Journaliste d’investigation indépendante, Inès Léraud a enquêté de longues années, en Bretagne, sur le scandale environnemental des algues vertes, et ses racines agro-industrielles. Sa bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite, a connu un grand succès de librairie, avec plus de 150 000 exemplaires vendus, et c’est désormais au cinéma qu’elle s’apprête à faire connaître ce travail, à travers un film dont elle est coscénariste, aux côtés de Pierre Jolivet, en salles le 12 juillet prochain.
Pourquoi faire des algues vertes un tel sujet d’investigation, depuis 2015 ?
Ce qui m’intéressait, au départ, c’était la question de la santé des agriculteurs et des ouvriers agricoles exposés aux pesticides. Cela vient d’un combat plus personnel qui m’anime depuis que ma mère est devenue « chimico-sensible » : contaminée aux métaux lourds, elle a développé une hypersensibilité aux produits chimiques multiples.
Elle ne peut plus, par exemple, utiliser de savon ou de liquide vaisselle parfumés, elle ne peut pas dormir dans des draps lavés avec des lessives, etc. Pendant dix ans, elle a souffert seule, sans être diagnostiquée, en étant souvent méprisée par la plupart des institutions médicales. J’ai découvert le manque de formation des médecins au sujet des maladies environnementales, et le rôle des lobbys pharmaceutiques.
C’est ce sentiment d’injustice qui m’a poussée à enquêter, et à comprendre au fur et à mesure comment la connaissance scientifique est influencée par tout un système agro-chimico-industriel, particulièrement proactif. En m’intéressant à la Bretagne, j’ai vite mis le doigt sur la problématique des algues vertes, qui m’est apparu comme une occasion idéale pour parler de ce système, et de notre déni collectif.
Les algues vertes sont un phénomène visible, qui peut être létal instantanément – là où les autres pollutions sont souvent invisibles et tuent plutôt de façon différée. De plus, c’est une chaîne de causalité qui est assez facile à démontrer, et étayée scientifiquement. Cela compte beaucoup dans ce genre d’histoires.
Comment définiriez-vous ce « système agro-industriel » ? Qui en sont les grands acteurs ?
C’est un tissu industriel, composé de grandes coopératives et de grandes entreprises de l’agroalimentaire, et de différentes instances chapeautées par l’État et par la FNSEA. Il faut comprendre le poids et les leviers d’action dont dispose le syndicat majoritaire agricole en France : la formation des jeunes agriculteurs, les financements agricoles par les banques et les assurances, l’attribution des terres par la SAFER, tout cela est cogéré par la FNSEA. Cela lui donne une assise énorme, les agriculteurs sont presque obligés de voter pour ce syndicat s’ils veulent avoir accès aux terres ou à des emprunts.
C’est plus qu’un syndicat ou une simple instance de lobbying, c’est un véritable partenaire de l’État, avec un vrai pouvoir décisionnaire – le documentaire FNSEA, enquête sur un empire agricole de Marianne Kerfriden a montré que la FNSEA participe directement à la nomination des ministres de l’Agriculture.
Il y a un vrai noyautage des instances publiques par l’agro-industrie, dont on trouve des relais à toutes les échelles de la démocratie locale dans les zones rurales, au sein des conseils municipaux, des communautés de commune, des syndicats des eaux… Beaucoup des instances décisionnaires locales qui concernent l’eau et l’environnement sont sous la tutelle de l’agro-industrie, en Bretagne. On peut voir des éleveurs porcins, qui ont détruit des rivières avec des déversements de lisier, se retrouver présidents d’une commission locale de l’eau !
Ces dernières années, dites-vous, « l’État a démultiplié les pouvoirs d’un complexe agro-industriel qui a construit sa puissance sur la violence ». C’est-à-dire ?
Outre ce pouvoir institutionnel déjà énorme, la FNSEA peut jouir, toujours grâce à l’État, de services de gendarmerie qui lui ont été alloués à travers la cellule Demeter. Désormais, elle peut formuler librement des vœux sur la liquidation des petits contre-pouvoirs qui lui font face. On le voit ces jours-ci avec la dissolution des Soulèvements de la Terre. Ce qui frappe, c’est l’appréciation à géométrie variable de la notion de violence : là où on l’instrumentalise pour discréditer les Soulèvements de la Terre, on la tolère complètement lorsqu’elle vient du côté de l’agro-industrie.
Au demeurant, la violence est bien plus importante lors des manifestations de la FNSEA, avec des bâtiments publics entièrement saccagés, des fonctionnaires molestés, etc. Cela avait été conceptualisé dès les années 1970 par Alexis Gourvennec, véritable « parrain », au sens mafieux du terme, du système agroalimentaire breton, qui déclarait texto : « 2 000 agriculteurs qui cassent tout, c’est plus payant que 10 000 manifestants qui défilent dans le calme. » C’est sur cette violence que se fonde le pouvoir de la FNSEA pour imposer sa vision industrielle, technologique et impérialiste de l’agriculture, au détriment des paysanneries du monde entier.
Avez-vous été vous-même victime de cette violence lors de vos enquêtes ?
Il y a eu des intimidations physiques lorsque j’allais sur certaines fermes, pour parler avec des agriculteurs. Des témoins ont reçu des menaces de mort, comme ma consœur Morgane Large, qui s’est fait déboulonner les roues de sa voiture dès lors qu’elle s’est mise à participer à l’enquête. J’ai subi des campagnes de discrédit sur les réseaux sociaux, par des sociétés au service de l’agro-industrie. Mon téléphone et mon ordinateur ont été mis sous surveillance. Sans compter, les procès en diffamation, bien sûr…
Quelle est la part de responsabilité des pouvoirs publics dans ce système ?
Le rôle de la préfecture m’a très vite interpellée, sur le terrain. Ce sont des éléments actifs de ce système. Je me suis rendu compte qu’ils participaient directement à construire l’omerta autour du sujet. En tant que journaliste, je recevais des fins de non-recevoir à toutes mes questions sur les algues vertes, avec cette formule qui m’a beaucoup marquée et qu’on rejoue dans le film : « Il n’y a rien à dire sur le rien. » Ils font sciemment de la rétention d’information quand ils ne mentent pas délibérément, ils sélectionnent leurs journalistes, n’hésitant pas à me menacer d’attaquer en diffamation. Pour une institution censée représenter l’État et l’intérêt général, c’est tout de même assez troublant.
On voit aussi leur empressement à accorder les autorisations de construction aux installations agricoles de type industriel, en dépit des avis défavorables des agences environnementales ou de commissaires-enquêteurs au regard de l’impact environnemental. On l’a notamment mis en évidence dans le cas des méga-exploitations porcines, dans le Finistère, avec le média d’investigation Splann ! Des mille vaches aux mégabassines, c’est la politique du fait accompli. La justice administrative peut bien être saisie, et la préfecture être déjugée quelques années plus tard, comme les recours ne sont pas suspensifs, l’industriel a tout le temps de construire l’installation.
Vous parlez de « déni collectif ». En l’occurrence, ne peut-on pas plutôt parler de véritable mensonge d’État ?
Si, bien sûr ! Il y a plusieurs exemples concrets : quand deux chiens meurent sur la plage d’Hillion en 2008, la préfecture des Côtes-d’Armor s’évertue à dire que cela ne peut pas être à cause des algues vertes, car elles ne dégagent pas des doses suffisantes d’hydrogène sulfuré (H2S) pour tuer un animal. Or, deux ans auparavant, cette même préfecture avait mandaté l’association Air Breizh pour mesurer le gaz qui se dégageait de ces amas d’algues vertes. Les résultats ont montré qu’il y avait deux fois les doses mortelles pour un être humain.
Plus tard, il y a cette étude qui qualifiait les vasières dans les Côtes-d’Armor de véritables « champs de mines » tant elles contenaient de grosses poches d’H2S, avec le risque de mourir sur le coup si elles étaient percées. Cette étude a été réalisée quelques années avant la mort du joggeur Jean-René Auffray, en 2016, exactement dans le cas de figure décrit.
Les autorités vont pourtant affirmer que cela n’a rien à voir avec les algues vertes, elles ne vont pas commanditer d’autopsie. Cette étude n’a d’ailleurs été rendue publique qu’après la mort du joggeur. Donc, oui, il n’est pas galvaudé de parler de « mensonge d’État ». C’est ce mensonge qui entraîne notre déni collectif.
Quid des agriculteurs : quel regard portez-vous sur eux ? Sont-ils victimes, ou coupables ?
Il serait temps de s’atteler à un grand travail d’analyse sociologique pour mieux définir cette catégorie socioprofessionnelle qui est tout sauf homogène. Elle est tiraillée par de très forts rapports de classe. Bernard Lambert a très bien raconté ça, dans Les paysans dans la lutte des classes, c’était en 1970. Depuis, c’est comme si on l’avait oublié !
Quand je suis arrivée en Bretagne, je manquais de sources scientifiques, il n’y a pas beaucoup d’études sociologiques ou anthropologiques sur le monde des agriculteurs intensifs : qui sont-ils et combien gagnent-ils ? D’où viennent exactement leurs revenus ? Quelle est la part tirée des subventions de la PAC et celle du capital accumulé ? Sans compter tout ce qu’ils peuvent défiscaliser sur le plan du matériel agricole.
La réalité de cette population est complètement occultée sous le discours général du « les agriculteurs ne gagnent pas beaucoup d’argent », ce qui est vrai pour une bonne partie importante d’entre eux ! De l’autre côté, de nombreux agriculteurs ont vu leurs revenus exploser ! Ceux qui cumulent les mandats de postes d’administrateurs au sein des banques et des coopératives agricoles, et bénéficient d’un certain nombre d’avantages du fait de ce statut. Dans le secteur porcin, beaucoup d’agriculteurs paient l’impôt sur la fortune immobilière !
Votre travail met aussi en évidence l’importance de la société civile dans ce combat, puisque vous avez pu bénéficier d’un soutien important tout au long de votre enquête.
C’est tout l’intérêt d’habiter sur place, on crée un réseau d’informateurs qui peut aussi devenir un réseau de soutien très efficace en cas de problèmes. Au début, j’ai compris pourquoi c’était si peu commun chez les journalistes nationaux – la plupart continuent d’habiter dans les grandes métropoles. Parce que le rapport au territoire change complètement : lorsqu’on se met à critiquer ce qu’il se passe dans son village, ou alentour, cela devient plus compliqué.
Il y a tout un travail à mener pour trouver sa juste place, afin de nouer de nouvelles alliances pour établir avec la population une critique des puissances dirigeantes. Et pour mieux faire fonctionner la démocratie, tout simplement ! Lors des procès en diffamation, j’ai aussi découvert le rôle important de Reporters sans frontières et d’associations de journalisme, qui peuvent attribuer un soutien juridique et psychologique précieux.
Et il faut souligner le rôle des médias indépendants, car ces sujets sont aussi difficiles à publier ailleurs. Pendant longtemps, j’ai eu du mal à trouver des rédactions que cela intéressait, on me répondait que ce n’était « pas d’actu », puisque « les derniers morts, c’était il y a cinq ans ».
Comme dit Daniel Mermet que l’on cite dans le film, « le journaliste national ne sait rien, mais peut tout dire. Le localier sait tout, mais ne peut rien dire » ! Travailler pour des médias indépendants et venir habiter sur son terrain d’enquête peut permettre de résoudre cette équation. C’est pour cela qu’on a créé Splann !, pour enquêter au long cours sur ces questions qui restent sous-traitées.
Pourquoi avoir fait le choix du grand écran, et du registre de la « fiction », pour continuer à porter ce sujet ?
On a reçu plusieurs propositions d’adaptation après la publication de la bande dessinée. Le cinéma me paraissait un bon moyen de continuer à populariser ce travail d’enquête. Le monde agricole reste largement sous-représenté au cinéma. Il y a donc un enjeu à pouvoir bien le raconter, dans sa complexité. On m’a beaucoup proposé de l’adapter sous forme de documentaire, mais il me semblait que seule la fiction pouvait être en capacité de reconstituer cette histoire stupéfiante. Pierre Jolivet, le réalisateur, était quant à lui très attaché à la véracité de tous les faits relatés.
Peut-on parler de « cinéma de non-fiction » comme il existe une littérature de non-fiction ? J’apprécie beaucoup le travail d’Emmanuel Carrère, dans ce registre, avec par exemple D’autres vies que la mienne. Il parvient à raconter une histoire uniquement à partir de faits réels, en nous faisant entrer dans la vie et dans l’intimité des personnes rencontrées.
C’est une forme de journalisme qui permet de transmettre des émotions profondes. Le cinéma permet aussi de produire ce partage d’émotions, cela crée de l’empathie et de la compassion. Je le vois avec les retours sur les avant-premières : les gens sortent très émus, cela leur donne, à eux aussi, envie d’entrer dans un mouvement de résistance !
C’est ce qui pourrait expliquer le succès de ces avant-premières qui font salle comble, partout où le film est projeté ?
On est agréablement surpris, avec Pierre. Il y a sûrement une forme de curiosité, générée au fil des ans par le retentissement que mon travail a eu, notamment en Bretagne. Rien que le tournage du film a fait beaucoup parler, puisqu’il a lui aussi été mouvementé et compliqué par de nombreuses entraves – beaucoup de collectivités nous ont interdit l’accès aux plages pour filmer, on a dû supprimer un personnage faute de pouvoir tourner dans une porcherie après que les coopératives ont interdit aux éleveurs d’ouvrir leurs portes [1].
Il y a aussi un contexte particulier de libération de la parole grâce à l’augmentation de la production d’analyse sur la réalité de ce système agro-industriel. Je pense par exemple au livre que Nicolas Legendre vient de publier, Silence dans les champs (lire notre entretien avec Nicolas Legendre). Serait-ce comme le retour de boomerang après ces années de silence et de tabou ? Le public semble en tout cas avide de connaissances, le sujet des algues vertes devient central, là même où il a si longtemps été marginalisé.
Enfin, je pense que l’accentuation de la répression n’est pas anodine. Ces dernières semaines, ma consœur Morgane Large s’est à nouveau fait déboulonner les roues de sa voiture, l’agriculteur Paul François a été violemment agressé chez lui… On a atteint un point paroxystique, que la mobilisation des Soulèvements de la Terre rend particulièrement visible à sa façon. J’étais à Sainte-Soline, le 25 mars, lors de la grande manifestation. J’ai pu voir la violence de la répression qui s’est abattue sur ces files de gens de tous les âges, qui marchaient en pleine campagne.
Huit ans après le début de cette enquête, avez-vous l’impression d’avoir fait bouger les lignes ?
Je pense que ce travail a eu un impact, oui. Cela a permis à un certain nombre d’habitants de prendre conscience de l’environnement mafieux dans lequel ils évoluent, et sur lequel ils n’avaient pas forcément mis de mots. Cela a décidé Rosy Auffray, la veuve du joggeur décédé, à porter plainte en engageant la responsabilité de l’État – une première (procès perdu en première instance, actuellement en appel, ndlr). Aujourd’hui, la bande dessinée continue d’être partagée dans les lycées agricoles, et le sujet des algues vertes s’est imposé lors des dernières élections régionales, obligeant chaque candidat à se positionner.
Après, sur le terrain, le volume d’algues vertes n’a pas diminué. Il serait de toute façon illusoire d’espérer observer un quelconque reflux, dans un temps si court. Les baies sont saturées de nitrates, on en a encore pour des décennies. Et les modes de production agricole ont-ils changé ? Non. On voit que le Conseil régional continue de subventionner massivement le secteur agro-industriel, mais refuse de projeter le film dans son hémicycle !.
Je continue de croire que les choses bougent, petit à petit. Tout récemment, j’ai été agréablement surprise de voir les scientifiques engagés dans le plan de lutte contre les algues vertes signer une tribune dans Le Monde pour dresser publiquement le « constat d’échec » des politiques publiques en la matière. Il y a quelques années, une telle sortie médiatique aurait été impensable. Tout ce qui contribue à casser l’omerta est bon à prendre, cela donne de l’énergie pour continuer !
Recueilli par Barnabé Binctin
Photo de une : CC BY-NC-ND 2.0 Frédéric Vissault via flcikr