La composition des intervenants sur des chaînes d’info comme BFM ou LCI, et dans les JT de TF1 et France 2, était très caricaturale au début du mouvement. Lorsque Élisabeth Borne présente le projet de réforme des retraites le 10 janvier, c’est une pluie de louanges des éditorialistes politiques et des experts libéraux invités en plateau. La réforme est « bonne », « nécessaire », « sociale », « redistributive », « équitable » avec de « vraies avancées »...
À ce moment-là, la parole des représentants des syndicats est très minoritaire, ensevelie sous les diagnostics d’experts, d’éditorialistes et de présentateurs. Ces derniers propagent l’idée qu’ « il n’y aura pas de mobilisation » et que « les gens sont résignés »… tout en alertant sur le risque d’un mouvement qui pourrait « bloquer le pays ».
Il y a un entre-soi sociologique des intervenants pour parler face caméra de réalités qu’ils ne connaissent pas. On n’entend pas les concernés, celles et ceux ayant les métiers pénibles, les femmes qui ont eu des interruptions de carrières, les ouvriers, les précaires. Le soir du 10 janvier, dans le JT de TF1, un micro-trottoir doit permettre d’évaluer le « sentiment des Français ». Sur 4 personnes interrogées, 4 personnes convaincues. 100 % des gens seraient donc favorables à la réforme des retraites !
La grande majorité du temps d’info sert à dénigrer le mouvement
Malgré le succès des mobilisations, les chaînes TV et rédactions sont marquées par une forte inertie. Au soir du 19 janvier, le JT de TF1 dédie au total 17 minutes à la mobilisation, mais seulement 3 aux manifestations. Tout le reste du temps est consacré aux désagréments, la « galère » des usagers des transports, des services publics, de l’école... Un récent reportage s’est encore terminé sur les paroles d’un passant pour lequel « c’est toujours pénible de prendre les usagers en otage ».
La grande majorité du temps d’info sert à dénigrer le mouvement. Pour évoquer les journées de mobilisation, on parle systématiquement de « mardi noir », de « jeudi noir », voire de « février noir ». Le contraste avec les images était saisissant le 31 janvier avec des gens très mobilisés contre la réforme, mais très enthousiastes aussi, sous un grand soleil... Les titres ne collaient pas du tout !
En outre, l’épouvantail des violences dans les cortèges est toujours agité. Vu le bon déroulement des manifestations, c’est un angle d’attaque moins utilisé, ce qui n’empêche pas d’insister sur le risque (et la rare survenue) de « tensions », de « heurts ». Il suffit qu’une poubelle brûle pour que les chaînes d’info diffusent son agonie pendant de longues minutes.
Le traitement a évolué à mesure que le rejet de la réforme a progressé
Selon les sondages, environ 70 % des Français s’opposent à la réforme : c’est la proportion inverse chez les experts des plateaux. Cependant, le traitement a évolué à mesure que le rejet de la réforme et le niveau de soutien à la mobilisation ont progressé. Dans les studios et dans les reportages, on a entendu davantage de paroles d’opposants, de travailleurs notamment, qui expliquent pourquoi ils ne veulent pas travailler plus longtemps et qui reviennent sur la pénibilité de leur métier. C’est moins caricatural qu’au début du mouvement social et par rapport à de précédentes mobilisations comme celle des cheminots en 2018 qui faisait l’unanimité contre elle à la télé.
Cette fois, les rédactions sont obligées de tenir compte du rejet massif de la réforme, sinon elles se couperaient de leur public. C’est plus nuancé, on sent d’ailleurs certains mal à l’aise, s’empêchant d’être trop caricaturaux, admettant que les adversaires de la réforme ont des raisons légitimes de s’exprimer.
D’habitude, par exemple, les chaînes opposent les manifestants, les grévistes aux « Français » comme si les premiers n’étaient pas de la même nationalité. Depuis le succès des manifestations du 19 janvier, elles parlent désormais des « Français » pour désigner des opposants à la réforme. « Les Français » rentrent dans le champ des contestataires. Reste le problème du dispositif des débats en plateau, où représentants syndicaux et responsables politiques de gauche, toujours en minorité, servent souvent de punching-ball aux « experts » éditorialistes et présentateurs favorables à la réforme.
Les éditorialistes, porte-voix du patronat et du gouvernement
Les éditorialistes et les experts restent pour la plupart les porte-voix du patronat et du gouvernement. À la veille de la grève du 7 février, deux économistes libéraux invités simultanément sur BFMTV ont martelé que la réforme était toujours nécessaire et indispensable. On reste dans les éléments de langage : « le gouvernement n’a pas le choix », « le président l’a promis », « notre système de retraites est en danger », « c’est une question de démographie ».
Quand Franck Riester reconnaît que « les femmes sont un peu pénalisées », les éditorialistes parlent de « bourde » alors que c’est un aveu. Quand les auditeurs ont la parole sur BFMTV pour soumettre leur cas, une journaliste du service social-économie rassure chacun : « la réforme l’a pris en compte », « vous partirez tôt à la retraite »...
Alors qu’une nouvelle séquence s’ouvre avec le débat parlementaire, les éléments de langage du gouvernement sont encore repris tels quels, le 7 février, par la journaliste Apolline de Malherbe face à la députée Sandrine Rousseau : « On avait promis du bordel (selon les mots du ministre de l’Intérieur), et ça a bordelisé ». Si ça se « bordélise », ce serait donc la faute à la gauche, à celles et ceux qui s’opposent à la réforme.
« Les chaînes d’info et les JT n’envisagent pas d’autres possibilités de financements »
Ce qui perdure également, ce sont les omissions et le manque d’explications qui présentent la réforme sous un jour favorable. La première semaine après l’annonce, les chaînes info et les JT ont répété que tout le monde aurait droit à une retraite minimale à 1200 euros sans préciser les conditions. Même chose sur les carrières longues avec des chaînes qui produisent des tableaux sur l’âge de départ sans mentionner les critères.
Ils n’envisagent pas non plus d’autres possibilités de financements. La taxation du capital est immédiatement évacuée. C’est flagrant dans le vocabulaire employé : on parle d’« impôt », de « charges supplémentaires », sans parler de cotisations. Les chaînes recourent également très fréquemment aux exemples d’autres pays : si tout le monde le fait, pourquoi pas les Français ?
Les reportages et les graphiques se sont multipliés pour nous comparer à des Allemands, des Espagnols ou à des Japonais qui travaillent parfois jusqu’à 80 ans, sur le refrain « on vit dans un pays merveilleux, ne nous plaignons pas par rapport à ce qui se passe ailleurs ». Sauf que les comparaisons sont biaisées, incomplètes. Elles sont établies sur l’âge légal de départ sans prendre en compte la durée de cotisation. Et ne précisent jamais que le taux de pauvreté des retraités est bien supérieur dans ces pays à ce qu’il est en France.
Recueillis par Sophie Chapelle