré de violence reste moindre.
On voit s’installer un régime de la peur, qui consiste à tuer ce mouvement de protestation. Lequel est par ailleurs très horizontal, sans leader, un peu comme le mouvement de la place Tahrir, en Égypte, en 2011. C’est probablement ce qui a contribué à mettre des dizaines de milliers de gens dans la rue chaque soir – ce qui est considérable dans un pays de trois millions d’habitants.
Face à l’usure du temps, cette horizontalité n’aide pas à engager de nouvelles stratégies dans le bras de fer avec le pouvoir. Ce qui s’y joue est pourtant fondamental : la Géorgie illustre non seulement le sort de l’Europe, mais plus encore, du modèle occidental, avec ses valeurs libérales et démocratiques, qui est aujourd’hui directement menacé par ces régimes populistes et dictatoriaux.