Le vendredi 4 mars, le site de la centrale nucléaire de Zaporijia, au sud de l’Ukraine, a été touché par des tirs russes. Avec ses six réacteurs, elle est la plus grande centrale nucléaire d’Europe. Zaporijia se situe sur les rives du fleuve Dniepr. La zone se trouve dans l’axe de progression des soldats russes avançant de Crimée vers le nord. C’est la première centrale nucléaire en activité à se trouver sur la route de l’offensive russe.
Dans la nuit du 3 au 4 mars, l’armée russe a cherché à s’emparer du site. Des incendies se sont déclarés sur deux bâtiments. Les images sont retransmises en direct sur la chaîne YouTube de la centrale. Des bâtiments sont endommagés, mais l’incendie est maîtrisé par les pompiers ukrainiens au petit matin et aucun réacteur n’est touché, annonce l’Inspection d’État de la réglementation nucléaire de l’Ukraine (SNRIU) (voir aussi le communiqué de l’Agence internationale de l’énergie atomique). Un seul réacteur est encore en fonctionnement, les autres sont soit en panne, soit en cours de refroidissement.
L’organisme ukrainien insiste sur la dangerosité de la situation : la sécurité de la centrale est suspendue à la possibilité de bien refroidir les réacteurs et à l’intégrité des lieux de stockage de déchets présents sur le site. « La perte de la possibilité de refroidir le combustible nucléaire entraînera des rejets radioactifs importants dans l’environnement. Par conséquent, un tel événement peut dépasser tous les accidents précédents survenus dans les centrales nucléaires, y compris l’accident de Tchernobyl et l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima », rappelle le SNRIU dans un communiqué. Pour l’instant, aucune hausse de radioactivité n’a été relevée par l’autorité. Le personnel de la centrale continue d’y travailler et d’en assurer la sécurité, malgré l’occupation russe du site, affirme-t-elle.
L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) s’était inquiétée, 48 heures plus tôt, de la sécurité de la centrale. « La mission permanente de la Fédération de Russie auprès des organisations internationales à Vienne a déclaré que le personnel de la centrale continuait de "s’employer à assurer la sûreté nucléaire et à surveiller le rayonnement en mode de fonctionnement normal". Les niveaux de rayonnement restent normaux, rassurait le directeur de l’AIEA. Le service national ukrainien d’inspection de la réglementation nucléaire a déclaré qu’il avait maintenu les communications avec les installations nucléaires du pays et que les centrales nucléaires continuaient de fonctionner normalement. » Comment assurer la sûreté d’une centrale nucléaire en zone de guerre ? Telle est la question inédite que pose le conflit déclenché le 24 février par Vladimir Poutine.
Les inquiétudes sur le sort des installations nucléaires ukrainiennes planent déjà depuis plusieurs jours. Le 24 février, l’armée russe s’était emparée de Tchernobyl et de sa « réserve radiologique », qui se trouve sur le trajet entre la Biélorussie et la capitale ukrainienne. Quelques heures plus tard, des capteurs autour de la centrale ont affiché un pic de radiation jusqu’à 40 fois supérieur à ceux enregistrés jusque-là. L’organisme de surveillance et de régulation du nucléaire ukrainien a alors partagé son inquiétude dans un communiqué, au lendemain matin de l’attaque. « Il est actuellement impossible d’établir les raisons de la modification du fond de rayonnement dans la zone d’exclusion en raison de l’occupation et des combats militaires sur ce territoire », notait l’Inspection nationale de réglementation nucléaire d’Ukraine (SNRIU).
Depuis les derniers relevés du 25 février matin, les capteurs n’enregistraient plus de nouvelles données. C’est seulement quelques jours plus tard que des relevés sont redevenus accessibles en ligne. Ils sont aussi revenus à des taux normaux. « Ce retour à la normale est une très bonne nouvelle, explique le directeur du laboratoire de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD). Mais il faut rester prudent : nous ne sommes pas sur place, donc nous ne pouvons pas nous assurer de la fiabilité des données. » La CRIIRAD avait été créée en France après la catastrophe de Tchernobyl, en 1986, pour faire la lumière sur la réalité des retombées radioactives.
De la poussière ou une fausse alerte
Une explication est donnée par les autorités de surveillance des risques nucléaires : ces pics de radiation seraient dus au déplacement de poussière dans la zone, soulevés par le passage d’engins militaires. Plusieurs données viennent appuyer cette théorie puisque tous les capteurs de la zone et des environs n’ont pas répercuté cette hausse de rayons gamma. Les augmentations localisées pourraient avoir été captées selon le sens du vent.
« Ce n’est qu’une hypothèse, rappelle Bruno Chareyron de la CRIIRAD. Il faut qu’on ait de vraies réponses sur pourquoi certains capteurs ont enregistré de tels niveaux d’augmentation. » Si ces niveaux anormalement hauts venaient à être confirmés, cela représenterait un danger pour toute personne dans le secteur : « Après 12 heures d’exposition, on dépasse la dose maximale annuelle admissible rien qu’à cause du rayonnement gamma ambiant … Sans ajouter les doses liées à l’inhalation », précise l’ingénieur.
Depuis le retour des données à la normale, une autre hypothèse est mise sur la table – celle d’un dysfonctionnement des capteurs. « Cela pourrait être dû, dans une zone de combats, à un choc subi par les capteurs, une projection de matière à côté de ces derniers, à des ondes électromagnétiques de systèmes de communication militaire qui faussent les mesures…, énumère Bruno Chareyron. Comme nous ne sommes pas sur place, on est obligés de rester prudents. »
« Le nucléaire n’est jamais un domaine où règne la transparence »
Les informations fiables et précises sont difficiles à établir dans un contexte de conflit, rappelle Charlotte Mijeon, du réseau Sortir du nucléaire : « Le nucléaire n’est jamais un domaine où règne la transparence, encore moins dans un moment de guerre. »
La crainte de l’éventualité d’un accident nucléaire ne concerne pas que Tchernobyl. Les quinze réacteurs nucléaires ukrainiens en activité peuvent présenter un risque plus grand. Réunis dans quatre centrales, ils fournissent près de la moitié de l’électricité du pays. Dans un communiqué du 1er mars, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) s’était déjà dit « vivement préoccupé par la situation en Ukraine, surtout en ce qui concerne la sûreté et la sécurité de ses centrales nucléaires ».
Un tir de missile, de roquette ou la chute d’un engin aérien pourraient faire courir des risques considérables. « Si les lignes THT [très haute tension] qui évacuent l’électricité de la centrale et l’alimentent venaient à être endommagées, cela pose un problème, s’alarme Charlotte Mijeon. Une centrale a besoin d’être alimentée en permanence, pour assurer entre autres le refroidissement. Si les personnes qui travaillent sur la centrale venaient à être entravées, cela représenterait aussi un risque. »
« La maintenance des installations nucléaires plus compliquée à assurer en temps de guerre »
En France, des procédures sont prévues pour protéger les centrales en cas de conflit militaire Si les lignes THT venaient à être coupées, des moteurs diésel pourraient alimenter les centrales en électricité, et assurer le refroidissement des réacteurs. Mais qu’en est-il si la guerre et les combats perdurent plusieurs semaines, voire plusieurs mois ? « On ne sait pas combien de temps ce conflit va durer, s’il va s’installer sur un temps long, rappelle Charlotte Mijeon, de Sortir du nucléaire. Sans même envisager le risque d’une attaque intentionnelle, la maintenance d’installations nucléaires peut être rendue plus compliquée à assurer en temps de guerre. Il y a aussi les sites de déchets radioactifs qui peuvent présenter un danger s’ils sont endommagés », alerte-t-elle aussi.
Les déchets nucléaires inquiètent aussi
Le dimanche 27 février, l’autorité de surveillance ukrainienne a informé l’AIEA (voir le communiqué de l’AIEA) que des missiles avaient atteint un site de stockage de déchets à Kiev. L’Agence internationale a précisé que le bâtiment n’avait pas été atteint et qu’ils n’ont pas eu d’informations de hausse de radioactivité à proximité. « Il faut tout faire pour que ces lieux de stockage ne soient pas touchés par des projectiles. Cela pourrait conduire à la dispersion de matières radioactives, ce qui aurait un impact important pour les gens qui vivent autour », rappelle le directeur du laboratoire de la CRIIRAD.
La centrale nucléaire de Zaporijia est la première dans la zone de combat. Deux autres sites, situés au nord-ouest de l’Ukraine, pourraient être concernés en cas de nouvelle attaque venue de Biélorussie. Si des centrales étaient atteintes, les conséquences s’étendraient bien au-delà des frontières ukrainiennes.
Emma Bougerol (avec Rachel Knaebel)
Photo de une : Les réacteurs 1 et 4 de la centrale de Tchernobyl. CC BY 2.0 Eamonn Butler