« À jamais dans nos cœurs », « On n’oubliera pas », « Justice pour nos frères ». Place Henri Matisse, dans le 20e arrondissement de Paris, les tee-shirts blancs aux inscriptions noires sont distribués aux dizaines de personnes rassemblées en silence mercredi 4 mai. Dix jours plus tôt, dimanche 24 avril, peu après l’annonce des résultats de l’élection présidentielle, Boubacar et Fadjigui, deux frères, ont été tués sur le Pont-Neuf, dans leur voiture, par les balles d’un fusil d’assaut d’un policier.
Selon la police, ces tirs auraient suivi le refus d’un contrôle. La voiture aurait alors « foncé » vers un membre des forces de l’ordre qui se serait écarté avant que son collègue, 24 ans et encore stagiaire, ne tire dix cartouches de HK G36. Les deux frères à l’avant décèdent. Le troisième passager, à l’arrière, est grièvement blessé. Depuis, le policier a été mis en examen pour « homicide volontaire » sur le conducteur, « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » sur le passager avant et « violences volontaires » sur le passager arrière. La légitime défense n’a, à ce stade de l’enquête, pas été retenue.
Boubacar et Fadjigui avaient 25 et 31 ans. Ils ont grandi dans le quartier de Belleville, dans le nord-est de Paris. Leur famille vit désormais à ce qu’on surnomme « la Banane », un quartier situé entre Père-Lachaise, Ménilmontant et Gambetta. C’est de là, ce mercredi, que la marche blanche doit s’élancer. Sur la petite place Henri-Matisse, les visages sont fermés et les discussions peu nombreuses.
Dans l’appel à cette marche blanche, la famille appelait à avoir une « attitude respectueuse ». « Le mot d’ordre aujourd’hui c’est le recueillement. On ne répond pas à une quelconque provocation et on essaie de tout faire pour que ça se passe bien », souligne au micro Issa Coulibaly, un cousin de la famille et président de l’association Pazapas Belleville, dès le début du rassemblement. Dans cette perspective de recueillement, et malgré la présence de nombreux médias, la famille n’a pas souhaité s’exprimer. C’est également le cas de nombreux participants au rassemblement. « On veut éviter de jeter de l’huile sur le feu », souffle Ali*.
« Est ce que ça méritait de vider un chargeur de fusil d’assaut sur eux ? »
Certains, toutefois, acceptent de répondre à nos questions. Comme Paul* et Freddy*, la trentaine et proches amis d’un membre de la famille des frères tués. « On n’est pas spécialement impliqués dans la lutte contre les violences policières, mais c’est quand même important qu’on soit là aujourd’hui. Pour la famille déjà, mais aussi pour demander la vérité. » Les deux amis ne comprennent pas comment on a pu en arriver là : « Eux [la police] disent qu’ils leur ont foncé dessus. Nous on ne sait pas, on n’était pas là. Mais on connaît le rapport de la police avec nos quartiers. Alors forcément la question qu’on se pose c’est : est-ce que ça méritait de vider un chargeur de fusil d’assaut sur eux ? » Paul et Freddy craignent de ne jamais obtenir la réponse à cette question. « On aimerait savoir, mais on ne saura jamais. Si l’enquête conclut qu’il n’y a pas de légitime défense, je ne suis pas sûr qu’on le saura, ça envenimerait les choses… »
Edwige, elle, est venue avec Hawa, une amie à elle. Ces deux mères font partie de la brigade des Mamans du bas-Belleville, un collectif qui, pendant le confinement, avait lutté contre les amendes abusives contre leurs enfants. « On ne connaît pas directement la famille, mais nos enfants connaissaient Boubacar et Fadjigui. Dans le quartier on est une grande famille. » Hawa poursuit, « en tant que mère ça nous touche particulièrement, ça pourrait être nos enfants. Moi je leur ai toujours dit de faire attention. Pas à tous les policiers, mais juste de ne pas répondre, d’être prudent, on sait qu’on peut vite tomber sur l’un d’entre eux qui est raciste ». Les deux mères sont soulagées qu’il n’y ait pas eu d’émeutes à la suite du drame. « Je pense que le fait que ce soit le mois de ramadan a aussi apaisé les esprits », estime Edwige.
Une marche dans le calme et la dignité
C’est dans le silence que le cortège de plusieurs centaines de personnes – essentiellement des habitants et habitantes du quartier – s’élance vers la rue d’Orillon dans le 11e arrondissement parisien. « Le quartier où ils traînaient », glisse Freddy. Aucun slogan n’est lancé et le mot d’ordre de la famille, que la marche se déroule dans le calme et la dignité, est respecté. Au sein du cortège, certains militants sont également venus apporter leur soutien à la famille endeuillée. Le Comité Adama, qui lutte pour la vérité et la justice pour Adama Traoré, mort dans un contrôle de police en 2016, est, par exemple, dans le cortège avec la présence d’Assa Traoré et de Youcef Brakni. « Le climat actuel est dégueulasse, souffle ce dernier, on a vraiment la sensation que les policiers se lâchent en ce moment ». Des personnalités politiques sont également présentes. C’est le cas de Danielle Simonnet, candidate de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES) dans le 20e arrondissement de Paris et d’Éric Coquerel, député la France insoumise en Seine-Saint-Denis.
À l’arrivée du cortège, aucune prise de parole n’est prévue. L’émotion est vive. Un des frères prend quand même rapidement le micro. « On est tous le frère de l’un de l’autre. Restez soudés entre vous, il faut que ça soit des moments comme ça qui nous permettent de resserrer les liens. Merci beaucoup à tous d’être passés. Longue vie à tous. » Une rapide prière en mémoire des défunts est ensuite effectuée puis une salve d’applaudissements vient clore ce moment de recueillement.
Conformément aux ordres de la famille, les gens se dispersent rapidement, sans heurts. « La manifestation est déclarée jusqu’à 18h, on veut éviter toute possibilité de friction, explique Issa Coulibaly qui poursuit, peu importe la colère que chacun nourrit en lui, aujourd’hui c’était le temps du recueillement, c’est ce que voulait la famille et tout le monde l’a suivi, par respect de leur état d’esprit. Ce sont des gens discrets et calmes ». Il promet toutefois que « d’autres temps viendront », avec des prises de parole, notamment des avocats, pour que la vérité se manifeste. « Quelles que soient les explications qui ont été données sur les circonstances du drame, elles n’expliquent pas de se faire vider un chargeur de fusil d’assaut dessus. »
Présente dans le cortège, l’avocate de la famille, Bérénice Hahn de Bykhovetz, a fait un rapide commentaire. « Contrairement à ce qui a été dit ces derniers jours, la mise en examen pour homicide volontaire est parfaitement logique et justifiée. On pourrait plus s’interroger sur le défaut de placement en détention provisoire dans un tel dossier. » Une forme de réponse au syndicat de police Alliance qui a manifesté le 2 mai dernier contre la non-retenue de la légitime défense dans cette affaire et pour demander une « présomption de légitime défense » pour les forces de l’ordre. Dans le cortège, on ne préfère pas commenter cette manifestation. « Comment expliquer qu’un gamin de 24 ans, visiblement pas bien formé [il était encore stagiaire] puisse avoir une arme de cette taille ? », interroge tout de même Edwige. Une question parmi d’autres à laquelle l’enquête devra répondre.
* Les prénoms ont été modifiés
Pierre Jequier-Zalc
Photo de Une : En première ligne de la marche blanche, la famille des deux frères tués. ©Pierre Jequier-Zalc