basta! : Quelle est la place de la voiture aujourd’hui dans les déplacements au quotidien ?
Aurélien Bigo : À l’échelle de la mobilité et ses récentes évolutions, on effectue trois à quatre trajets par jour et par personne. On passe près d’une heure dans les transports chaque jour. Ce sont des moyennes, il y a des disparités assez fortes. Il y a un siècle, les trajets se faisaient essentiellement à pied, pour environ 4 à 5 km par jour.
Aujourd’hui, si on combine l’ensemble des déplacements aussi bien en courtes que longues distances, on approche de la cinquantaine de kilomètres parcourus par jour et par personne. Les distances ont été multipliées par dix.
Cette explosion des distances est permise par l’accès à des modes de transport plus rapides, notamment la voiture individuelle. Le remplissage des véhicules est particulièrement faible sur les trajets du quotidien, avec moins de 2 personnes par voiture en moyenne. Sur les trajets entre le domicile et le travail, 9 conducteurs sur 10 sont seuls dans leur voiture. C’est très faible.
Pour parler de réduire l’usage de la voiture, il est souvent fait mention de l’« intermodalité » ? De quoi s’agit-il ?
L’intermodalité, c’est le fait d’utiliser plusieurs modes de transport sur un même trajet. En associant le vélo et le train par exemple. Le vélo est particulièrement efficace sur des trajets de courte distance, avec en plus un bénéfice pour la santé. Sur des distances plus importantes, le vélo devient plus compliqué à utiliser, d’où l’intérêt de l’associer avec le train. Le train est le mode de transport motorisé le plus efficace d’un point de vue climatique.
C’est particulièrement intéressant dans des zones périurbaines ou rurales. Le problème, dans les zones rurales, est que beaucoup n’ont pas accès à des lignes de train ni même à des transports en commun routiers comme les cars. En tout cas, il y a un gros potentiel à la fois pour favoriser l’usage du train et faire en sorte que le vélo soit plus fortement utilisé sur ces trajets-là, plutôt que d’effectuer les quelques kilomètres jusqu’à la gare en voiture.
Cette question de l’aménagement du territoire ne concerne pas que les politiques de mobilité, mais plus largement les politiques en termes d’emploi, de commerce et de consommation. On parle de relocalisation des loisirs, des vacances.
Ça touche à tous nos modes de vie de manière générale. Il faut réduire les distances pour les mobilités du quotidien. Si on favorise l’accès à des déplacements courts, on favorise la marche et le vélo. Sur la longue distance, c’est accepter de faire moins de voyages sur d’autres continents et plus globalement moins de longs voyages en avion et en voiture.
Il existe aussi la multimodalité, qui correspond au fait d’utiliser différents modes de transport selon les trajets. C’est-à-dire pour des personnes qui n’ont pas la voiture d’utiliser la marche pour un déplacement court, le vélo sur d’autres, les transports en commun encore pour d’autres. Cela peut concerner différents types de transports en commun, voire le covoiturage, etc.
C’est aussi vers cette multimodalité qu’il faut aller à l’avenir pour se séparer de la voiture. Mais il faut développer suffisamment d’alternatives pour bénéficier d’un mode de vie qui ne dépend pas de la voiture, en tout cas pas d’une voiture possédée. C’est d’autant plus important avec la voiture électrique où la majeure partie des impacts environnementaux concerne la production des véhicules.
Certaines catégories de la population recourent-elles davantage que d’autres à la voiture ?
On a tendance à dire que si on réduit l’usage de la voiture, on contraint les populations les moins favorisées. Or, c’est plutôt l’inverse qu’on observe dans les statistiques, en termes d’usage de la voiture. Les plus aisés utilisent le plus la voiture. Les moins aisés n’ont pas forcément les moyens d’en posséder ou n’en possèdent qu’une.
Les 10 % de ménages les plus riches vont parcourir 2,5 fois plus de kilomètres sur les trajets du quotidien que les 10 % les moins aisés, étant donné qu’ils possèdent plus de voitures et effectuent des trajets un peu plus longs. Et sur les trajets de longue distance, ils parcourent quatre fois plus de kilomètres.
L’autre disparité est géographique. Elle est très forte entre zones à forte densité et zones rurales. Dans les premières, on possède moins de voitures, la part des trajets réalisés en voiture est donc plus faible. En moyenne, 80 % des ménages possèdent une voiture en France. Cette part est plutôt autour des deux tiers en ville et monte à 92 % pour les ménages ruraux.
Quel bilan dressez-vous de plus d’un demi-siècle de domination de la voiture, en matière de santé et d’environnement ?
D’un point de vue environnemental, la voiture est responsable de 16 % des émissions de gaz à effet de serre en France. Ce sont aussi des émissions de polluants atmosphériques. Aux abords des routes, le trafic routier émet plus de la moitié des émissions de particules. Sur le plan des ressources, une voiture thermique consomme environ 10 tonnes de pétrole sur l’ensemble de son cycle de vie, et plus d’une tonne de métaux.
Sans parler de la consommation d’espace avec l’artificialisation des sols. On observe ainsi une fragmentation par les infrastructures de transport des paysages et des espaces naturels pour la biodiversité.
Il y a aussi les enjeux de pollution sonore qui sont trop largement sous-estimés et ont de vrais impacts sanitaires en termes de maladies – cardiovasculaires, d’hypertension, d’obésité – liées au stress que le bruit peut engendrer. L’accidentalité routière a toujours un coût humain important avec notamment plus de 3000 décès par an en France. Enfin, c’est un enjeu de santé publique majeur que de retrouver des mobilités plus actives telles que la marche ou le vélo, au vu des forts impacts sanitaires de la sédentarité et de l’inactivité physique.
Que faudrait-il changer dans les politiques d’aménagement et de transports ?
Il y a besoin d’un rééquilibrage de l’espace public. Il s’agit d’abord de redonner de la place à des mobilités plus vertueuses, telles que la marche, le vélo, les transports en commun qui doivent avoir davantage de place pour se développer. Et réduire les emprises très fortes de la voiture sur l’espace public pour sa circulation ou son stationnement.
Ensuite, ce rééquilibrage doit concerner d’autres usages de l’espace public, pour ne pas uniquement disposer d’espaces dédiés aux transports : pouvoir se balader, avoir des parcs, des espaces de jeux pour les enfants et organiser des événements, des marchés… La vie sociale d’une ville serait ainsi plus agréable, plus vivante. Enfin, il s’agit de redonner davantage de place à la végétation, dans une logique d’adaptation au changement climatique, aux vagues de chaleur de plus en plus fréquentes et intenses.
Vous rappelez que la première voiture à franchir le cap des 100 km/h était électrique. Elle s’appelait la « Jamais Contente », et le record date du 29 avril 1899. Comment expliquer que 124 ans plus tard, la voiture électrique ne représente qu’une petite minorité du parc automobile français ?
Il y a une bonne centaine d’années, la voiture thermique a réussi à s’imposer. Elle est devenue largement dominante, même exclusive. Si la voiture électrique revient aujourd’hui dans l’actualité et les politiques de mobilité, c’est à la fois pour des raisons de changement climatique, de pollution de l’air, mais aussi pour des raisons de dépendance au pétrole. Le pétrole est une ressource limitée dont il faut s’écarter.
La voiture à essence a été vue comme le mode de transport le plus simple et performant. Le développement de l’extraction pétrolière et des réseaux de stations-service ont permis de donner accès à une énergie peu chère et abondante. Mais les conséquences de cette exploitation et de ces usages sont trop graves pour rester sur ce type de motorisation.
On a une transition à mener vers la voiture électrique. Entre 2019 et 2035, il faudrait passer de moins de 2 % de véhicules électriques actuellement à 100 %. C’est une transition extrêmement rapide en l’espace de 16 ans. Le problème est que moins de 5 % du parc est renouvelé chaque année.
Et que les ventes de véhicules électriques ne progressent pas suffisamment vite – 13 % seulement des voitures vendues en 2022 étaient électriques. Le passage à l’électrique n’est donc pas assez rapide pour atteindre nos objectifs climatiques. Il faudra d’autres mesures et plus de sobriété dans les déplacements pour réussir à les atteindre.
Au vu de son coût actuel, la voiture électrique est-elle une alternative socialement viable et écologiquement durable ?
L’Union européenne et les politiques publiques sont globalement très ambitieuses pour aller vers l’électrique. C’est un changement très fort, il faut le reconnaître. Mais c’est une vision technologique de la transition, de croissance verte appliquée aux transports où on continue d’avoir une mobilité dominée par la voiture, même si elle est un peu moins polluante. On parle de voiture « zéro émission », de « voiture propre », etc. : c’est très clairement du greenwashing.
Pourtant, l’électrique va être indispensable. C’est loin d’être la solution magique, mais elle aura moins d’impact sur la pollution de l’air, et sur le climat. Passer d’une voiture thermique à une voiture électrique divise par deux, voire par cinq les émissions de gaz à effet de serre.
Les principales contraintes sont liées à la batterie, en tout cas pour les métaux les plus critiques et les pollutions liées à leur extraction. La voiture thermique n’est pas non plus exempte de consommation de métaux, puisqu’elle en possède plus d’une tonne.
Il s’agit de passer à des véhicules plus sobres en ressources, dont des véhicules intermédiaires entre vélo et voiture : vélos à assistance électrique, vélos cargo, pliants, mini-voitures, vélos-voitures, speed-pedelecs [vélos électriques très puissants avec des pneus beaucoup plus épais que des vélos classiques, ndlr]... La seule électrification ne suffira pas d’un point de vue climatique, et encore moins si on regarde la mobilité durable. Les enjeux de consommation de ressources, d’espace, d’accidentalité ou d’inactivité physique ne seront pas résolus par l’électrique.
Comment éviter de recréer une forme de ségrégation sociale en matière de transport : SUV électrique, TGV et avions pour les uns, bus ou métros bondés, autocars ou trains anciens pour les autres ?
C’est en planifiant des politiques publiques autour d’une sobriété globale de la mobilité, en assumant de faire reposer les principaux efforts sur les personnes ou les entreprises qui ont les plus fortes émissions aujourd’hui. C’est à cette condition-là qu’on arrivera à limiter les inégalités de mobilité de manière générale : réussir à mettre en place un soutien ciblé vers des populations les plus vulnérables ; et voir comment limiter les comportements les plus polluants que l’on retrouve parmi les ménages les plus aisés en particulier avec le transport aérien.
Il s’agit de moins subventionner, les modes de transport les plus émetteurs qui profitent davantage aux catégories sociales les plus aisées, et investir davantage sur les mobilités du quotidien plus sobres. La marche, le vélo ou les transports en commun sont des mobilités moins consommatrices en termes de ressources, donc moins coûteuses pour l’environnement et financièrement pour les usagers.
Ces changements seront très peu acceptés si on ne demande pas au plus grand nombre de faire des efforts : c’est une question de justice sociale et de répartition de l’effort au sein de la population.
Comment imaginez-vous la France idéale en matière de transport, où l’accessibilité, la possibilité de se déplacer et de voyager confortablement, tout en évitant le niveau de pollution actuel, seraient garantis ?
Le premier levier de décarbonation, c’est de réduire les distances parcourues, et réduire ce qu’on appelle la demande de transports. C’est retrouver davantage de proximité dans les déplacements du quotidien. Cela s’organise par l’aménagement du territoire, mais aussi en faisant évoluer autant que possible les modes de vie, les modes de consommation vers davantage de proximité.
C’est réduire les trajets à très longue distance, notamment pour diminuer la part des trajets en avion qui sont parmi les plus polluants, et retrouver un tourisme plus local, à l’échelle nationale, ou dans les pays les plus proches avec un accès en train.
Propos recueillis par Maÿlis Dudouet
Photo de une : Le groupe d’activiste Dernière génération bloque des routes à Berlin le 18 mai 2023 pour protester contre le manque d’action politique contre la catastrophe climatique/CC BY-NC 2.0Stefan Müller via flickr.