« J’ai vraiment le sentiment d’être en mission. C’est un peu militaire comme mot pour un refuznik, mais c’est ce que je ressens. » Itamar Greenberg a 19 ans. En mars, il est sorti de prison après 197 jours derrière les barreaux. Son crime : avoir refusé de faire son service militaire, obligatoire en Israël. Trois ans pour les hommes, deux pour les femmes. Tous et toutes deviennent ensuite réservistes. Selon l’armée israélienne, depuis le 7 octobre 2023, plus de 295 000 réservistes ont été mobilisés, pour une durée moyenne de 61 jours de service.
Itamar dit qu’il ne voulait pas « cautionner la colonisation de la Palestine et le génocide à Gaza ». Joint par téléphone, il raconte son enfance dans une famille ultraorthodoxe : « On avait des filtres religieux sur nos ordinateurs, même Wikipédia était censuré. » En contournant ces pare-feux, il découvre la Nakba, l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1948. « On m’avait appris que les Israéliens avaient toujours raison et que les Palestiniens étaient des menteurs. »

Itamar est l’un des quinze refuzniks photographiés par Martin Barzilai dans le livre Nous refusons. Dire non à l’armée en Israël, publié en avril par Libertalia en partenariat avec le média Orient XXI et Amnesty International. Chaque page combine un portrait et un témoignage à la première personne. « Je travaille sur le sujet depuis 2008, explique le photographe. Un premier tome, Refuzniks, est sorti en 2017. Ce second volume se concentre sur le choc du 7 octobre. »
Âgés de 18 à 63 ans, ces Israéliens et Israéliennes ont tous refusé de servir, à différentes époques. Un choix qui peut prendre plusieurs formes : convocation ignorée, démission en cours de service ou refus de rejoindre la réserve. Des refuzniks, « il y en a toujours eu depuis 1948, note Martin Barzilai. Mais ce sont quelques dizaines de personnes par an, pas plus. »
Leur point commun : rendre leur refus public, au risque de se retrouver ostracisé. « En Israël, tout le monde fait l’armée. Vous êtes immédiatement pointé du doigt », précise le photographe. « Des gens me traitent de traître, je reçois des milliers de messages de haine sur les réseaux sociaux », témoigne Itamar.

Même violence essuyée par autre témoin du livre, Yuval, 19 ans, photographié à l’été 2024. « Lors d’un événement au lycée, je suis monté sur scène pour dénoncer le génocide. On m’a frappé au visage. Aucun adulte n’est intervenu », a-t-il confié à Martin Barzilai. Depuis, Yuval à passé plusieurs mois en prison.
« L’armée israélienne, c’est l’armée des citoyens juifs, un élément fondateur de l’État, explique l’historien Thomas Vescovi auteur de plusieurs livres sur les gauches israéliennes et la Palestine. Dire non, c’est remettre en question les bases de la citoyenneté israélienne. »
Après le 7 octobre, « refuser, c’est trahir »
L’attaque menée par le Hamas et la prise d’otages du 7 octobre 2023 ont provoqué un choc sans précédent en Israël. Michael, 28 ans, était officier réserviste. Il a refusé de participer à l’attaque de Rafah en mai 2024. « Après le 7 octobre, l’ambiance dans le pays était à la vengeance », témoigne-t-il dans le livre.
Avec une armée essentiellement composée de conscrits, 400 000 réservistes pour 40 000 soldats professionnels, « la haine qui s’exprime dans l’opinion se retrouve forcément sur le terrain », constate Nimrod Flaschenberg. Il est le porte-parole de Mesarvot, une organisation qui soutient et met en réseau les refuzniks. Il observe une radicalisation depuis les attaques du 7 octobre. « La société israélienne s’est tellement polarisée... Maintenant, refuser l’armée, c’est trahir », résume-t-il.
Pour les refuzniks, la répression judiciaire s’est durcie. « Les peines de prison sont plus longues », note Martin Barzilai. Sofia Or en a fait l’expérience, à 19 ans. En 2024, après avoir refusé l’armée, elle a été incarcérée pendant plusieurs mois.
« Avant, les déserteurs écopaient rarement de plus de 30 jours », confie-t-elle dans le livre. Depuis le déclenchement de la guerre, elle a rencontré « des gens qui sont restés plus de six mois enfermés ». Pour Sofia, le 7 octobre prouve que « la violence n’engendre que la violence ». « Avant, je devais expliquer sans cesse les crimes de l’armée. Maintenant, les gens ne peuvent plus faire semblant », ajoute Itamar.
« Les Israéliens veulent de moins en moins aller à Gaza »
Cette timide prise de conscience se traduit peut-être dans l’augmentation des « refus gris ». Depuis début 2025, 20 % des 400 000 réservistes n’auraient pas répondu à leur convocation. Du jamais-vu en Israël. « On les appelle les refus gris, explique Martin Barzilai. Ils invoquent des raisons psychologiques ou religieuses pour se faire réformer, mais ils ne prennent pas la parole, contrairement aux refuzniks. » Pour Nimrod Flaschenberg, c’est le signe d’un malaise : « Les Israéliens veulent de moins en moins aller à Gaza. Faire son service militaire maintenant, c’est risquer sa vie ou commettre des atrocités. »

Fin juin, des soldats ont témoigné dans le quotidien israélien Haaretz de fusillades sur des civils gazaouis aux abords de centres de distribution de nourriture.
Derrière l’horreur, Itamar voit une lueur d’espoir : « Il y a un peu de changement. Je sens qu’il y a des premiers débats sur les crimes que nous commettons à Gaza. » Mais il reste lucide : « Ce sont encore de tout petits changements. On a besoin d’un très gros changement et je consacre ma vie à ce combat. »

Un engagement partagé par Noam, humoriste trentenaire de Tel-Aviv. Elle aussi a refusé de servir et témoigne dans le livre de Martin Barzilai. Elle y dénonce « ce système de merde » : « la merde c’est l’apartheid, la merde c’est l’éducation que nous recevons ! » Avant d’ajouter : « Il n’y a pas de possibilité d’une voix anti-guerre à l’intérieur d’Israël. Nous sommes réduits au silence et nous avons peur. » Martin Barzilai compare les refuzniks à « des gens qui clignotent, des lucioles dans le noir qui s’est emparé d’Israël ».
Ils sont peu nombreux, mais sont précieux. L’historien Thomas Vescovi insiste : « Ils offrent un des seuls regards décentrés sur la société israélienne. L’erreur serait de les isoler davantage. Il faut les faire exister. Ils nous rappellent qu’il y a encore des alliés de la paix, côté israélien. » Reste, pour les refuzniks, la question de l’exil face aux pressions et aux menaces « Tous y pensent quotidiennement », confie Martin Barzilai. « Certains partent pour protéger leurs proches ou leur santé mentale. »
Elisha a refusé de servir il y a dix ans, elle a quitté le pays en 2018. « J’étais enceinte et je ne voulais pas élever un enfant dans cet environnement », avait-elle expliqué au photographe. Et Itamar ? Le jeune homme soupire. « Des gens qui m’aiment me disent de fuir. Mais les Palestiniens eux ne peuvent pas partir. Je ne veux pas laisser cette terre aux fascistes. Si j’abandonne, qui se battra à ma place ? »