On en agro !

Les journalistes veulent-ils la fin de l’agriculture ?

On en agro !

par Sophie Chapelle

Une note interne révèle la manière dont un lobby agro-industriel œuvre pour discréditer les journalistes qui enquêtent sur l’agroindustrie. On connaissait la fabrique du doute. L’offensive passe aussi par le dénigrement.

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C’est une note qui cible « le système Léraud ». Entendez par là, la journaliste Inès Léraud, connue pour ses enquêtes sur l’agro-industrie bretonne et les algues vertes. Ayant collaboré avec notre média basta!, Inès Léraud agrégerait une « mouvance qui s’aligne sur sa vision antisystème », regroupant aussi bien des journalistes « militants » que des médias (comme Splann !). Ces journalistes nourriraient une théorie du complot en usant « d’une réécriture militante de la réalité et des faits » pour « installer l’idée qu’il existe, en Bretagne, un cabinet noir » de ’’l’agrobusiness breton ». Ils auraient un objectif final : « vouloir la fin de l’agriculture et de la production alimentaire en Bretagne sans jamais rien proposer comme alternative ». Rien que ça.

Extrait de la note interne rédigée par Les Z'Homnivores titrée : "impossible de parler de Nicolas Legendre sans évoquer le système Léraud".
Extrait de la note interne rédigée par Les Z’Homnivores
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Les industriels bretons de la viande à l’offensive

Cette « note d’analyse » datée d’avril 2023, a récemment été révélée par le journaliste Nicolas Legendre, directement visé par ce texte. Flanquée du logo des Z’Homnivores, elle a été écrite peu après la publication par le journal Le Monde de sa série d’articles sur la face cachée de l’agrobusiness en Bretagne, et juste avant la parution de son ouvrage Silence dans les champs (éditions Arthaud), un livre-enquête en immersion dans le principal territoire agro-industriel de France.

Qui sont Les Zhomnivores ? Créée en 2017 suite à la recrudescence d’actions antispécistes (avec notamment des intrusions dans des élevages), cette association se présente comme « un collectif d’acteurs majeurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire » qui veut contribuer à un « débat ouvert sur nos modèles alimentaires » afin de « permettre à chacun de se nourrir librement ».

Les recherches menées par Nicolas Legendre montrent que cette association est en réalité la vitrine des industriels bretons de la viande. Parmi les structures fondatrices figurent l’antenne bretonne de l’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (Interbev Bretagne), l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne (UGPVB), l’Association bretonne des entreprises agroalimentaires (ABEA), le réseau Produit en Bretagne et l’association Agriculteurs de Bretagne.

Dénigrer malgré les données chiffrées

Selon les auteurs de la note, les journalistes se contenteraient d’aller chercher les déçus du système. « A raison de 300 000 emplois dans les secteurs agricole et alimentaire, il est évident que tout journaliste peut trouver quelques langues à délier » avance ce texte. C’est précisément cet argument qu’a utilisé Hervé Le Prince, directeur d’une agence de communication à Rennes et coordinateur des Z’Homnivores, sur un plateau de France Télévisions le 21 mai dernier.

Pour les tenants du système agro-industriel, les perdants seraient donc une minorité. Que disent les statistiques globales ? Entre 2010 et 2020, la France a perdu 100 000 exploitations agricoles, soit une baisse de 20 % en 10 ans, et même de 25 % à l’échelle de la Bretagne. Le taux moyen d’endettement des fermes bretonnes n’a lui aussi cessé de croître depuis les années 1980, atteignant 57 % en 2020, contre 42,9 % à l’échelle nationale. Selon la sécurité sociale agricole (MSA), ses assurés de 15 à 64 ans ont un risque de mortalité par suicide supérieur de 43,2% par rapport aux assurés des autres régimes dans cette même tranche d’âge. C’est aussi l’une des professions les plus vieillissantes, avec une moyenne d’âge de 50 ans.

Les auteurs de la note ne s’embarrassent pas de ces données. Pour eux, la remise en cause du modèle agro-industriel équivaut tout bonnement à revenir au « Moyen-Âge ». Cette rhétorique est d’ailleurs utilisée par le président de la FRSEA Bretagne (l’antenne régionale de la FNSEA, syndicat agricole majoritaire), pour qui « cette réorganisation a permis aux exploitants de sortir du Moyen-Âge ».

Des lobbyistes financés par des fonds publics

Ce travail de sape mené à l’encontre de journalistes d’investigation est financé par des fonds publics. Au moins deux des entités à l’origine de l’association Les Zhomnivores – Produit en Bretagne et Agriculteurs de Bretagne – bénéficient de subventions de fonctionnement, pointe Nicolas Legendre.

Or, le président de la région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard, s’est engagé en mai 2020 à défendre le droit des journalistes à faire leur travail et à enquêter sur tous les sujets, après avoir été interpellé par un collectif de 500 journalistes et professionnels des médias sur les difficultés d’informer sur l’agroalimentaire local [1]. « Je m’engage à participer au démantèlement de toutes les autocensures qui empêchent les journalistes de travailler sereinement » avait notamment affirmé le président de Région.

Face à la fabrique du dénigrement par le lobby agro-industriel, nous continuerons d’utiliser notre arme la plus précieuse : le journalisme d’investigation en toute indépendance, financé par nos lectrices et lecteurs, en accès libre pour toutes et tous.

Sophie Chapelle