Libertés

La moitié des femmes états-uniennes pourraient être privées du droit à disposer de leur corps

Libertés

par Emma Bougerol

La décision de la Cour suprême aux Etats-Unis de revenir sur le droit à l’IVG pourrait à terme priver la moitié des femmes du droit à disposer de leur corps. Face à ce recul, qui en augure d’autres, l’entraide et la solidarité s’organisent.

« Nous ne retournerons pas à l’époque d’avant Roe. Nous allons dans un monde encore pire », avertit le magazine américain New Yorker, dans un article publié le 24 juin, jour de l’annulation de la protection constitutionnelle de l’avortement aux États-Unis. Après un demi-siècle d’application de ce droit, le jugement Roe contre Wade n’est plus. La décision de la Cour suprême a eu des conséquences immédiates dans de nombreux États : le jour même, plusieurs ont vu leurs cliniques fermer, et des milliers de femmes n’ont pas pu avorter, malgré leur rendez-vous.

En 1973, l’institution chargée de l’interprétation de la constitution américaine avait suspendu l’interdiction de l’avortement, en accord avec les valeurs de liberté et de respect de la vie privée déjà entérinées par le droit. La juridiction suprême a permis aux femmes et aux personnes en capacité d’avoir des enfants de choisir, où qu’elles soient dans le pays, d’interrompre leur grossesse si elles le souhaitaient. Près de 50 ans plus tard, la majorité des neuf juges de la Cour suprême sont conservateurs : deux ont été nommés respectivement sous les deux présidences Bush (père et fils), trois ont été choisis par Trump. Ils comptent bien remettre en cause les droits fondamentaux des droits des femmes et des minorités, mais aussi la lutte contre le réchauffement climatique.

D’autres droits fondamentaux en danger

En 2020, la très conservatrice Amy Coney Barrett est nommée par Donald Trump pour occuper le siège vacant suite à la mort de Ruth Bader Ginsburg, fervente défenseure des droits des femmes et de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). La Cour suprême bascule : cinq sur neuf sont désormais sur une même ligne d’interprétation de la constitution, « l’originalisme ». Cette vision consiste à lire et appliquer le texte fondateur tel qu’il a été supposément pensé et compris à l’époque… en 1787. C’est en arguant que les textes n’avaient pas été pensés pour l’IVG que la Cour a pu invalider l’arrêt Roe contre Wade.

Pourraient-ils s’attaquer aux autres arrêts historiques ? Certains, comme le juge Clarence Thomas, symbolisent cette ligne réactionnaire. Non seulement il se positionne contre l’avortement, mais aussi pour la révision des décisions dépénalisant l’homosexualité (Lawrence contre Texas, 2003), le mariage homosexuel (Obergefell contre Hodges, 2015) ou la contraception (Griswold contre Connecticut, 1965). Toutes ces jurisprudences se fondent sur la même interprétation des articles de la constitution, comme l’explique le Wall Street Journal dans une vidéo (en anglais). Le procureur général du Texas se prépare déjà à l’éventuelle interdiction les relations homosexuelles dans son État, en réactivant une loi contre la sodomie, le Sodomy Act, que l’arrêt de la Cour suprême avait invalidé.

99 ans de prison si un médecin pratique une IVG

Ce 24 juin au matin, jour de l’annonce de l’annulation de « Roe », plusieurs cliniques n’ont même pas ouvert leurs portes. Quelques États comme le Dakota du Nord, le Texas ou l’Oklahoma – surtout dans le sud-ouest des États-Unis – avaient anticipé la fin de la jurisprudence en préparant des « lois de déclenchement » (trigger laws), activées dès l’annulation de la décision. Les femmes qui souhaitent avorter, comme les médecins et personnels participant à l’intervention peuvent être très sévèrement sanctionnés. Au Texas, par exemple, un médecin peut désormais être condamné à une peine maximale de 99 ans de prison - pour ne pas dire perpétuité - s’il pratique une IVG. D’autres États n’avaient pas abrogé les anciennes lois contre l’avortement, simplement mises en sommeil à partir de 1973 et réactivées le 24 juin. Il reste difficile d’avoir le compte exact de ceux qui interdiront l’avortement. Les lois pourraient mettre plusieurs semaines, voire mois, à être passées. Certains « swing states », disputés entre républicains et démocrates, débattent encore de l’interdiction. C’est le cas en Floride, au Kansas, en Caroline du Nord ou en Virginie.

Selon les estimations, entre 21 et 26 États devraient, à terme, interdire l’avortement. Si on prend l’estimation la plus pessimiste, près de la moitié des femmes états-uniennes en âge de concevoir se retrouveraient sans possibilité d’IVG dans leur état. Pourtant, interdire l’avortement n’empêche pas les femmes d’y avoir recours. Dans le monde, 45 % des interruptions volontaires de grossesse sont « non-sécurisées » selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La pénalisation met néanmoins les femmes face à un grave danger, souligne l’institution : « L’avortement non sécurisé constitue l’une des principales causes – mais évitables – de décès maternels et de morbidité. »

Aux États-Unis, certaines femmes pourront se rendre dans un État voisin pour avorter, d’autres se retrouveront à plusieurs centaines de kilomètres de la clinique la plus proche, comme le montre le journal britannique The Guardian dans plusieurs infographies. Une personne souhaitant avorter en Louisiane devra ainsi parcourir plus de 800 kilomètres pour arriver à une clinique pratiquant l’IVG. L’organisation « National Network of Abortion Funds », qui aide financièrement les femmes les plus précaires qui souhaitent interrompre leur grossesse, a organisé une collecte de fonds pour continuer à accompagner les femmes, dont certaines devront financer un voyage lointain et onéreux.

Entraide et avortement illégal médicamenteux

Le Texas, particulièrement conservateur, est un bon exemple des conséquences de la pénalisation de l’avortement. Dès septembre 2021, il n’était déjà plus possible d’avorter après six semaines de grossesse. Le calcul se fait sur la dernière période de menstruations, et un cycle théorique de 28 jours. Il reste donc deux semaines aux femmes pour se rendre compte qu’elles sont enceintes, à partir des premières règles manquées. Cela revient, dans les faits, à une quasi-interdiction de l’IVG. Les femmes concernées partaient soit dans un autre État, soit avaient recours à une interruption de grossesse médicamenteuse. « Ces médicaments vont très certainement devenir le nouveau visage de l’avortement illégal aux États-Unis », avance la journaliste Margot Sanger-Katz au micro du podcast The Daily, du New York Times.

Déjà, des conseils circulent sur Internet – relayés par des figures démocrates comme l’élue Alexandria Ocasio-Cortez – pour trouver des pilules, réaliser un avortement médicamenteux en toute sécurité et protéger ses données personnelles pour ne pas risquer de poursuites pénales. L’Electric Frontier Fondation, ONG de protection des données personnelles, a par exemple mis en ligne des conseils de cyber-sécurité et confidentialité pour les Américaines dans la foulée de l’interdiction. Une autre organisation, Aid Access, créée en 2018 par une médecin néerlandaise, permet aux femmes partout dans le monde d’accéder à une IVG médicamenteuse après un rendez-vous en ligne avec des professionnels.

Les conseils circulent sur les réseaux, et les États respectueux des droits des femmes se préparent à accueillir celles qui ne peuvent avorter chez elles. L’Illinois, situé au milieu d’États conservateurs, recrute des médecins et du personnel de cliniques fermées chez les voisins. Le Connecticut protège de l’extradition – et donc de poursuites – les médecins ou toute personne ayant aidé à un avortement dans un état qui le pénalise.

Comme un effet domino, la pénalisation de l’IVG a eu des conséquences sur d’autres prestations médicales. Le prix des pilules du lendemain (qui bloque avec des hormones l’ovulation peu de temps après un rapport sexuel) a explosé. Des magasins les ont rationnées face à l’énorme hausse de la demande. Des urologues racontent au Washington Post leur agenda surchargé de rendez-vous pour des vasectomies, depuis la décision de la Cour suprême.

Certains groupes anti-avortement poussent les États « rouges » (conservateurs) à adopter des lois pour empêcher les femmes d’avorter dans un autre État qui l’autorise, ce qui signifierait contrôler leurs déplacements. En parallèle, des membres démocrates du parlement se battent pour passer des lois fédérales qui viendraient entériner le droit à l’avortement, mais aussi les droits des personnes LGBT+, le mariage homosexuel ou la contraception dans la loi – une manière de contourner les décisions de la Cour suprême. Un premier texte, le « Women’s Health Protection Act » (loi sur la protection de la santé des femmes), a été voté par la Chambre des représentants mais refusé par le Sénat. La bataille législative n’est pourtant pas finie pour les élus démocrates. Les élections de mi-mandat de novembre 2022 pourraient changer la donne – la totalité de la Chambre des représentants et 35 sièges sur 100 du Sénat seront renouvelés.

Et en Europe ?

Des députés français proposent d’inscrire le droit à l’avortement dans la constitution - une telle proposition est portée de longue date par la gauche et a finalement été reprise par la majorité macroniste après le 24 juin. Cette mesure viendrait garantir la non-remise en cause, dans le futur, de la loi Veil de 1975 et des multiples validations du Conseil constitutionnel. L’inscription de ce droit permettrait certes de le protéger un peu plus, mais laisserait tout de même la possibilité au Parlement de le limiter fortement - en baissant la durée légale, par exemple.

L’interdiction de l’avortement n’est pas qu’une réalité outre-Atlantique. Certains pays européens, comme la Pologne, Malte ou Chypre, ont des législations particulièrement contraignantes. Ils interdisent l’avortement sauf dans des cas particuliers (viol, mise en danger de la vie de la mère ou malformation du fœtus). Des associations allemandes aident les femmes, principalement polonaises, à venir avorter dans le pays. Ciocia Basia permet à des femmes d’avorter en toute sécurité à Berlin, avec une aide à la traduction et un hébergement gratuit si nécessaire.

L’association internationale Women Help Women fournit également ce type d’aide, en permettant à des femmes partout dans le monde d’avoir accès à des pilules abortives. Dans une interview pour Promosaik News, la directrice générale de l’ONG, Kinga Jelinska, affirme : « Lorsque les gouvernements violent nos droits, les femmes aident d’autres femmes à obtenir les services et les informations dont elles ont besoin. » Face aux atteintes aux droits des femmes, la sororité, elle, ne recule pas.

Emma Bougerol

Photo de une : Manifestation contre la restriction de l’avortement, le 21 mai 2019 dans le Minnesota CC BY 2.0 Fibonacci Blue via Flickr