Méditerranée

L’Italie de Giorgia Meloni impose aux navires de sauvetage de s’éloigner des zones de naufrage des réfugiés

Méditerranée

par Guy Pichard

Lampedusa a décrété l’état d’urgence mercredi. Au large de l’Italie, les réfugiés vivent une tragédie quotidienne. Secouristes et gardes-côtes subissent aussi une pression énorme, face à un gouvernement d’extrême droite qui entrave les sauvetages.

Le 10 août dernier, un bâtiment des garde-côtes italiens (Guardia Costiera) était en train de recueillir des migrants naufragés en mer, au large de la Sicile, quand il a dû faire demi-tour. À son bord, un lieutenant des gardes-côtes venait de se suicider pendant l’opération. Le bâtiment militaire a alors regagné sa base, laissant l’Ocean Viking, le navire de sauvetage affrété par l’ONG française SOS Méditerranée, procéder au sauvetage, sous autorisation italienne. En 48 heures, une quinzaine d’embarcations ont été secourues, l’Ocean Viking embarquant 623 personnes à son bord.

Le travail de sauvetage en mer est « difficile et stressant. Il affecte quotidiennement les équipages des unités navales engagées dans les opérations de sauvetage des migrants en provenance des côtes du nord de l’Afrique », témoigne Luca Marco Comellini, secrétaire général du Sindacato dei Militari, un syndicat des forces armées transalpines, et lui-même ancien militaire. C’était le second suicide en deux mois d’un garde-côte italien, après celui d’un militaire sur l’île de Lampedusa en juin. Les gardes-côtes avaient auparavant été mis en cause pour ne pas avoir secouru assez rapidement une embarcation en détresse, le naufrage se soldant par 94 morts.

Une fois secouru, le navire en détresse est tagué par SOS Méditerranée pour signaler son sauvetage et son moteur est même parfois saboté !
©Guy Pichard

L’ensemble des acteurs qui interviennent sur les « zones de recherche et de secours » (SAR) en mer subissent une énorme pression. Militaires, policiers, pêcheurs, secouristes ou bénévoles d’ONG sont en première ligne de la tragédie qui s’y joue. Des milliers de migrants y disparaissent chaque année, dans l’ultime étape censée les amener en Europe. Au large des côtes libyennes, tunisiennes et italiennes, la Méditerranée est devenue la route migratoire la plus dangereuse au monde.

Plus de 2000 morts depuis le début de l’année

Au moins 2325 personnes ont disparu en tentant la traversée depuis début 2023. Depuis dix ans, près de 30 000 morts et disparitions ont été recensées.

« La Guardia Costiera ne dispose pas actuellement de ressources humaines et matérielles suffisantes pour mener à bien leurs missions de sauvetage », critique Luca Marco Comellini. « Cet acte (le suicide du garde-côte) ne sera pas entendu auprès des élites politiques et militaires, toujours trop occupées à redorer leurs images et leurs carrières », dénonce-t-il.

La situation pourrait s’empirer avec les entraves faites aux navires affrétés par les ONG. Ils ont déjà bien des difficultés à suppléer aux carences de l’Union européenne en matière de sauvetage en mer – à elle-seule, SOS Méditerranée est venue cette année en aide à 1779 personnes avec l’Ocean Viking.

L’arrivée au pouvoir de l’extrême droite et de la Première ministre Giorgia Meloni aggrave encore davantage la tragédie. Depuis début 2023, un nouveau décret cible les ONG humanitaires et leurs bateaux. Sous les allures d’un « code de conduite » destiné aux navires humanitaires, il vise à empêcher leur présence dans les zones de recherche et de secours, bien que celles-ci soient régies par une convention internationale.

Des dizaines de personnes sur une embarcation de fortune avec des gilets de sauvetage et un autre bateau qui leur vient en aide.
Le 24 août, 110 personnes se trouvaient à bord de cette seule embarcation en péril.
©Guy Pichard
Un enfant est aidé pour monter à bord d'un bateau de sauvetage. Il porte une casquette "Fila".
Lors des deux journées de sauvetage du 24 et 25 août, 143 mineurs ont été secourus, dont 53 non accompagnés.
©Guy Pichard

Le décret prévoit, entre autres, la fin des opérations de secours « simultanées ». Traduction : dès qu’une embarcation est secourue, un port de débarquement est attribué par les autorités italiennes au navire secouriste. Cette destination doit être ralliée sans délai pour débarquer les personnes, avec interdiction formelle de dévier de la route prévue. Ce qui empêche de fait de mener toute autre opération de sauvetage.

Décret contraire au droit international

Pour la seule journée du 25 août dernier, l’Ocean Viking a secouru trois embarcations en péril, dans les eaux internationales au large de la Libye, transportant 272 personnes à leur bord. Après le sauvetage, les autorités italiennes ont ordonné au navire de les emmener à Gênes, l’un des ports les plus éloignés du lieu de sauvetage, à près de quatre jours de navigation... Cette pratique des « ports éloignés » oblige les navires à débarquer les personnes secourues dans des ports situés jusqu’à 1600 km et cinq jours de navigation. Ce qui est contraire au droit international qui prévoit de les débarquer « dans les meilleurs délais raisonnablement possibles ».

L’objectif du gouvernement d’extrême droite est ainsi d’éloigner le navire des zones sensibles, et d’affaiblir les ONG financièrement en leur faisant consommer plus de ressources. « La loi Meloni nous interdit de ralentir ou de dévier de l’itinéraire pour aller aider quelqu’un sous peine de détention et d’amendes », explique à basta! Jérôme, le coordinateur adjoint de la recherche et du sauvetage sur le navire. « Seul un cas de détresse sous nos yeux nous permet de faire prévaloir les lois internationales », ajoute-t-il.

Un navire.
La journée du 25 août, les zodiacs de l’Ocean Viking ont déposé de nombreux réfugiés directement sur les navires des garde-côtes italiens.
©Guy Pichard

Ce 25 août, en prenant son cap vers Gênes, il est impossible pour le navire-ambulance d’ignorer les dizaines d’embarcations en péril à quelques miles de lui. Malgré tout, le droit de la mer et les conventions internationales – dont l’Italie est signataire – prévalent. Après de longues négociations avec Rome, 440 personnes supplémentaires sont alors secourues en coopération avec les gardes-côtes italiens, eux aussi dépassés par le nombre d’embarcations en péril.

Lors de ses derniers sauvetages, l’Ocean Viking a échappé à une immobilisation temporaire par les autorités. Son capitaine et son responsable des secours ont été auditionnés pendant onze heures. D’autres navires ont fait les frais des nouvelles règles italiennes. Fin août, trois navires de secours ont été retenus dans les ports italiens pendant 20 jours : l’Open Arms, le Sea-Eye 4 et l’Aurora.

A bord, le personnel de bord de SOS Méditerranée est assisté par une équipe de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR).
À bord, le personnel de bord de SOS Méditerranée est assisté par une équipe de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR).
©Guy Pichard

Un navire d’ONG immobilisé 20 jours

L’Aurora, qui appartient à l’ONG allemande Sea-Watch, avait été saisi pour avoir débarqué des personnes migrantes dans un port non choisi par les autorités italiennes. « Après avoir secouru 72 personnes en mer le 18 août, l’Aurora a eu pour consigne de déposer ses naufragés à Trapani, en Sicile », explique Oliver Kulikowski, porte-parole de Sea-Watch. De petite taille, le navire manquait de carburant, accusait une température à bord de 46 degrés et embarquait des personnes déshydratées, dont une personne inconsciente qui s’est vu refuser une évacuation par les secours italiens.

« Le port de Lampedusa était quatre fois plus proche que Trapani, situe Oliver Kulikowski, joint par téléphone. Les autorités italiennes savent parfaitement que l’Aurora n’est pas fait pour transporter des gens. Et le capitaine et l’équipage sont responsables de la sécurité des personnes à bord. » La conséquence immédiate pour avoir débarqué dans un autre port que celui désigné par les autorités : 20 jours d’immobilisation du navire et une amende entre 2500 et 10 000 euros pour l’ONG. Pire : « La menace est la même pour chaque ONG : si un bateau est détenu à deux reprises, la troisième, c’est la confiscation », dénonce Oliver Kulikowski.

Des personnes vue de dos arrivent dans un port. Au loin, on voit des banderoles "Welcome" et des camions de pompiers.
À Naples le 28 août, quelques militants ont pu déployer des messages de bienvenue à l’encontre des naufragés.
©Guy Pichard

« L’Italie nous met dans une position où il faut choisir de laisser les gens couler et se noyer ou se voir confisquer son bateau. Nos structures sont actuellement criminalisées », s’indigne le porte-parole. Les navires de sauvetage des ONG ont, au total, cumulé 140 jours d’immobilisation par le gouvernement d’extrême droite. Soit presque cinq mois pendant lesquels la pression s’est accrue sur les garde-côtes, privés de l’aide de ces navires. Combien de personnes auraient pu être sauvées s’ils avaient été en mer ?

Face à l’urgence et à l’immobilisation criminelle des navires de sauvetage, plus de 60 organisations (dont La Cimade et Médecins sans frontières) ont publié un communiqué commun le 28 août afin d’alerter sur la dérive du gouvernement italien.

« La solution ne viendra pas de nous, les ONG, mais devra être politique. Les sociétés civiles et les organisations humanitaires doivent pousser en ce sens, espère le porte-parole de Sea-Watch, Oliver Kulikowski. Si plus de 2000 personnes avec des passeports européens s’étaient noyées en Méditerranée depuis le début de l’année, ce serait une autre histoire. »

Cette semaine, l’île de Lampedusa a de nouveau vu arriver plusieurs milliers de réfugiés en deux jours. Les centres d’accueil de l’île sont saturés, avec 6000 personnes à héberger. Le maire de Lampedusa a décrété l’état d’urgence. En mer, pour les ONG, les gardes-côtes et celles et ceux qu’ils secourent, l’urgence est quotidienne.

Guy Pichard

Photo de une : Un zodiac de l’ONG française SOS Méditerranée dépose des réfugiés naufragés sur un bâtiment des garde-côtes italiens/©Guy Pichard