Basta! : Le premier mythe que votre ouvrage Silence dans les champs entreprend de démonter est celui d’un modèle agricole pensé pour nourrir la France. Est-ce faux ?
Nicolas Legendre : Prétendre que l’on a fait cette révolution agricole et agro-industrielle pour nourrir la France, c’est au minimum inexact. Le productivisme agricole a été mis sur orbite en France à partir de la fin des années 1950. Or, le dernier ticket de rationnement, c’est 1949. Et on a déjà dans les années 1950 des crises de surproduction ponctuelles, dans le secteur laitier notamment. À cette époque, la France est donc déjà nourrie, sans être pour autant autosuffisante.
Il y avait d’autres raisons au lancement de cette révolution, à savoir la mise en place d’un nouveau système économique avec une multiplicité d’acteurs débordant d’énergie. Je pense notamment aux patrons bretons et à certains éleveurs, qui ne veulent pas nécessairement « nourrir le pays », mais plutôt s’extraire de leur situation et créer de l’activité pour amasser des richesses. Cela ne fait pas d’eux de grands méchants qu’il faut conspuer. Mais le dire permet de mieux comprendre ce qui s’est joué à cette époque-là.
À cela s’ajoute un très fort exode rural : toute une partie de la population française qui était jusqu’à présent autosuffisante, voire autarcique, se retrouve à devoir acheter sa nourriture, sans pouvoir la payer très cher. Car c’est également le début des trente glorieuses et il faut libérer du revenu pour pouvoir acquérir divers biens de consommation, des voitures par exemple.
Vous expliquez qu’il y a à ce moment-là en Bretagne « une sorte d’alignement des planètes économique, politique et syndicale ». Est-ce cette conjonction d’intérêts qui a permis que cette révolution agro-industrielle advienne ?
Tout à fait. Et cette conjonction d’intérêts est d’ailleurs stupéfiante. Beaucoup de gens aujourd’hui aimeraient un tel alignement de planètes sur la question écologique, pour qu’un basculement opère. Mais on n’en finit pas d’attendre…
Dans les années 1960, pour des raisons qui relèvent de l’alchimie géopolitique et historique, tout le monde se met au garde-à-vous : les opérateurs économiques, les institutions étatiques, les élus, les entités financières et bancaires ainsi que divers autres acteurs tels que l’enseignement agricole, les mouvements de jeunesse et le syndicat agricole.
Il y a quelques contestations en interne, mais une volonté majoritaire d’embrasser, tous ensemble, le productivisme. On se retrouve avec les idées, les structures, l’argent et les gens. Dans ces conditions, on peut partir à la guerre !
En Bretagne, « le productivisme est une religion dont on ne dit jamais le nom », écrivez-vous. L’agriculture industrielle devient la norme. À tel point qu’on la nomme aujourd’hui « agriculture conventionnelle ». C’est pourtant une révolution majeure, à tous niveaux : agronomique, sociologique et économique…
Personne n’a jamais dit à nos grands-parents en Bretagne « vous allez devenir des agriculteurs productivistes ». Le terme de progrès en revanche a été largement convoqué. C’est un terme qui n’engage à rien. Qui peut être contre le progrès ? Surtout qu’à cette époque, il n’est pas encore question de remettre en cause ce qui est délétère dans ce progrès.
La « révolution productiviste » des années 1960 est l’aboutissement autant que le début de quelque chose. Car les bases du productivisme sont posées en Bretagne dès le 19e siècle, via la diffusion d’un mode de pensée, mais aussi avec des choses plus concrètes comme l’arasement des landes ou la mise à l’index de tout ce qui relève des communs.
Mais ce qui se met en place n’est absolument pas conventionnel, au sens où cette agriculture pétrochimique, complètement mécanisée, avec toujours moins de main-d’œuvre ne relève pas et à bien des égards, elle, du bon sens paysan dont on parle souvent dans les campagnes.
On entend souvent que cette révolution agricole a permis de sortir les Bretons de la misère. A-t-on affaire là aussi à un mythe ?
Les choses sont plus complexes. Il y avait certes de la pauvreté en Bretagne dans les années 1960, mais il y avait aussi de l’autosuffisance. Les difficultés de la région étaient très conjoncturelles. Dans les années 1920, la main-d’œuvre masculine avait été décimée par la Première Guerre mondiale, et les prémices de l’exode rural faisaient qu’on avait moins de bras.
Le travail était alors hyper difficile, les enfants étaient mis à contribution, les femmes pilotaient le navire. Là-dessus survient la Seconde Guerre mondiale. A posteriori, on a dit qu’il régnait une misère noire en Bretagne à ce moment-là, comme si elle était essentielle et venait du fin fond de notre sol. Mais la Bretagne a aussi connu des épisodes de richesse. Et c’est un territoire très hétérogène, plein de microclimats et de microterroirs. On n’a pas partout un sol ingrat, avec un climat épouvantable…
Par ailleurs, affirmer que la révolution agro-industrielle des années 1960 a « sorti la Bretagne de la misère » revient à faire l’impasse sur plusieurs aspects historiques et économiques majeurs. C’est d’abord oublier que le fameux Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons (Célib), qui a été créé en 1950 par le journaliste résistant Joseph Martray et a grandement contribué à la « modernisation » de la péninsule, a obtenu dès 1956 la mise en place d’un plan d’aménagement, de modernisation et d’équipement de la Bretagne… plusieurs années avant que l’agro-industrie ne se développe à fond dans la région. C’est ensuite ignorer (volontairement ?) que d’autres secteurs (tourisme, technologies de l’information et de la communication, industrie automobile et militaire) ont été des piliers de l’économie bretonne contemporaine.Celle-ci, en somme, ne doit pas « tout » à l’agro-industrie.
Le développement de l’agriculture bretonne « est allé de pair avec la naissance d’une galaxie agro-industrielle devenue indissociable de l’économie régionale ». Tout cela ne génère-t-il pas quand même des emplois et beaucoup d’argent ?
Il est indéniable que ce modèle crée de l’activité économique. On a une région qui est faiblement industrialisée au sortir de la guerre et qui était de ce point de vue « en retard ». L’arrivée de l’agro-industrie, c’est finalement l’entrée de la Bretagne dans la modernité industrielle.
Les infrastructures se mettent en place, avec notamment l’aménagement de routes et de ports en eaux profondes qui permettent d’importer des engrais et du soja. Les hangars poussent, des camions commencent à sillonner la région. On se met à produire, vendre et transporter des choses dont on n’a pas nécessairement besoin, tout du moins pas dans de telles proportions (engrais et pesticides de synthèse par exemple), mais peu importe, semble-t-il : ce qui compte, c’est le flux.
Depuis le Brésil où pousse le soja jusqu’au fin fond de la campagne de Lamballe en passant par le port de Brest et les nombreux intermédiaires – banques, revendeurs, logisticiens, etc. –, la machine tourne... et de l’argent circule.
Quant à la main-d’œuvre, passe-t-elle des champs à l’usine ?
Beaucoup de Bretons vont effectivement aller travailler dans les usines agroalimentaires. Mais cette idée de transfert de main-d’œuvre est discutable. L’agriculture et l’agro-industrie représentent aujourd’hui 300 000 emplois directs et indirects en Bretagne, soit environ 20% des actifs de la région. C’est beaucoup, mais en 1970 on a 370 000 actifs agricoles en Bretagne.
Parmi eux, beaucoup sont autarciques et ont des petites fermes avec quelques vaches et un grand potager. Certains souhaitent bien sûr s’extraire de leur réalité, et s’acheter des TV et des cuisines équipées. Mais l’impact économique, s’il est indubitable, mérite d’être questionné dans son efficacité, d’autant qu’il n’est pas durable.
Parmi les promesses brandies par cette révolution : celle de l’économie d’échelle, présentée comme une recette miracle…
Cette logique de l’économie d’échelle, c’est un pilier de la révolution agricole en Bretagne. On explique aux paysans qu’en agrandissant leur ferme, en se mécanisant davantage et en ayant recours à plus d’engrais et de pesticides de synthèse, ils auront besoin de moins de main-d’œuvre et une meilleure qualité de vie. Leur rémunération augmentera parce que la technique va leur permettre de résoudre un certain nombre de problématiques sur leur ferme. Bref : ils vont travailler moins et mieux. Comment ne pas succomber à cette promesse ?
Mais cette logique peut fonctionner dans l’industrie et la production de biens manufacturés en flux tendu, quand il n’y a pas trop d’aléas. Dans une ferme, c’est différent. On doit faire face aux multiples aléas qu’implique le fait de travailler avec du vivant : une récolte dézinguée à cause la grêle ou d’une gelée, une maladie dans le troupeau, un rendement moindre à cause du manque de pluie…
Autre élément important : la mécanisation, la robotisation et la diminution de la main-d’œuvre agricole ne sont pas intervenues à tailles de fermes égales. Elles sont allées de pair avec l’agrandissement perpétuel des surfaces exploitées. Le paysan lambda bénéficie certes en théorie d’une technologie plus « performante », censée faciliter son travail… mais il a beaucoup plus d’hectares, ou d’animaux, sous sa responsabilité. Et certaines parcelles se trouvent désormais très loin de la ferme, ce qui implique des temps de trajet importants (à la vitesse d’un tracteur...) et des surcoûts de carburant. Tout cela annule en partie les gains liés aux économies d’échelle.
On se retrouve parfois dans l’impasse, car on a voulu appliquer des recettes industrielles à une chose qui ne l’est pas. On a voulu faire entrer de gros triangles dans des petits ronds. Ça a fonctionné pour certains, ceux qui étaient les mieux armés techniquement, avec un bon capital et les meilleures terres.
Les économies d’échelles sont a priori plus évidentes en élevage hors-sol « intégré », pour les éleveurs qui ne produisent pas l’alimentation de leurs animaux, mais l’achètent à des fournisseurs. Eux subissent moins les aléas qui peuvent impacter leurs récoltes. Mais ils sont par ailleurs soumis à l’évolution du prix des matières premières, aux fluctuations du marché ainsi qu’aux épizooties, comme la grippe aviaire, la peste porcine, etc.
On peut aussi évoquer les problèmes fondamentaux posés par le « hors-sol »....
Effectivement. L’agriculture et l’élevage, qui dépendent intrinsèquement, quelle que soit la façon dont ils sont menés, de ressources et de paramètres liés à la terre, peuvent-ils durablement être pensés « hors-sol » ? Beaucoup d’élevages de porcs bretons utilisent du soja comme complément protéiné incorporé dans la ration des animaux.
Ce recours à de l’alimentation importée est encore plus important en élevage laitier, où les vaches sont de plus en plus souvent confinées dans des bâtiments (du fait de la robotisation des fermes). Or, il faut bien le produire quelque part, dans un « sol », ce soja ! En l’occurrence, il provient majoritairement d’Amérique, notamment du Brésil, où sa culture a des conséquences environnementales et sanitaires terribles, du fait du défrichage de l’Amazonie et de l’usage massif des pesticides.
L’un des éleveurs que j’ai rencontrés au fil de mon enquête, ex-champion de l’élevage porcin et aujourd’hui passé à autre chose, m’a dit « on rêvait avec cette histoire de hors-sol ». Les plus lucides à partir des années 2010 ont vu et ont commencé à dire ce qu’on dit avant eux les écologistes il y a trente ans.
« La Bretagne est un cas d’école, où l’on peut observer la façon dont le tsunami agro-industriel transforme les lieux et les âmes, comment il bouleverse les paysages physiques et mentaux » , écrivez-vous. Quels sont ces bouleversements ?
Les gens sentent au fond d’eux qu’il s’est passé quelque chose d’extrêmement violent avec cette révolution agricole. Ce qui incarne ça le plus clairement à leurs yeux, c’est le remembrement, car ils sont en mesure de le voir : c’est le vieux châtaignier magnifique qu’on a foutu en l’air sans qu’ils comprennent pourquoi ou une allée de chênes qui bordaient le chemin creux de leur enfance qui a disparu en quelques jours.
Les anciens sont souvent très émus quand ils parlent de cela. Ils ressentent et arrivent à formaliser ce changement brutal. Mais à l’époque, personne ne leur a dit clairement que leurs repères mentaux et physiques allaient être totalement bouleversés. Et surtout, personne ne leur a dit à quoi cela allait ressembler après. Personne ne leur a présenté des vues d’artistes en leur disant « ta campagne aujourd’hui, elle est comme ça, demain, elle sera comme ça ».
Tout cela s’est fait dans un grand silence. Le silence dans les champs, il commence là. Dans le même temps, les paysages mentaux sont bouleversés : il y a moins d’entraide, la concurrence est exacerbée pour le foncier, car dans ce modèle des paysans doivent disparaître. Il y a aussi de la concurrence côté production avec des classements qui sont faits dans les laiteries.
À cela s’ajoutent des choses plus impalpables : la langue qui disparaît et qui disait beaucoup de choses sur la lande, le climat, le petit oiseau, les plantes. C’est toute une poésie qui s’en va et qui permettait de dire le quotidien. Toutes ces mutations ont affecté les liens sociaux, le rapport à la terre et au temps, les solidarités, les corps humains.
Vous ajoutez que le continuum terre-mer, caractéristique majeure des sociétés bretonnes, s’est brisé…
Cette imbrication de la terre et des mers existe depuis très longtemps en Bretagne, où il y avait beaucoup d’agriculteurs-pêcheurs. Tous nos cours d’eau, à l’exception de la Loire, naissent et meurent en Bretagne et ils finissent dans la mer. On a donc une entité géologique et géographique. Tous les espaces sont très interdépendants. Mais le complexe agro-industriel rompt cet équilibre parce que l’intensification à outrance dans les terres va avoir un impact majeur sur les côtes : ce sont les algues vertes bien sûr, mais aussi l’érosion, l’eutrophisation, l’envasement des estuaires. Tout cela fait que certaines activités touristiques et de pêche ne sont plus possibles.
La Bretagne, sans le dire, a noué un pacte un peu faustien avec cette activité agricole, qui pourrait se résumer ainsi : « on va prendre cher, mais c’est pour notre bien ». Tout cela avec beaucoup de dénis, encore aujourd’hui. Cela peut expliquer pourquoi on a des acteurs et élus locaux ou d’autres qui sont gravement impactés, mais qui se taisent. Ou s’ils s’expriment, c’est doucement. C’est plus compliqué pour les élus locaux : ils ont un pied dans le tourisme et un autre dans l’agro-industrie. Et puis l’agriculteur, c’est le frère, c’est le voisin, c’est le cousin …
L’un de vos témoins raconte que « dans les années 2000, on a basculé. On a surexposé les agriculteurs au marché » . Un autre évoque les nouveaux pesticides utilisés à partir de 2016 pour les cultures intensives de patates. Le productivisme continue-t-il donc à s’intensifier, en dépit des nombreuses alertes environnementales et économiques ?
Hélas, oui. On a fait des ajustements avec, par exemple, l’installation de traitement des lisiers, qui a permis de passer de 50 à 25 mg de nitrates par litre en moyenne dans les masses d’eau bretonnes (sachant qu’on était à moins de 10 mg par litre en moyenne avant l’avènement de l’agro-industrie productiviste), mais on n’a pas repensé les fondamentaux de ce système. On a serré des boulons sur une fusée qui continue de cramer du kérosène. On va dans le mur encore plus vite.
L’hémorragie parmi les paysans, elle continue : 25 % de fermes perdues entre 2010 et 2020 en Bretagne, soit un quart. C’est énorme ! On a des pesticides qui sont globalement plus puissants, et qu’on utilise toujours massivement. Du côté des engrais, il n’y a pas non plus d’évolution majeure ; depuis les années 1990, on a diminué les phosphates et la potasse, mais la consommation d’azote, qui reste le nerf de la guerre, ne cesse d’augmenter en France depuis cette même période.
Et puis, il suffit d’aller sur le terrain pour voir que l’agrandissement se poursuit, et qu’il va de de pair avec une mécanisation et une robotisation toujours plus importante. Le représentant d’une instance agricole me disait l’autre jour : c’est la folie, ils ont tous investi dans des robots de traite, ils sont obligés de produire et la banque leur dit qu’il leur faut plus de terre. Résultat : ils se battent pour cinq hectares. Ils se menacent, ils se mettent la pression. L’ambiance est vraiment détestable, la fuite en avant continue.
« On paye cher nous, les paysans bretons, pour que les autres deviennent riches », constate l’un des agriculteurs que vous avez rencontrés. Il parle « d’agricide ». Quel a été le rôle de la FNSEA dans cela ?
Dans le monde agricole français, en Bretagne comme ailleurs, la FNSEA est hégémonique. Elle a longtemps été l’unique interlocutrice de l’État et son leitmotiv c’est de dire : « L’agriculture, les paysans, le monde rural, c’est nous ».
La FNSEA a joué un rôle majeur pour encadrer le monde paysan, mais aussi parfois le mystifier. Elle fait croire que les paysans sont tous ensemble alors que certains bénéficient beaucoup plus du système que d’autres. Je pense qu’un certain nombre de paysans ont été manipulés.
À partir du moment où le syndicat prône depuis très longtemps la diminution du nombre de paysans, il prône finalement la disparition de ses propres troupes. Il faut donc s’interroger sur le fonctionnement et les objectifs de ce syndicat. Qui et quoi représente-t-il ? Pourquoi est-ce qu’il est dominant ? Parce qu’à mon sens, les règles sont faussées, il représente des intérêts particuliers et pas les intérêts de tous ses membres.
Vous décrivez dans votre ouvrage quelques exemples de grosses fortunes amassées dans le secteur. Il est vrai que cela tranche cruellement avec les situations de misère dans lesquelles se débattent un certain nombre de paysans et de salariés du secteur agroalimentaire…
Ce système bénéficie beaucoup plus à certains qu’à d’autres. On assiste à la mise en place d’une nouvelle aristocratie composée de très gros paysans, éleveurs de porcs notamment, et de capitaines d’industrie. Il y a vraiment des gens qui font fortune en Bretagne et c’est déstabilisant parce que cela ne se voit pas.
Ce n’est pas bling-bling. Ils n’ont pas d’endroit typique où se retrouver et ils ne roulent pas en voiture italienne. Mais ils ont beaucoup investi dans l’immobilier et certains sont devenus rentiers. On a une région à deux vitesses avec les bénéficiaires du système d’un côté et les paysans qui s’épuisent et gagnent peu de l’autre.
Vous avez récolté un certain nombre de témoignages qui tendent à montrer que l’agro-industrie bretonne « doit sa puissance et sa pérennité dans des proportions difficiles à définir à l’usage de diverses formes de violences ». C’est-à-dire ?
On peut citer, à ce sujet, l’exemple de Pierre Chapalin, paysan du Léon (dans le nord du Finistère, ndlr) dans les années 1960. Il est maire centre-droit de sa commune, catholique, éleveur de porcs. Il n’est pas sur la même ligne que les mâles dominants du secteur. Et un beau jour, le sort lui tombe sur la tête : il a une maladie dans son élevage. Il est obligé d’abattre toutes ses bêtes. Il traînera ça toute sa vie et vivra ensuite modestement.
Or, il se souvient que peu de temps avant que ses bêtes ne tombent malades, lui et sa femme avaient surpris quelqu’un dans leur élevage. Il soupçonne très fortement qu’on lui a empoisonné ses bêtes, mais sans jamais pouvoir le prouver. En plus, peu de temps après, un collègue passe le voir pour lui dire qu’il n’aura jamais aucun sou de la banque. Et c’est vrai qu’il n’obtiendra plus jamais de prêt pour l’aider à sortir de l’ornière. C’est un bon exemple de torpillage de quelqu’un qui ne respecte pas « la ligne ». Et des exemples comme ça, il y en a un certain nombre en Bretagne.
On apprend dans votre livre que l’État s’est montré tantôt conciliant, tantôt faible, parfois lâche vis-à-vis de cet ordre établi. L’a-t-il même renforcé ?
À partir des années 1960, la cogestion des questions agricoles se met en place entre l’État et FNSEA, dans une sorte de binôme exclusif. En Bretagne, il y a des collusions entre les maires, l’agro-industrie et les partis politiques, en particulier avec le RPR qui a longtemps dirigé la région. Mais quand le PS arrive au pouvoir, au début des années 1980, cela ne change pas grand-chose.
Personne n’a vraiment envie de changer le système, car il faut un courage monstrueux. Mais en même temps, il faut procéder à certains ajustements parce qu’il y a trop de nitrates, trop d’odeurs, trop de pesticides, trop de tout. À partir des années 1980, l’État entre dans un mode de fonctionnement illisible pour un certain nombre d’agriculteurs. D’un côté, il impose des ajustements, mais de l’autre, il n’est pas question d’abandonner la course mondiale.
Les paysans se retrouvent avec des normes qui changent tout le temps et qui exigent des investissements lourds, des contrôles et une lourdeur administrative toute française, mais en même temps on leur dit qu’il faut toujours produire et on les incite financièrement à le faire. Les fonctionnaires décrivent eux aussi ces injonctions contradictoires, et le manque chronique de moyens dédiés au contrôle des installations agro-industrielles. Il y a une vraie différence entre les paroles et les actes. Et une absence totale de direction.
Ce système reste néanmoins très robuste…
Oui, car il y a la peur. La peur de la jacquerie, qui est très forte. Et on peut comprendre quand on regarde toutes les violences qui ont été commises par des agriculteurs : attaques de policiers, assaut d’une prison, séquestration de gendarmes, attaque de préfecture, sans parler des remorques de lisier épandues sur la voie publique et des visites de bureaux d’élus. Un militant écolo ferait aujourd’hui le dixième de ce qui a été fait par les agriculteurs bretons, on en parlerait pendant une semaine sur les chaînes d’info continue et le ministre de l’Intérieur débarquerait avec des dizaines de camions de CRS.
L’apogée, ça a été les Bonnets rouges dans les années 2010, avec les portiques écotaxe qui ont été brûlés. Après cela, le « système » a changé de tactique, avec une logique de lobbying très fine via l’association Agriculteurs de Bretagne notamment. Ils ont remplacé la guerre avec les tracteurs par les jeux d’influence, et c’est au moins aussi efficace.
Mais la peur de la jacquerie demeure dans la tête des élus. Marylise Lebranchu [1] m’a confié au cours de l’enquête qu’elle n’avait pas voulu être ministre de l’Agriculture parce qu’elle avait peur que sa maison soit entourée de lisier et de patates. Tout le monde est un peu paralysé, et aucun politique, quel que soit son parti, n’a osé toucher à quoi que ce soit, malgré les critiques et les alertes. Le système tient bon.
Depuis les années 2000, on assiste néanmoins à une évolution du discours, concernant l’agriculture biologique notamment. Après avoir été ignorées, voire moquées, on entend que les démarches alternatives doivent avoir leur place, que tous les modèles pourraient cohabiter…
On peut dire que cet argument selon lequel tous les modèles peuvent cohabiter, c’est un coup de maître. Même si je pense que leur plus belle réussite, côté communication, c’est cette trouvaille de la « souveraineté alimentaire », qui apparaît au moment de la guerre en Ukraine et qui permet de continuer à ne rien changer.
Avant les années 2000, les bios étaient conspués ou ignorés. Mais finalement, les capitaines de l’agro-industrie se rendent compte que le bio, ça marche, qu’il y a une vraie pertinence agronomique et que cela répond à un certain nombre de problèmes environnementaux. On entend de nouveaux discours. Une nouvelle mythologie se met en place, brillante : le bio est une niche importante.
Mais cela doit rester une niche bien sûr. Cela convient très bien au système que le bio reste à 10 %. Cela permet à la grande distribution de faire des marges, à la FNSEA de donner des gages aux écolos sans changer grand-chose, et aux industriels de continuer à vendre des pesticides.
Tout roule, mais les perdants du système ont décidé de parler, c’est assez nouveau. Cela pourrait-il augurer d’un changement plus important ?
Longtemps, seuls les opposants farouches à l’agriculture productiviste ont formulé une critique globale du système. Aujourd’hui, des agriculteurs qui ont participé à sa mise en place osent formuler ces mêmes critiques. C’est très nouveau.
Mais comme nous l’avons dit, c’est compliqué pour les décideurs d’amorcer un changement. En même temps, en dehors par exemple d’un État de l’Inde qui s’est lancé dans une vaste refonte de son système agricole, très peu de grands dirigeants mondiaux n’ont osé se lancer. Et on ne pourra pas s’engager dans une révolution agroécologique d’ampleur avec toujours moins de main-d’œuvre. Ce n’est pas vrai.
Ceux qui vendent des drones pour l’« agriculture de précision » disent que c’est possible, mais il va falloir qu’ils m’expliquent comment. Pour travailler la terre, il va falloir de la main-d’œuvre. Or, on en a de moins en moins. Dans les dix prochaines années, un quart des agriculteurs vont partir à la retraite, et un tiers d’entre eux ne savent pas à qui ils vont transmettre leur ferme.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : ©Laurent Guizard