Assise devant sa bibliothèque qui déborde de recueils de poésie soufie et de livres persans, Yasmine Motarjemi se souvient de son enfance près des montagnes de Shiraz, au sud-ouest de l’Iran. De « Baba Kuhi » – « père des montagnes » en persan, un vieux derviche qui vivait dans une grotte. Petite, ses amis et elle riaient de l’homme et de ses vêtements râpés. « Il était seul et ne vivait de rien. Pourtant, il était serein. Et moi, je suis dans cette belle maison, j’ai une belle voiture, et je suis en souffrance. Je suis prête à tout donner pour retrouver cette sérénité et dire la vérité. » Cette soif de vérité a conduit Yasmine Motarjemi à mener un combat pendant plus de 20 ans contre une multinationale.

Arrivée en France à 18 ans, Yasmine Motarjemi n’a « pas oublié le défilé incessant des mamans iraniennes dans la clinique de ses parents médecins, impuissantes face aux diarrhées de leurs bébés ». Après des études de biologie et de chimie à Lyon, elle intègre, à 34 ans, le cabinet de toxicologie alimentaire de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avec la ferme intention de « changer les choses » : « La santé publique c’est là où l’humanité et les sciences se croisent. J’ai fait le serment de m’en occuper. »
C’était sans compter sur les avances du géant de l’alimentaire Nestlé, qui lui propose un poste à la direction de la sécurité alimentaire. En 2000, elle accepte le job. Sa mission est de s’assurer que la nourriture vendue ne met pas en danger les consommateurs. Une fierté pour elle, propulsée responsable de la sécurité d’un des leaders mondiaux de l’agroalimentaire, présent sur tous les continents. Mais rapidement, c’est la désillusion : « Je suis allée de choc en choc. J’étais venue à Nestlé pour prévenir les incidents, protéger les consommateurs et la réputation de l’entreprise. J’ai fini harcelée, et en procès contre mon employeur. »
Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire
En décembre 2002, la responsable a vent de plaintes de deux consommateurs parce que leurs bébés ont manqué de s’étouffer avec des biscuits. Un collègue expert du produit lui dit de ne pas s’alarmer. Mais après quelques recherches, la spécialiste en santé publique découvre qu’en un an à peine, quarante cas d’enfants ayant risqué l’étouffement ont été rapportés au service consommateur de Nestlé France. « Des bébés devenaient bleus, leurs parents se retrouvaient forcés d’enlever le biscuit du fond de leur gorge », précise-t-elle.
Yasmine Motarjemi découvre alors que le problème est connu depuis au moins quatre ans. Elle retrouve une note de 1998 du Centre de recherche interne de Nestlé. « Si nous voulons innover, il faudra probablement oublier l’aspect sécurité, ce qui n’est d’ailleurs pas plus mal. Si on veut vendre les biscuits, parler d’asphyxie à des mères n’est jamais très porteur », stipule le document (cité dans le livre de Yasmine Motarjemi, Ce que l’empire Nestlé vous cache, Robert Laffont, 2025). Mais Yasmine ne lâche rien sur le contrôle de l’hygiène, des procédés de fabrication, des normes.
Dans sa charte, Nestlé s’engage à œuvrer pour plus de transparence, de respect du consommateur et d’éthique. En réalité, « ces principes sont difficiles à tenir quand, de manière irrépressible, le profit appelle », se désole la lanceuse d’alerte. Elle se souvient de ses premiers pas au siège, en Suisse. Du silence pendant les réunions, de la morosité des pauses café, du premier cadeau de la secrétaire de son département : la célèbre statue des trois singes : « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire : le message était assez clair. » Pour Yasmine Motarjemi, la sécurité alimentaire implique avant tout une attention portée à l’humain. Elle ne perçoit pas le même souci chez ses supérieurs : « Nestlé voulait simplement éviter de salir sa réputation et de devoir retirer ses produits du marché. »
« Ils voulaient me détruire psychologiquement »
Petit à petit, ses collègues l’isolent parce qu’elle parle trop. « Vous blasphémez au centre de l’Église », lui lance un jour un supérieur quand elle dénonce l’incompétence de son chef. Elle ne peut plus participer aux réunions, son équipe est démantelée, son chef attribue ses dossiers à des subordonnées, les organigrammes sont édités sans sa photo. « Imaginez que le pilote d’un avion dise SOS et qu’au lieu de l’aider, on le harcèle, l’avion va vers sa chute », se désole-t-elle. L’entreprise décide même de mettre en place des malus pour les responsables dont les produits sont retirés du marché.
Pourquoi la multinationale a-t-elle tenu à la maintenir en poste ? « La seule explication que j’aie trouvée, c’est qu’ils voulaient me détruire psychologiquement, car j’avais des informations qu’ils avaient peur que je révèle », analyse la lanceuse d’alerte. Nestlé lui propose même un poste « placard », afin de la garder dans ses rangs. « Je n’ai jamais accepté, il fallait que je continue mon combat pour la santé publique. »

« J’ai pensé à mon père, qui osait demander au Shah d’Iran plus d’infirmières à l’hôpital », se souvient-elle. Après avoir finalement été licenciée de Nestlé en 2010, Yasmine Motarjemi porte plainte en 2011 en Suisse pour harcèlement moral contre l’entreprise. Elle traverse ensuite douze années de procédures judiciaires, au terme desquelles Nestlé est jugé en 2020 coupable de harcèlement moral par le tribunal cantonal vaudois. Le groupe a dû reverser à son ancienne employée dix ans de salaire et un franc suisse symbolique. En 2023, la multinationale renonce à faire appel du jugement.
Ce parcours est loin d’avoir été simple. « On ne choisit pas de devenir lanceuse d’alerte, c’est une nécessité », résume la scientifique. Rapidement, les frais d’avocats se sont accumulés. Elle a perdu des proches qui la pensaient fautive, et, surtout, elle s’est éloignée de son fils. « En plus de tout ça, j’avais toujours peur qu’il y ait une nouvelle catastrophe à Nestlé », souffle-t-elle. Seuls quelques lanceurs d’alerte la comprennent et la soutiennent alors.
Les scandales continuent
Elle a tenu grâce à la philosophie et la poésie. Dans la crise, Yasmine Motarjemi est revenue à ses origines « comme un enfant qui veut jouer dans les jupes de sa mère ». Elle les a trouvées dans les grands auteurs persans. « Leurs valeurs m’ont donné un autre souffle. Celui de me soulever pour ma dignité, de ne plus vivre sans révéler la vérité », explique-t-elle. Tout au long de la procédure judiciaire, elle a continué de combattre, d’alerter dans les médias, d’écrire des ouvrages sur la sécurité des aliments. « Ce combat était une façon de retrouver de la crédibilité et de sortir de ma dépression. »
Si sa colère contre le système Nestlé l’a poussée à lancer l’alerte, Yasmine insiste sur le fait que le dysfonctionnement ne vient pas uniquement de l’entreprise. « Le système d’alerte en France ne fonctionne pas, et les autorités françaises ne font pas leur travail », dénonce-t-elle. Elle voit la situation comme un alpage : elle est le chien de berger ; Nestlé, le loup ; les consommateurs, les moutons ; et l’État, le berger. « C’est à lui de protéger les consommateurs et de punir les multinationales. »
Après toutes ces années, le constat Yasmine Motarjemi est quelque peu défaitiste. Nestlé n’a pas été condamné à une peine lourde, si ce n’est à lui payer les dix années de salaire qu’elle a perdues. Et les scandales continuent : en 2024, une enquête du Monde et de Radio France révèle que 30 % des marques d’eau minérale commercialisées en France, toutes entreprises confondues, ont eu recours à des systèmes de purification interdits, pour masquer des contaminations de leurs forages (contaminations bactériennes ou aux polluants chimiques). Pour Nestlé, ce sont 100 % des marques qui sont concernées, précise cette enquête. « Il n’y a rien d’étonnant au scandale de Nestlé Waters, c’est la suite logique d’un système humain défaillant, sans éthique, incompétent et irresponsable, accuse Yasmine Motarjemi. Cette impunité qu’on accorde aux entreprises multinationales a des conséquences pour les consommateurs ».
En avril dernier, la lanceuse d’alerte a été auditionnée par une commission d’enquête du Sénat « sur les pratiques des industriels de l’eau en bouteille et les responsabilités des pouvoirs publics ». Mais c’est avant tout pour son fils et sa mère malade que Yasmine Motarjemi se bat aujourd’hui. Et elle observe, depuis l’Europe, son pays et sa région en flamme, dévastée par la guerre à Gaza et les raids que l’armée israélienne a menés il y a peu sur l’ Iran.