Climat

« Promettre un avion vert est un pari hautement risqué : les technologies sont loin d’être au point »

Climat

par Rachel Knaebel

Le secteur aérien nous promet un « avion vert » et des carburants durables, mais dans des décennies. Pour Charlène Fleury, du réseau Rester sur Terre, ce sont de fausses solutions. Il faut plutôt réduire immédiatement le recours à l’avion.

 basta!  : Petits avions, carburants durables, avions à hydrogène… que vous inspirent les récentes annonces d’Emmanuel Macron et de l’industrie aéronautique qui promettent de rendre l’avion moins nocif pour le climat ?

Charlène Fleury : Ce sont des annonces trompeuses, car elles laissent croire que l’avion tel qu’on le connaît aujourd’hui pourrait être décarboné, alors qu’il n’en est rien. Ces annonces sont à très long terme, ce sont des promesses d’atteindre « zéro émission nette de CO2 » d’ici à 2050. Mais c’est pour nous faire oublier que l’objectif de moins 55 % d’émissions de gaz à effet de serre en 2030 [par rapport à 1990], décidé par l’Accord de Paris sur le climat, ne sera pas atteignable par l’aviation avec ces promesses.

Portrait de Charlène Fleury
Charlène Fleury est coordinatrice du réseau Rester sur terre, qui milite pour la réduction du trafic aérien et le développement de modes de déplacement plus soutenables.
©DR

On nous vend des solutions technologiques, mais la seule solution qui existerait aujourd’hui pour décarboner le secteur aérien, c’est la modération du trafic. C’est-à-dire faire décroître le trafic aérien. Cela, malheureusement, n’est pas envisagé ni par le secteur ni par les décideurs politiques, et pas du tout par Emmanuel Macron.

Le développement de l’avion à hydrogène semble par exemple possible , mais sera-t-il disponible suffisamment tôt pour réduire les émissions du secteur aérien dans les prochaines années ?

L’avion à hydrogène n’est pas du tout au point. C’est une technologie qu’Airbus tente de développer, et qui, selon Airbus, verrait le jour en 2035. Ensuite, il faudrait plus de 15 ans pour renouveler l’ensemble de la flotte de l’aviation. Donc, cela nous conduit à 2050, au plus rapide.

D’autre part, ce n’est pas une solution pour remplacer l’avion tel qu’on le connaît aujourd’hui. Car l’hydrogène est très compliqué à stocker et prend beaucoup plus de place que le kérosène. Donc, ces avions remplaceraient des vols courts ou des moyens courriers, mais pas des longs courriers.

Pour nous, c’est absurde de développer cette technologie qui, si elle va être utilisée, le sera justement sur des trajets qui sont faisables en train, pour lesquels l’alternative existe déjà. Boeing n’a d’ailleurs pas du tout emboîté le pas à Airbus sur l’avion à hydrogène.

La même chose vaut pour les carburants durables, produits à partir d’autres sources que le pétrole, comme les huiles et graisses hydrogénées : arriveront-ils à temps ?

Quand on parle d’ « avion vert », on évoque soit l’avion à hydrogène soit avec des carburants durables. On nous vend ces carburants durables depuis très longtemps. Ce sont des carburants qu’on peut déjà mettre dans le réservoir des avions, à hauteur de 50 % du réservoir pour remplacer le kérosène. C’est une technologie mature, mais les filières n’existent pas. Nous n’avons pas de filières qui permettent de produire suffisamment de carburant durable pour pouvoir remplir les réservoirs des avions.

L’aviation internationale nous assure qu’elle va incorporer énormément de carburant durable dans ses réservoirs. Or, à chaque fois, elle manque ses objectifs. Nous en sommes aujourd’hui à moins de 1 % de carburant durable, alors que le secteur nous promet 5 % à 10 % de carburant durable en 2030... et cela fait plus de dix ans qu’il nous le promet !

L’autre problème est que ces carburants ont des impacts sur la biodiversité. Leur principale ressource, c’est l’huile de palme. Fabriquer ces carburants entrent donc en concurrence directe avec des terres arables qu’on pourrait cultiver pour l’alimentation. En produire en masse pour l’aviation risque également de faire exploser les prix des agrocarburants alors qu’ils sont aussi demandés pour d’autres secteurs, comme l’automobile.

Il faut remettre l’aviation à sa place. Une minorité de personnes prend l’avion : 1 % de la population mondiale est responsable de 50 % des émissions de CO2 de l’aviation. 80 % de la population du monde n’a jamais pris l’avion. En France, seulement un quart de la population voyage en avion chaque année. Veut-on engager les agrocarburants au bénéfice d’un usage de transport minoritaire ou les produire en priorité pour des usages du quotidien, comme les transports en commun ou la voiture ?

Selon vous, la seule véritable solution pour réduire les émissions du secteur aérien, c’est de réduire le trafic immédiatement. À quelle échelle, et concrètement par quelles mesures ?

Ce n’est pas seulement nous qui disons cela. Un rapport de l’Ademe paru en septembre 2022 élaborait trois scénarios de décarbonation de l’aviation. Un scénario tout technologique était décrit comme hautement optimiste par l’Ademe. Un deuxième scénario s’appelait « modération de la demande ». Pour nous, ce serait le plus efficace, le plus sûr, et le plus rapide, car les autres technologies envisagées demeurent hautement improbables. Et c’est le plus rapide, car plus on réduit vite les émissions, plus on a de chance de respecter les objectifs.

Pour modérer le trafic, le scénario de l’Ademe mobilise plutôt des leviers politiques, qui consistent à plafonner le trafic aérien dans les aéroports ; à taxer le kérosène ; à créer une taxe sur les grands voyageurs et voyageurs fréquents à partir du deuxième voyage ; à taxer davantage le billet ; et à supprimer les vols courts facilement remplaçables par le train – les voyages que nous pouvons effectuer en quatre heures de train ou moins. Cette dernière mesure avait été demandée par la Convention citoyenne pour le climat, mais n’a malheureusement pas été respectée par le gouvernement dans son projet de loi climat.

Ne serait-ce pas au niveau européen qu’il serait le plus judicieux et efficace de prendre ces mesures ?

Ce serait génial que cela arrive au niveau européen. La France a été précurseur sur le sujet en interdisant les vols courts de moins de 2 heures 30, même s’il y a des grosses limites sur cette mesure, car le décret d’application a été largement façonné pour préserver certaines lignes. On peut donc encore faire un Lyon-Marseille en avion aujourd’hui alors que la durée du trajet est de 1h30 en train.

La mesure a été validée par l’Union européenne (UE). Cela crée donc un précédent et signifie qu’il est tout à fait possible d’appliquer ce type d’encadrement au sein de l’UE. Et une telle interdiction est tout à fait intéressante pour réduire les émissions de manière significative. Le problème est qu’en France, on a supprimé seulement trois lignes, plutôt opérées par Air France d’ailleurs. Cela reste donc du saupoudrage. De la proposition initiale de la Convention citoyenne, on a abouti à une mesure très anecdotique.

Où est en est-on sur la limitation, la régulation, ou l’interdiction des jets privés ?

Au printemps, des parlementaires EELV ont proposé dans leur niche parlementaire l’interdiction des vols en jet privés, en excluant évidemment les vols médicaux. Cela a été débattu à l’Assemblée nationale le 6 avril, mais a été rejeté par la majorité et toute la droite.

Lors d'une manifestation contre le secteur aérien, deux hommes portent une pancarte en forme d'avion sur laquelle est écrit "L'avion vert c'est celui qui ne vole pas".
Journée d’action contre le secteur aérien 13 mai 2023.

Ils n’ont pas non plus voté pour la deuxième proposition qui était d’étendre la loi sur l’interdiction des vols courts aux jets privés. Ce qui signifierait seulement que le droit commun s’applique aux jets privés. Actuellement, il n’y a aucun projet de loi en discussion au niveau du gouvernement pour réguler le trafic des jets privés. Le ministre des Transports Clément Beaune a simplement annoncé une taxation plus forte à partir de 2024. Mais les personnes qui peuvent se payer un vol en jet privé ne vont pas se restreindre parce que leur vol est taxé. Cela n’aura aucun effet.

À un moment, si on veut respecter les objectifs climatiques de la France et préserver une planète vivable, il va falloir interdire un certain nombre d’usages qui ont un impact disproportionné sur le climat. Par ailleurs, il existe des alternatives aux jets privés. Il y a des lignes commerciales en nombre suffisant.

Jugez-vous que le secteur aérien refuse de sérieusement réduire rapidement ses émissions ?

Ils sont dans un déni total. Aujourd’hui, le secteur continue à prévoir un doublement du trafic tous les 20 ans. Ils misent tout sur des technologies pour décarboner, mais plus tard. Y a-t-il eu un débat démocratique pour décider qu’on allait laisser l’aviation se laisser le temps pour décarboner ?

Par ailleurs, quand la situation économique va empirer pour l’aviation et l’aéronautique – parce que les entreprises du secteur n’auront pas fait le choix stratégique de la nécessaire reconversion –, ce sont les salariés qui vont se retrouver sur le carreau. On ment aux salariés sur leur avenir et on fait un pari hautement risqué et improbable sur les promesses de l’avion vert.

Êtes-vous en lien avec des syndicats du secteur ?

Nous discutons souvent avec des salariés du secteur qui sont sur des positions différentes des entreprises. Il y a le collectif « Pensons l’aéronautique pour demain », Pad ; le collectif Icare, qui réunit des ingénieurs du secteur aéronautique. Avec eux, on essaie de porter une autre voix. Nous discutons aussi souvent avec la CGT Aéro. Certains représentants syndicaux sont très préoccupés par la situation, mais il y a globalement une omerta au sein du secteur.

Pensez-vous que la société française n’a pas pris conscience de l’impact de l’aviation sur le climat ?

Cela a quand même bien progressé. L’impact de l’avion est connu et les gens questionnent leur recours à l’avion. En revanche, je pense que le greenwashing opéré par le secteur, et relayé par la voix de porte-parole comme Emmanuel Macron, a encore beaucoup de poids dans la société. Il y a ce double mouvement. La prise de conscience est là, la croyance qu’une solution va survenir et que la situation est sous contrôle est aussi présente, alors que ce n’est pas le cas.

Le mouvement Rester sur terre / Stay Grounded est européen. Y a-t-il des pays où le message est plus entendu que d’autres ?

Il y a une prise de conscience plus forte en Scandinavie. La vague Flygskam [« honte de prendre l’avion » en suédois], avec la médiatisation de Greta Thunberg, a eu un impact concret sur le trafic aérien en Suède. Celui-ci a baissé d’environ 5 %, alors que normalement le trafic aérien augmente de l’ordre de 3 % par an. Cela a conduit à la fermeture de certaines lignes et de certains aéroports.

Je formule le vœu que cela se produise dans d’autres pays. La France est, malgré le poids du secteur aéronautique, plutôt en pointe sur la remise en question de notre recours à l’avion. Pour autant, on cède encore beaucoup aux annonces du secteur et on ne met pas suffisamment d’alternatives sur la table.

Recueilli par Rachel Knaebel

Photo de une : Une centaine d’activistes climatiques ont perturbé le plus grand salon de vente de jets privés d’Europe, l’European Business Aviation Convention & Exhibition (EBACE), à Genève le 23 mai 2023, pour demander l’interdiction des jets privés/©Greenpeace via flickr.